Jazzdor #2 un samedi en or
Les peupliers du bord de l’Ill, les trios de Samuel Blaser et Andreas Schaerer, l’Ex Machina de Steve Lehmann et Frédéric Maurin avec l’ONJ ! Tout l’or de Jazzdor
Daniel Filipacchi, m’a-t-on rapporté lorsque je suis entré à Jazz Magazine, disait : “Mieux vaut un journal qui sort à l’heure avec des coquilles qu’un journal sans coquille qui sort après l’actualité. » C’est une réalité que j’ai souvent éprouvée en publiant mes comptes rendus de concert dans la nuit ou au petit matin du jour suivant. J’ai terminé et publié le papier ci-dessous sur les chapeaux de roue ce 12 novembre vers 14h pour me rendre coudes aux corps sans avoir déjeuné au premier concert de la journée dont vous trouverez le compte rendu au cours de cette nouvelle journée du 13 qui commence. Entre temps, j’ai pris le temps de corriger quelques coquilles et bévues dans le papier ci-desous dans une nouvelle version retouchée à 0h57 puis à nouveau à 7h avant de me rendre à la masterclass de Samuel Blaser, au risque de nouvelles bévues et coquilles, chaque relecture m’amenant souvent plus à récrire et compléter qu’à corriger.
15h : dans la belle acoustique d’une grande salle de répétition d’orchestre du Conservatoire de Strasbourg, Samuel Blaser – pour faire court –, en fait une identité tricéphale, Triple Dip, dont Samuel Blaser est le tromboniste, Billy Mintz le batteur, Russ Lossing le pianiste. Russ Lossing d’abord, une note énorme, profonde, une profondeur d’où tout va surgir et s’épanouir, comme au début de la Sonate en si mineur de Liszt. Lossing connaît probablement son Liszt, mais il en connaît bien d’autres et s’il faut lui supposer quelque héritage pianistique, il se s’arrête certainement pas aux gracieusetés que le piano jazz retient trop souvent de Ravel et Debussy. On pense à Bartok, Messiaen, Stockhausen… On pense aussi à Ran Blake pour l’angularité parfois brutale, à Paul Bley pour cette façon de faire sonner les entrailles du piano aux frontières du lyrisme et de l’abstraction.
Par quel hasard, quelle intuition, quelle préméditation, quelle télépathie le trombone jouera-t-il sa première note pile sur telle note finale d’un long développement solo du piano? Le grain du son, la palette timbrale, la virtuosité combinée des lèvres et de la coulisse, le vieil héritage ellingtonien qui le place au juste milieu entre la souplesse de Lawrence Brown et son trombone-violoncelle et l’expressivité fauve de Tricky Sam Nanton, ses growls et ses wha wha. Mais c’était au siècle dernier, et Samuel Blaser joue l’aujourd’hui, un aujourd’hui enraciné mais sans effet “photo souvenir” (et quand il s’y livre, c’est du côté de ses vieille amours pour Don Drummond, le tromboniste du ska, mais au sein de ce Triple Dip, il n’en laisse rien paraître).
Ping ! Nouvelle coïncidence ou transmission de pensée : c’est Billy Mintz qui fait son entrée sur un accent qu’ils ont pensé tous trois au même endroit sans concertation apparente. Billy qui ? Mintz, 76 ans, une carrière aussi bien remplie qu’elle est discrète, de Lee Konitz à Vinny Golia, d’Eddie Daniels à Perry Robinson, de Gloria Gaynor à Mark Murphy. On n’avait pas encore remarqué sa présence, un peu ronchon côté cour, l’œil clos. Ou peut-être seulement demi-clos, le regard aux aguets sous la paupière, le pavillon auriculaire déployé. Il fait penser à ce bruiteur que j’avais croisé dans le studio d’une dramatique radiophonique, arrivé en blouse grise avec un seau d’eau pour faire la mer, quelques ustensiles pour l’agiter, et d’autres pour simuler une porte que l’on ferme, que l’on frappe, que l’on cloue ou qui grince. On oublie sa batterie, on pense au seau; on oublie en tout cas ce que la batterie peut avoir de gracieux sous les frappes de Jo Jones ou Max Roach. La caisse claire est méchamment timbrée – il saura la détimbrer si nécessaire – la charleston demi-fermée ferraille, les balais utilisés comme cette collection de brosse que trimballait avec lui mon bruiteur. Ça me rappelle Sam Woodyard “clouant des planches” sur ce prodigieux Summertime de Duke Ellington (“Piano in the Foreground”) qui aurait pu servir de B.O. aux premières pages de Tandis que j’agonise de Williams Faulkner et ça colle à la perfection avec les côtés Ran Blake du piano de Russ Lossing. Et lorsque soudain, le swing apparaît dans le cours du concert, soutenu à la main gauche du piano d’une authentique walking bass, Mintz tire un merveilleux tapis de balais sur la caisse claire, ou fait admirablement dialoguer celle-ci avec le chabada alerte et un peu farceur de sa charleston, tardant à faire entrer la grosse caisse dans la danse avant de se livrer à un authentique solo de batterie.
Le reste du temps peut-on parler de solos. Et comment s’y prennent-ils pour se retrouver ensemble constamment dans ces dédales où ils s’aventurent. Ces dédales ? Des lignes rythmico-mélodiques plus ou moins longues, évoquant les lignes brisées de l’Anthony Braxton des années 1970, qui semblent s’allonger et se développer au fil des reprises, parfois de courtes formules mais qui pourraient bien provenir de compostions plus longues. Déjà jouées dans leur entièreté ? Une impression de déjà entendu que Blaser me confirmera après le concert, des fragments de partitions pouvant se mêler à des morceaux dont elles sont étrangères. Fragments constamment transfigurés par des changements de couleurs, de tempo, de phrasé… Avec toujours cet ensemble dont on ne sait toujours pas s’il relève de l’intuition, de l’anticipation, de la télépathie ou d’un scénario précis, appris par cœur, sans une partition visible sur scène (ça n’est jamais que leur cinquième concert sur ce programme). Une chose me sera confirmée plus tard : pas de scénario pré-établi. Tout peut arriver.
Et de ces dédales où ils nous entrainent derrière eux, on sort émerveillés. On rappellera le trio deux fois, dont la reprise de Love Song From Apache (la chanson d’amour du film Apache de 1954, composée par David Raskin et reprise en 1962 par Coleman Hawkins avec Tommy Flannagan sur “Today and Now”). Émerveillement que l’on poursuivra sur disque avec la sortie sur le label du festival, les Jazzdor Series, “Roundabout / Triple Dip”, deux groupes en un : le duo Blaser/Lossing et le trio Triple Dip.
20h30 : sur la scène de la grande salle de concerts, le chanteur suisse Andreas Schaerer (révélé dans les années 2010 avec le sextette Hildegard Lernt Fliegen) présente son nouveau programme “Evolution” avec un vieux complice, le guitariste finlandais Kalle Kalima, et le contrebassiste-bassiste électrique américain Tim Lefèbvre qui du haut de sa réputation acquise auprès de personnalités aussi diverses et prestigieuses que David Bowie, Wayne Krantz ou Donny McCaslin, s’implique corps et âme dans ce “tour de chant”. Car il s’agit de chansons, de chansons pop, affranchies cependant des formats orchestraux conventionnels, osant le dynamisme et les contours grossièrement ébarbés proposés par ces deux comparses, plus acteurs de plein droit qu’accompagnateurs, chansons portées par une voix à la virtuosité jamais gratuite, polymorphe, aux possibilités extrêmes. À retrouver ce mardi 14 novembre à D’jazz Nevers, et le 15 à Paris au Studio de l’Ermitage.
22h : sur la même scène, l’ONJ dans le programme conçu par Frédéric Maurin (direction compositions) avec Steve Lehmann (sax alto, compositions) et l’informaticien de l’Ircam Serge Lemouton, plus le personnel de cet ONJ à géométrie variable : Jonathan Finlayson et Fabien Norbert (trompette), Christiane Bopp et Robinson Khoury, ce dernier remplaçant au pied levé Daniel Zimmermann (trombone), Fanny Meteier (tuba), Fanny Ménégoz (flûtes), Catherine Delaunay (clarinette, cor de basset), Julien Soro (sax ténor, clarinette), Fabien Debellefontaine (flûte, clarinette, saxophone baryton), Stéphan Caracci (marimba, vibraphone, glockenspiel), Chris Dingman (vibraphone), Bruno Ruder (piano, synthétiseur), Sarah Murcia (contrebasse), Rafaël Koerner (batterie). Un début de concert très affecté par une panne de sonorisation. Elle nous a privé de la lisibilité des vents qui d’emblée sur le disque déploie la splendeur de cette extraordinaire palette orchestrale, et en particulier de la section d’anches à un moment où Steve Lehmann est en première ligne et à cet autre où il se livre à une chase haletante avec Julien Soro dont témoigne le disque. On n’en portera que mieux son attention sur la première soliste de l’orchestre après Lehmann, la grande contrebassiste Sarah Murcia, sur le formidable pupitres de xylo-vibraphone (Caracci et Dingman), sur le solo Bruno Ruder qu’il ne jouerait pas plus intensément si l’on venait de lui apprendre que c’est le dernier de sa vie, et sur l’élégance permanente de la frappe de Rafaël Koerner dans ce parcours rythmique et formel semé d’embûches.
Par chance, les choses sont revenues à la normale et l’on put jouir de la diversité des textures où les timbres acoustiques se mêlent aux écritures préalables et aux réactions de l’informatique selon un double dispositif que notre confrère Nicolas Dourlhès de Citizen Jazz a très bien dans un rapport d’entretien très éclairant avec Jérôme Nika, concepteur dans le cadre de l’Ircam du logiciel de traitement du son baptisé Dicy2. Les deux moments les plus spectaculaire, et totalement assumés, de cette rencontre entre la machine et l’instrument traditionnel auront été les entrées de morceaux confiées à Christiane Bopp et Fanny Ménégoz. Si j’avais déjà remarqué la pertinence de cette dernière lors de la répétition générale avant création le 11 février 2022 , je me prête à citer les propos de Jérôme Nika relevés par Dourlhès :
« Je me souviens de Fanny Ménégoz qui a compris très vite, et de manière non formalisée, comment jouer pour amener le système à ralentir le tempo afin d’initier la séquence orchestrale suivante. De toutes manières, le logiciel dépend à la fois du musicien qui capte le type de jeu qui va amener dans telle direction et de la personne qui le paramètre (en l’occurrence Steve Lehman, Frédéric Maurin, Dionysios Papanikolaou, ingénieur du son en live – en l’occurrence, à Strasbourg, Serge Lemouton – ou moi). C’est nous qui indiquons le comportement que le logiciel doit avoir. En soi, il ne prend des décisions locales que parce qu’on lui a demandé d’avoir tel comportement. Mal nourri, il ne donnera rien. »
”Coup de bluff ? Se conjuguent ici les aspirations de longue date de Steve Lehman et Frédéric Maurin. Pour ce dernier qui a su faire de l’ONJ un outil orchestral à la disposition d’autres compositeurs, bâtir un répertoire largement ouvert et élargir les missions de l’institution à travers notamment la création d’un Orchestre des jeunes destiné à rejouer le répertoire français “historique” selon un bel échange intergénérationnel, Ex Machina est tout à la fois l’œuvre maîtresse de son ONJ et l’aboutissement d’un travail commencé au début du siècle avec Ping Machine et qui l’a conduit non à s’emparer du gadget électro pour une vaine gesticulation, mais à approcher patiemment de ce double objectif consistant à interagir avec la machine et à pénétrer au cœur du son, sur les pas des pionniers de la musique spectrale, Gérard Grisey et Tristan Murail ; démarche où l’avait précédé Lehman qui a étudié avec ce dernier à la Columbia University et qui a expérimenté dans ce domaine avec “Travail, Transformation and Flow” (2009, avec déjà Jonathan Finlayson et Chris Dingman) et “Mise en Abîme“ (2014). Et cette matière vibratile, conflictuelle et diaprée, Ex Machina réussit à la mettre en mouvement, en musique. Ce que fera l’ONJ encore ces jeudi et vendredi prochains au Petit Faucheux de Tours, après avoir joué le 10 à Vincennes… et c’est tout!
Jazzdor aura été le seul festival français à programmer Ex Machina. En pleine tendance “electro”, en plein questionnement sur l’intelligence artificielle (ce à quoi Jérôme Nika n’aspire d’ailleurs absolument pas, voir l’article de Dourlhès, l’enjeu étant ailleurs), l’indifférence qui aura accompagné ce projet, tant parmi les organisateurs que dans les médias (en France, voir l’accueil enthousiaste de Downbeat aux États-Unis, et les concerts programmés hors de l’Hexagone) participe de la grande aberration du monde contemporain. En cette époque où, comme le chantait Andreas Schaerer, l’être humain est sensé être capable de surveiller les cours de la bourse sur son portable tout en téléphonant et en tendant sa carte bleue à la serveuse du supermarché, la part de cerveau disponible pour l’écoute musicale n’est peut-être plus suffisante pour accueillir autre chose qu’un couplet-refrain, calibré par le métronome d’une grosse caisse, des mélodies et des harmonies élémentaires. Du moins les organisateurs et les médias, l’œil sur la billetterie et l’audimat, se sont-ils épargné tout effort d’imagination. Franck Bergerot“