Enjoy Jazz 25
Du 2 octobre au 4 novembre s’est tenue la 25e édition du festival Enjoy Jazz, réparti entre les villes voisines de Mannheim et Ludwigshafen des deux côtés du Rhin, et un peu plus au Sud, dans la ville universitaire d’Heidelberg. Avec sa durée d’un mois, la manifestation propose une programmation d’un rare éclectisme, avec, outre les concerts (parmi lesquels d’ambitieuses créations), des rencontres, films, conférences, séances d’écoutes, au rythme d’un ou deux événements par jour.
La première moitié du festival a ainsi donné à entendre des artistes aussi divers que Kahil El’Zabar, Lakecia Benjamin, Aki Takase, Arild Andersen, Nils Petter Molvaer, Jason Moran… Votre rapporteur s’est fixé sur une période entourant un événement exceptionnel : la relecture de l’album « The Shape of jazz to come » d’Ornette Coleman par son fils Denardo flanqué d’un groupe de pointures et d’un orchestre philharmonique. Cette soirée était entourée par les duos de Tania Giannouli & Nik Bärtsch, Sylvie Courvoisier & Mary Halvorson, et le trio d’Akira Sakata. Grands écarts stylistiques ? Sans doute. Qui s’en plaindra ?
Enjoy Tania Giannouli & Nik Bärtsch (BASF-Gesellschaftshaus, Ludwigshafen)
Tania Giannouli (p), Nik Bärtsch (p)
Le concert est présenté, comme les suivants, par le directeur artistique Rainer Kern. Présents dans le circuit des festivals de jazz, les deux artistes n’appartiennent pourtant pas au genre, même en lui prêtant une acception étendue. Giannouli assume ne pas relever de l’idiome. Chez la Grecque et le Suisse, des racines décidément autres, la culture des musiques classique et contemporaine du Vieux continent (de Bach à Ligeti et Penderecki en passant par le romantisme) mais aussi, et ce n’est pas un paradoxe, du minimalisme et des musiques électroniques à forte teneur rythmique, de type Kraftwerk, dont ils donnent parfois une sorte de version acoustique. Oubliez le bebop comme le free jazz. Tous deux compositeurs, leurs approches s’avèrent tout à fait compatibles. Ils se quittent rarement du regard pendant la performance. Elle impressionne, d’une précision d’horloge, sans le moindre faux pas. On imagine la discipline que cette exactitude exige. Tout le piano est mis à contribution, via diverses préparations et jeu percussif sur les cordes et le cadre, avec les mains, des baguettes et gommes. Le clavier de Bärtsch sonne parfois comme un clavecin, ou s’inscrit en écho aux notes de sa partenaire virtuose. On oscille entre lyrisme mélodique – surtout pris en charge par Giannouli – et motifs répétitifs – surtout par Bärtsch – les rôles pouvant s’inverser momentanément. La structure obsessionnelle et mécanique de certaines pièces est contrebalancée par des embardées exaltées. Une danse à deux sur le fil. Des techniques en usage dans l’improvisation sont mises à profit pour jouer sur la projection du son, les modulations allant de l’étouffement des notes à des effets qui leur donnent du relief par contraste, avec une idée de continuité plutôt que de rupture. On passe d’une pièce rapide à une autre au tempo moyen, antienne mélancolique et fantomatique. Pour infaillible qu’elle soit, l’exécution n’est pas dénuée de légèreté. Cet art possède une vraie force d’immersion et d’évocation narrative. La suite s’avère plus abstraite et sombre, et pourrait amplifier une scène d’angoisse dans un film. Le répertoire a tout pour devenir un album promis au succès.
En chemin vers le concert suivant, j’ai l’occasion d’écouter le titre One for Archie par Moor Mother, Nicole Mitchell et Nduduzo Makhathini, enregistré la veille en une prise. Un inédit merveilleux en l’honneur d’Archie Shepp, absent du festival où il devait se produire en duo avec Moor Mother et en quintet.
Enjoy Denardo Coleman “The shape of jazz to come” (BASF-Feierabendhaus, Ludwigshafen)
Denardo Coleman (dm), Nicole Mitchell (fl), Moor Mother (voc), Jamaaladeen Tacuma (elb), Lee Odom (as), Isaiah Collier (ts), Mary Halvorson (elg), Nduduzo Makhathini (p) + Ernst Theis (cond), Orchestra Deutsche Staatphilharmonie Rheinland-Pfalz
La salle est la même que celle où « Sound Grammar », dernier album officiel du musicien disparu en 2015, a été enregistré. L’imposante production implique un orchestre au complet en plus des musiciens américains – et un Sud-africain. Chaque pièce de l’album de 1959 est reprise dans des arrangements concoctés par des artistes parmi lesquels sont présents la flûtiste Nicole Mitchell et le leader. Denardo a fait partie des groupes de son paternel dès son jeune âge, mais n’était pas de la création de l’album, largement antérieur. Le show a une dimension pédagogique via les présentations du batteur. Les jazzmen & women sont à l’avant-scène, l’orchestre plus éloigné et peu visible depuis les premières rangées, à l’exception du chef qui, logiquement, tourne le dos au public. On entend ainsi des instruments que l’on n’aperçoit pas, tel un batteur qui remplace ou seconde parfois Coleman. Pas facile de rendre compte, après une seule écoute, d’un déroulé riche en événements.
Eventually est arrangé par Nicole Mitchell. L’orchestre tire les premières salves, rejoint par le groupe, Tacuma se fendant d’un véloce walking à la basse électrique. « Sweet » Lee Odom prend le premier solo au sax alto et l’on découvre une formidable instrumentiste, impression confirmée par la suite. Idem avec Isaiah Collier dont les beaux développements en souffle continu en imposent. Les vents puis les cordes les accompagnent, avec, au premier plan, la batterie sonore de Coleman. La poétesse et récitante Moor Mother – l’une des artistes en résidence cette année, avec cinq interventions au programme – apparaît. Déclamée d’une voix grave, tantôt amène tantôt impérieuse, sa poésie s’adapte à tous les contextes. Un bon début, plein de fraîcheur. Peace est présenté dans un arrangement plus classique de Craig Harris, avant un Chronology (par David Sanford) qui conserve le swing fracturé de l’original. Les jazzmen jouent le thème, et les cordes apparaissent bien sages, si on les compare à celles du London Symphony Orchestra sur « Skies of America ». Tacuma et Odom se livrent à un réjouissant duel, mais la complexité de la partition paraît forcée; davantage de simplicité aurait bénéficié à la pièce. Pour Focus on sanity/Psychobabble (arrangé par Nick Dunston), un rythme afro-funky accueille à nouveau Moor Mother. Nous voici au cœur d’une fiesta soul, une joyeuse offrande qui voit danser les membres de l’octette, tout sourires.
Ramblin’, extrait de « Change of the Century », écope d’un arrangement de Denardo, et confirme l’éternelle modernité de cette esthétique. Congeniality / & yonder (par Carman Moore) présente le traitement le plus concluant de la soirée. Mary Halvorson sort un moment de ses gonds pour livrer un chorus libertaire. Puis vient Times Square, ralenti par rapport à la frénétique version originale – est alors abordé le répertoire de Prime Time, excellent groupe dont les albums n’ont pas eu les honneurs de la réédition discographique depuis leur parution initiale. Une version alanguie de Lonely woman / Donna sola, abbandonato in questo deserto popoloso (par Pamela Z) clôt la soirée.
Enjoy Sylvie Courvoisier & Mary Halvorson (Betriebswerk, Heidelberg)
Sylvie Courvoisier (p), Mary Halvorson (elg)
La pianiste et la guitariste ont signé deux albums, le premier sur Relative Pitch, le second sur Pyroclastic. Un troisième devrait suivre, sur la base d’un répertoire en partie renouvelé lors de ce récital matinal. Les deux femmes lancent les débats avec une pièce à tiroirs, du délicat au fortissimo, menée avec leur dextérité coutumière. Courvoisier dispose et disperse des objets dans le cadre. Les saisissants effets de déphasage d’Halvorson sont présents, moins cependant que lors de la première tournée du duo voici déjà cinq ans. De sa plume, Bent yellow passe par plusieurs épisodes, chaque instant regorgeant de bonnes idées; Moonbow semble marqué par une influence asiatique, avec peu de notes, tissées comme de la dentelle. Courvoisier martèle les extrémités du clavier. Une composition anguleuse séduit par son énergie crescendo et sa fin décidée. Le public est attentif et la sonorisation parfaite. Autre pièce de la pianiste, The disappearing hour, tirée de l’album portant presque le même titre. Les pièces d’Halvorson se signalent par davantage d’excentricité formelle, et les sons atypiques qu’elle tire de son instrument passent autant par la manipulation des cordes que celle des pédales. Elle produit des boucles et abrasions électroniques tandis que sa consœur, par des moyens différents, crée des bruitages dans le piano. Chaque titre se signale par une idée forte, menée au bout de sa logique. Esmeralda évoque la traversée d’un océan en pleine tempête, avant une éclaircie parmi des cieux chargés. Puis vient un morceau tout frais, joué pour la deuxième fois seulement. Au rappel, Courvoisier rend à son tour hommage à Ornette Coleman, avec Eclats for Ornette, imaginé au moment de la disparition du saxophoniste. Par la témérité de l’écriture comme de l’interprétation, c’est pour cet auditeur un grand plaisir d’écoute.
Enjoy Akira Sakata (Betriebswerk, Heidelberg)
Akira Sakata (as, cl), Kazuhisa Uchihashi (elg, elec), Mani Neumeier (dm)
Le set débute sans signal de départ ni attente du silence dans la salle. Le guitariste produit des boucles sur lesquelles il rejoue, le batteur d’emblée animé, et le leader, debout et droit, garde les yeux fermés. Imperturbable, il promeut un jeu mesuré, tandis que ses partenaires papillonnent de manière désordonnée et que la musique ne s’agrège jamais vraiment ni ne cherche à le faire. Sakata trace un chemin lyrique, constitué de longues phrases sur toute la tessiture. Du free multiforme, soutenu par une énergie peu commune. De l’improvisation sans repères ni concertation. Sakata s’empare de deux soucoupes métalliques et ramène le calme avant de passer à la clarinette. Sur un rythme limpide, on apprécie son jeu sur l’instrument, à la grammaire relevant du jazz pour le coup. Il livre un solo absolu des plus feutrés. Uchihashi bricole dans les basses, tandis que le batteur semble plus à l’aise dans un jeu rythmique que dans l’improvisation sans entraves. Ni américaine ni européenne, cette approche sui generis relève du jazz, du rock, de la noise, avec un état d’esprit punk et des spécificités japonaises dans le travail vocal halluciné de Sakata, fait d’intenses grognements, avec ou sans paroles. On n’est pas loin de Keiji Haino ou Yamatsuka Eye, et l’on passe du minimalisme au maximalisme et vice-versa. Une clochette signale la fin des échauffourées, menées par une guitare cinglante. On a aperçu dès l’arrivée une grande quantité de percussions est disposée au sol : gongs, cloches, assiettes… Neumeier descend de son estrade pour manipuler ces percussions de pierre, métal et céramique, sur des paysages sonores éthérés : le zen après le maelstrom. Il s’agissait moins d’un concert que d’un processus de création sans début ni fin, dont on a été les témoins d’un soir. Un rappel rentre-dedans, avec une guitare acide, un swing forcené et un Sakata habité constitue le feu d’artifice final. Le trio est très applaudi par un public nombreux. David Cristol