Michel par Petrucciani, épisode 1
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Je suis né d’une mère d’origine bretonne, Anne, et d’un père d’origine italienne, Antoine – Tony. Mon père joue de la guitare, mon frère Philippe aussi, et mon autre frère, Louis, de la contrebasse. Aussi loin que je puisse remonter dans ma mémoire, je me souviens avoir toujours baigné dans la musique. Dès l’âge de 3 ans, j’ai été captivé par le guitariste Wes Montgomery. Mon père écoutait tout le temps ses disques lorsqu’il travaillait sa guitare. Moi j’écoutais, fasciné par le son, le tempo, les phrases et le swing de Wes. C’était chaud, fort – c’était un peu mon père quoi… Dans la famille, on est musicien de père en fils. Le père de mon père était napolitain et jouait aussi de la guitare. Ma naissance a dû être un choc pour ma famille. En 1962, ma maladie, l’ostéogénèse imparfaite, on ne la connaissait pas très bien. Avant l’arrivée d’un vrai piano à la maison, il y a eu ce piano jouet que mes parents m’avaient offert, et que j’ai cassé parce qu’il ne sonnait vraiment pas comme ce que j’avais entendu. Cette anecdote a fait fureur, et a souvent été reprise, bien qu’elle ne m’ait pas marqué outre mesure. Ce n’est pas ça qui a changé ma vie. Le vrai son de piano, je l’avais entendu, et surtout “vu” dans une émission de télévision. Le pianiste, c’était Duke Ellington. Un grand moment de télé pour moi, un peu comme quand mon père nous avait réveillés, mes frères et moi, pour les premiers pas sur la Lune. Mais Duke… Ce grand piano, la beauté de cet instrument. Un immense souvenir, sonore et visuel. Je n’ai jamais voulu savoir quelle était cette émission, c’est comme un rêve que je ne veux pas démythifier.
Mon père travaillait beaucoup, il faisait surtout des bals. C’est un homme timide, très prude, très italien : avec lui, il ne faut pas trop parler de choses personnelles. Quand je l’appelle et que je lui dis : « Je ne te dérange pas ? », il me fait : « Comment ?! Mon fils, me déranger ? Michel, ne dis pas ça… » Ma mère aussi travaillait beaucoup, elle faisait des retouches, des ourlets, le plus souvent à la maison, mais aussi pour un tailleur. Mes frères allaient à l’école, moi je restais à la maison. Nous sommes partis pour Orange quand j’avais 6 ans, et nous nous sommes installés à Montélimar. J’ai de bons souvenirs de cette époque. Je me rappelle mon père répétant dans le garage… Bien qu’il n’ait jamais eu d’argent, il n’a jamais manqué de quoi que ce soit, et a toujours voulu pour lui et sa famille ce qu’il y avait de mieux. Nous avions une petite villa, une voiture, le téléphone, la télé – ce qui n’était pas si courant à l’époque. Le confort moderne quoi. Je n’ai pas le sentiment d’avoir été malheureux ou d’avoir souffert. Mais je sais que mes parents galéraient. Il fallait payer tout ça, et le loyer. Les fins de mois devaient être difficiles. A 5 ou 6 ans, je suis allé écouter Count Basie au Théâtre Antique d’Orange. C’était rare de sortir pour un môme, car nous étions élevés à la dure : à sept heures du soir, au lit ! Mais c’était une soirée particulière, nous nous étions tous habillés pour l’événement. Je les ai vu déballer leurs instruments, et Basie est venu me parler, il a posé sur ma tête cette casquette de marin qu’il avait tout le temps, et a dit un truc en anglais dont je ne me souviens plus. »
(À suivre.)