Michel par Petrucciani, épisode 4
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Il y a quelqu’un avec qui j’ai beaucoup travaillé au milieu des années 1970, c’est le trompettiste Alain Brunet qui, plus tard, est devenu chef de cabinet de Jack Lang ! Il vivait à Valence, on allait s’éclater ensemble dans des petits clubs. Il était, et est resté, un pote. C’est un mec sympa, charmant, simple. A l’époque, c’était un peu mon boss, mon leader. Il y avait mon frère à la contrebasse et Jacques Bonnardel à la batterie. C’est Alain qui m’a fait jouer avec le trompettiste Clark Terry, lors d’un festival de jazz, à Cliousclat dans la Drôme, et dont le programme comptait toujours un international special guest. Cette année-là, c’était donc Clark Terry, avec moi au piano, mon frère, Bonnardel et le big band d’Alain. Ç’a été mon premier “grand” concert. J’avais 13 ans. J’étais déjà connu dans la région, ma famille aussi, comme une famille de musiciens. Dès qu’un groupe passait près de Montélimar, il s’arrêtait dans notre magasin pour acheter du matériel. Nous avions une petite réputation, les musiciens se disaient entre eux : « Si tu veux acheter des cordes ou des baguettes, va chez les Petrucciani, c’est une famille qui aime la musique. » Et bien sûr, quand des musiciens passaient, j’avais droit à l’inévitable « Michel ! Viens jouer pour le monsieur… » Quand c’étaient des musiciens américains, ils étaient plutôt surpris, certains avaient même du mal à y croire : nous étions à Montélimar, dans une maison paumée au milieu des champs de blé, et on jouait Take The A Train, In A Sentimental Mood, avec les harmonies et tout… Nous les franchouillards, qui ne parlions pas un mot d’anglais ! Les Américains en étaient sur le cul ! Pour eux, nous étions des sortes de paysans. Montélimar, la Drôme, ils se demandaient où ils étaient tombés… J’ai des cassettes de cette époque, ça joue, c’est très audible, même avec mes oreilles d’aujourd’hui ça passe… J’imagine l’effet qu’on devait faire, ils pensaient sans doute être tombés dans un village de sorciers. C’est comme si nous nous débarquions dans un bled du Mississippi et que des mecs nous jouent une bourrée auvergnate… Plus tard, en 1977, j’ai rencontré Kenny Clarke, qui passait au Théâtre de Montélimar ; il était en tournée avec Daniel Humair et Charles Saudrais, une sorte de Drum Meeting. C’est Daniel qui montait et démontait la batterie de Kenny – par respect, Kenny était déjà fatigué… Je jouais en première partie avec mon père et mon frère. Quand il a vu deux mômes jouer du jazz, Clarke s’est approché : « Hey man, beautiful… » Très américain. Nous étions contents, fiers, on a fait une photo, mais il n’y a pas eu vraiment rencontre. Humair, en revanche, a essayé de me faire monter à Paris, il en a parlé à mon père : « Je voudrais prendre Michel avec moi, faire un disque avec lui et Ron Carter… » Mon père a dit que je n’étais pas prêt. Moi, je l’aurais bien fait, mais aujourd’hui je pense qu’il avait raison : je me serais “ruiné”. Mon père a une grande sagesse. Par rapport à ma vie et ma carrière, il a été un peu visionnaire. »
(À suivre.)