Michel par Petrucciani, épisode 16
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Je n’ai jamais été obsédé par une reconnaissance mondiale, mais Blue Note me donnait l’occasion de vivre mon rêve américain, de travailler avec des Américains dans une boîte américaine, distribuée aux Etats-Unis. J’étais arrivé à être considéré comme un musicien américain, avec des collègues américains. J’étais américain ! Beaucoup plus qu’aujourd’hui, où je me suis un peu “refrancisé”, j’ai retrouvé mes racines. En fait, le vrai début de ma notoriété avec Blue Note, c’est quand j’ai fait “Music”, en 1989. Avant, il y avait eu “Michel Plays Petrucciani”, enregistré fin 1987. Deux trios, un sur chaque face, c’était mon idée. J’avais beaucoup aimé le disque “Supertrios” de McCoy Tyner avec deux trios différents par face – Elvin Jones, Tony Williams, Ron Carter… Je voulais faire quelque chose de ce genre (il y avait encore des 33-tours avec deux faces…). Aujourd’hui, avec les CD, il faut enregistrer plus de musique, au moins une heure, alors que vingt minutes par face, c’était bien – il ne faut pas oublier que je suis du Midi, faut pas trop m’en demander, la sieste, c’est important. Sur “Michel Plays Petrucciani”, il y avait le batteur Roy Haynes. J’ai travaillé beaucoup avec lui par la suite. Au départ, je voulais Jack DeJohnette et Gary Peacock, mais Peacock m’a fait observer : « Si tu prends DeJohnette, ce sera la rythmique de Jarrett, et ça risque d’être un peu trop proche. Pourquoi ne prends-tu pas l’idole de Jack, Roy Haynes ? Si tu ne peux pas travailler avec le musicien que tu veux, travaille avec son maître… » J’appelle Roy, qui est venu tout de suite. Après le disque, nous avons fait une longue tournée internationale. Aujourd’hui encore, nous nous voyons souvent. Le producteur de “Michel Plays Petrucciani” était Eric Kressmann, mon manager à l’époque. « J’ai attendu deux ans avant d’enregistrer mon disque suivant, “Playground”. Je travaillais alors avec le claviériste Adam Holzman, qui venait de quitter le groupe de Miles Davis. Très influencé par le son de ce groupe, la période “Tutu”, je voulais faire quelque chose d’électrique, et Adam a apporté une couleur milesdavisienne dans ma musique, des sons de synthé qu’il avait programmés pour Miles. “Playground” a été mon avant-dernier disque pour Blue Note, il m’en restait un à faire, et ç’a été “Promenade With Duke”, le premier disque en solo que j’aie vraiment désiré. Et qui est encore lié à une femme… J’étais en pleine douleur, la mère de mon fils venait de me quitter. J’ai enregistré ce disque tout seul, à New York, avec Adam, en buvant pas mal de vodka, parce que j’allais vraiment mal. J’étais dans une grande maison, seul, avec la femme de chambre, une Haïtienne. C’était en pleine guerre du Golfe, on regardait la télé l’après-midi, je travaillais avec Adam. J’avais une amie italienne, Gilda Butta, que je connaissais depuis dix ans, une musicienne classique, qui était la pianiste d’Ennio Morricone. Et dans la douleur, la peine, nous nous sommes mis ensemble. Je suis tombé amoureux d’elle, et nous nous sommes mariés ! Elle m’a beaucoup appris, on jouait ensemble, du Rachmaninov. Avec elle, j’ai vraiment évolué techniquement et musicalement. Je lui avais dit que je voulais faire un disque vraiment en solo. Elle m’a beaucoup aidé. J’ai donc fait cet album en hommage à Duke Ellington, parce que c’est Duke qui m’avait donné envie de jouer du piano. Après “Promenade With Duke”, il y a eu encore un disque pour Blue Note, qui n’était pas prévu, “Michel Petrucciani – Live”. C’est moi qui l’ai produit. Comme je trouvais que le groupe tournait bien, j’ai insisté pour pouvoir en laisser un témoignage. Il y a un morceau, Miles Davis Licks, où je cite des phrases de Miles… C’est marrant, j’ai joué ce morceau avec John Scofield à Copenhague, au club Montmartre, et en lisant la partition il s’est exclamé : « Putain, ce Miles, il a vraiment une façon particulière de composer… » J’ai souri, et je lui ai dit que c’était moi qui avais écrit ça… Et puis chez Blue Note, j’ai commencé à m’emmerder. Ils avaient signé d’autres artistes, je n’étais plus le seul Européen. Or j’avais envie d’être un plus grand poisson dans un plus petit bocal… » (À suivre.)