Michel par Petrucciani, épisode 17
Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.
« Avant “Music”, je vendais entre 10 et 20 000 disques aux Etats-Unis et moins de 10 000 en France. C’était bien, mais pas extraordinaire. Et puis j’ai fait ce disque, avec un groupe “électrique”, pour une musique un peu plus “facile”, je suis entré un peu plus dans la chanson, et sorti un peu du jazz. Le mot “facile” ne me gêne pas, j’avais envie de faire une musique plus accessible, des chansons plus que des thèmes de jazz. Ç’a été le début de ma carrière en tant que compositeur de chansons, d’une musique parfaitement lisible. Très vite, j’ai été très critiqué, à cause de cette musique, à cause de ce groupe électrique… Dans “Music”, il y avait Looking Up, et Eric, qui était encore producteur, m’a dit : « Il n’est pas mal ton petit morceau mais on va le mettre à la fin… » Je lui ai répondu : « T’es fou, ce morceau est super ! On va le mettre en premier ! » J’y tenais absolument. Et il a beaucoup plu, d’emblée. Je suis passé à 90 000 albums vendus en France ! Mais je ne m’en suis pas vraiment aperçu, je ne recevais que peu de royautés, à cause de mon contrat merdique… J’en ai vendu à peu près 100 000 aux Etats-Unis. Ça devenait sérieux. Un jour, un ami, qui était manager de Johnny Clegg, est allé dans les bureaux de EMI pour signer un contrat et, à la réception, il a vu un énorme agrandissement de la pochette de “Music” ! Il m’a appelé : « Michel, tu es une star, ils ont mis ta photo à l’entrée des bureaux ! » A partir de là, j’ai fait tout ce que j’ai voulu avec Blue Note. Quand j’arrivais dans les bureaux, tout le monde s’affolait. Ce n’était plus « Attendez, on va voir s’il est là… » : les portes s’ouvraient en grand. Dès que ça marche, on vous parle autrement dans une boîte, et pas qu’aux Etats-Unis. C’est partout pareil. Ça m’a aussi ouvert les portes pour les concerts, j’étais beaucoup plus demandé, je touchais plus d’argent. J’étais sorti du cadre du “pianiste de jazz”, j’étais devenu un peu plus populaire à ce moment-là en tout cas. Moi, je joue pour les gens. Je ne suis pas assez prétentieux pour dire qu’il faut être un connaisseur absolu pour apprécier ma musique. Sans faire la putain, je veux toucher les gens. Pourquoi le jazz devrait-il être réservé à une élite ? Après “Music”, il y a eu le Manhattan Project avec Wayne Shorter, le bassiste Stanley Clarke, la chanteuse Rachelle Ferrell… C’est le batteur Lenny White qui avait organisé cette rencontre. Il avait d’abord pensé à McCoy Tyner au piano. Mais McCoy, je pense, a dû avoir des exigences financières excessives. Lenny, qui avait fait “Music” avec moi, a dit aux gars de Blue Note qu’on pouvait compter sur moi, et qu’en plus j’étais de la maison ! J’ai reçu un coup de fil de Lundvall alors que j’étais en tournée en France. Il m’a proposé de venir trois ou quatre jours à New York pour faire un disque. C’était très bien payé : je crois que j’ai eu le cachet que devait avoir McCoy au départ, 26 000 dollars, et un aller-retour en Concorde ! J’ai dit oui tout de suite. Je suis arrivé, on a répété et fait le disque et la vidéo en trois jours. J’ai aimé ça. J’ai adoré travailler avec Stanley Clarke, un type très sympa. J’aime beaucoup toute la partie électrique du disque, mais pas quand Stanley joue de la contrebasse. Et Wayne [Shorter], superbe… Blue Note avait bien fait les choses, nous avions chacun une loge, et tous un cadeau personnalisé. Moi, en tant que Français, ils m’avaient offert deux superbes bouteilles de Bordeaux, avec un petit mot. A un moment, Wayne est venu me voir : « Michel, je pourrais te parler après la session ? » Je me suis dit : « Il va peut-être me proposer du boulot, on va peut-être faire quelque chose ensemble… » J’étais content. L’enregistrement terminé, il revient : « Je peux te voir maintenant Michel ? – Bien sûr, Wayne ! » Et le voilà qui montre du doigt mes deux bouteilles et me demande s’il peut les emporter. J’ai dit oui, et hop, il s’est sauvé avec. Tout le monde croit que ma vie s’est déroulée très facilement, mais j’ai eu aussi des déceptions. C’en était une. » (À suivre.)