Guilhem Flouzat, Richard Sears et Martin Nevin au Théâtre Sorano
C’était hier, 14 janvier, à Vincennes au Théâtre Sorano dans le cadre de la programmation de Sorano Jazz, ce trio franco – new-yorkais qui s’est baptisé “Constant Stranger”.
Ils sont là, en haut de la colonne lumineuse qui contribue à éclairer la place Pierre Sémard ; ils semblent nous indiquer la direction à prendre pour les rejoindre en trois minutes à l’Espace Sorano… Daniel de son prénom, qui se souvient de Daniel Sorano ? Aurait-il deviné qu’il donnerait son nom à une programmation jazz annuelle, des plus exigeantes qui soient, puisqu’elle est conçue par Vincent Bessières.
La musique de ce soir est elle-même exigeante. On connaît le batteur Guilhem Flouzat qui combine si bien séduction et exigence ; allons “découvrir” –ils enregistreront lundi leur troisième album – les deux autres : Richard Sears (piano) et Martin Nevin (contrebasse). Et d’emblée cette exigeante séduction s’impose dans une première composition toute en noires régulières (appelées à tous les dérèglements) dont la mélodie et le rythme semblent se jouer sur la couleur des harmonies, les voicings improbables du piano, le choix des notes sur la contrebasse, la batterie résolvant son handicap harmonique par le sens du détail dans choix des timbres, baguettes et mailloches que Flouzat fait alterner entre ses mains dans une gestuelle élégante et gracieuse. Mais alors, est-ce que ça swingue ? Oui, d’emblée, Flouzat s’y entend, et s’entend sur ce point avec ses camarades, même s’ils optent pour une espèce de pointillisme qui circule comme un fluide à travers l’orchestre.
Tandis que progresse ce programme d’ambiances nocturnes, comme d’intérieur, dans une semi obscurité, parmi des murs et des meubles oubliés surgissant de l’ombre, me revient un événement récent. Nous avions pris le café en écoutant l’émission d’Antoine Guillot consacrée sur France Culture au cinéma, Plan large. Ce jour-là il évoquait les adaptations cinématographiques de La Recherche du temps perdu. Passionnant, avec cette réserve, cette appréhension : comme réduire le monument littéraire à une centaine de minutes sur une écran plat ? Peut-on – faut-il – montrer ce qui s’écrit ? N’est-ce pas à chacun d’en inventer et d’en projeter les images que l’écriture fait naître sur notre écran mental ? Les propositions du cinéma sont nombreuses, mais d’entre elles semblait s’imposer Le Temps retrouvé de Raúl Ruiz. Par chance, le film figurait dans notre dvd-thèque, sitôt glissé dans le lecteur, rideau tiré sur la lumière du jour.
Et c’est à ce que j’ai vu ce jour-là se raconter sur l’écran que me fait penser notre concert, où l’on n’est pas certain de comprendre lequel des personnages, quelle histoire, quelle voix même nous invitent à regarder et à écouter la caméra, le cadrage, le montage, montage-son tant que montage-image. C’est à ce genre de polyphonie que nous invitent Richard Sears, Martin Nevin et Guilhem Flouzat, où l’on peut se laisser balloter d’un instrument à l’autre ou s’abandonner à un flux et à ses remous, un flot puissant mais sans hâte, parfois retenu dans un lent tourbillon, avant de repartir vers l’aval. Sur le plan du langage musical auquel recourt cette étrange narration, on pense à des choses entendues qui nous sont soufflées par les présentations de Flouzat : Bartok, Messiaen. Loin des sempiternels élégances raveliennes, mais près de Bartok, Messiaen ou Scriabine (ce dernier nom soufflé lors d’une sobre présentation du concert en lever de rideau), de ceux-là même on évite néanmoins les clichés. La référence à Bartok annoncée pour un morceau particulier, et à sa relation aux musiques populaires qu’il a collectées, nous invitera bien à surprendre sous les doigts du pianiste une tournure de cymbalum, mais décidément non… aucune facilité nous est concédée, si ce n’est une forme d’emprise hypnotique dans les lentes tourbillons évoqués plus haut.
Mais c’est déjà le rappel et l’on nous annonce, comme un bonbon final, un standard. C’est le piano qui l’énonce, mais comme s’il cherchait à nous jouer tous les standards à la fois, puis lorsque ce dessine la deuxième ligne de Stella By Starlight, comme s’il cherchait à nous jouer de ce thème si propice aux ambiguïtés de tempo, toutes les parties à la fois… et je pense fugacement aux tensions de la version que lui fait subir Miles au Phiharmonic Hall en février 1964 et qu’exagère encore Tony Williams au Plugged Nickel quelques mois plus tard. Et c’est cependant sans regret que j’abandonne ce souvenir pour reporter mon attention, dynamisée par ce détour, sur la contrebasse de Martin Nevin qui – timbres et appuis – me rappelle Charlie Haden et la batterie Guilhem Flouzat qui assure la dérive du trio sur le flot de cette immémorielle mélodie.
Revenu sur la place Pierre Sémard, l’autre côté de la colonne publicitaire lumineuse aperçue en sortant deux ou trois heures plus tôt nous annonce le double concert de Marilyn Mazur et du Transatlantic Ave. Septet de Joëlle Léandre attendu ce jeudi 25 janvier à l’Auditorium Jean-Pierre Miquel de Vincennes dans le cadre du festival Sons d’hiver. D’ici là, j’aurai quitté la région parisienne non sans avoir été, ce mardi 16 janvier, écouter au Sunside l’autre trio “Triple Fever” que partage Guilhem Flouzat avec Benoît Delbecq et Étienne Renard.
Dans le RER qui me fait traverser Paris vers la banlieue opposée, je me replonge dans Wail, the Life of Bud Powell de Peter Pullman. Lorsque ma rame quitte Vincennes, nous sommes en 1944 et, tandis que Dizzy Gillespie et Oscar Pettiford commencent à faire parler la nouvelle musique dans la 52ème rue, Bud Powell ronge son frein dans l’orchestre de Cootie Williams devant des publics de danseurs, profitant de toutes les occasions pour aller taper le bœuf quitte à pousser du tabouret le pianiste qui l’occupe pour s’emparer du clavier et y délivrer un message d’une urgence irrépressible, grommelant, grinçant des dents, dans une impatience rageuse. Sort de l’ombre une jeune femme, Mary France Barnes, sa première compagne, qui saura faire preuve – oserait-on encore écrire cela aujourd’hui –de cette « combination of patience et deference » pour soutenir la solitude musicale intérieure agitée de notre pianiste, cette colère intérieure, cette imprévisibilité que sauront, nous rappelle Pullman, ménager et anticiper Kenny Clarke et Max Roach (Tiens ! L’auteur ne cite par Roy Haynes. Gageons que nous ne perdrons rien pour attendre).
Les pages se tournent, déjà La Défense, ma gare approche, le père de Bud quitte le domicile familial, le feu aux fesses, en outre blessé de voir son fils s’être détourné d’une carrière espérée de concertiste classique. L’année 1945 commence, Bird a rejoint Dizzy sur la 52ème rue, on commence à parler de bebop, cette onomatopée que le trompettiste a jeté comme un os à ronger aux journalistes avides d’apposer une étiquette à la musique en train de s’inventer, étiquetage auquel se refuse Bud Powell, toujours retenu tout à sa rage parmi les pupitres de Cootie Williams, préférant à “bebop” le terme de « modern music » (et l’on se souviendra de l’infamie jetée sur la musique afro-américaine que Ralph Ellison lira dans cette appellation clownesque). Sur la page suivante, un tragique coup de matraque plongera Bud dans une définitive schizophrénie… mais voici ma station. Juste le temps de remarquer cette note de bas de page citant Lennie Tristano : « The most complex aspect of bop lies in the ingenuity with which the melodic line is originated. The context of the line beaks up into a large number of precisely thought-out phrases, each of which is an idea in its own right and may also be used in conjunction with any of the other phrases, and on any tune whose chord structure is chromatic or diatonic. This may be compared to a jigsaw puzzle which can be put together in hundreds of ways, each time showing a definite picture which in its general character differs from all the other pictures. » Tiens, tiens ! Franck Bergerot