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Publié le 25 Jan 2024

« Je m’en fous de crever à 40 ans si j’ai tout vu »

Extrait du N° 295 de Jazz Magazine, mars 1981

Michel Petrucciani avait 18 ans et venait d’enregistrer son premier disque en quartette. À un de ses accompagnateurs, le tromboniste Mike Zwerin, il avait bien voulu se raconter.

Michel Petrucciani a 18 ans. S’il vivait à New York, on le comparerait à Tony Williams, qui entra dans l’orchestre de Miles Davis au même âge. Mais Williams était à New York et Michel Petrucciani vit à Toulon : toute la différence est là. Michel n’est pas seulement “un bon pianiste” de plus : ce sera un très grand musicien. Ses oreilles sont grandes ouvertes. Il apprend vite et fait montre d’originalité. Il se détache déjà de la masse. L’été dernier, pour son concert au festival de La Grande Motte, il avait choisi de réunir André Jaume, Bernard Lubat, son frère Louis (à la basse), et moi. À première vue, une telle association risquait de courir au désastre. : Jaume joue “free”, Lubat a son univers à lui, et moi je me situe quelque part entre eux ; quant à Michel, son style pourrait être qualifié de post-Bill Evans mâtiné de Keith Jarrett et d’une touche de McCoy Tyner. Il y a maintenant plus de cinq ans que je joue en France, et ce concert de La Grande Motte a été le plus grand moment de mon séjour. Tout marchait bien ce soir-là, toute erreur était impossible. Michel dégage une telle énergie positive, son soutien des solistes est tel, que les moindres hésitations sur le tempo, insécurités harmoniques et différences stylistiques s’estompent : on ne peut s’écarter sans être immédiatement rattrapé ples riches accords et le swing constant de Michel. C’est le partenaire idéal. C’est son père, Tony, excellent guitariste et chef-d’orchestre dans le Midi, qui a donné à Michel sa formation “jazz”. Avec son frère Louis, ils ont joué en trio. Mais Michel est majeur aujourd’hui et il a un appétit féroce. Il veut voyager, écouter, jouer avec les meilleurs. Il est prêt. Tony m’a dit un jour : « Les gens pleurent en écoutant Michel ». Il ne peut en être autrement : tant de force vitale et de volonté se dégagent de ce petit corps… Michel est atteint d’une grave maladie osseuse. Il ne peut se déplacer seul. On doit le transporter, ce qui semble toujours l’embarrasser quelque peu. L’étrangeté de cette situation le stupéfie, l’idée qu’on pourrait le laisser tomber l’effraye. Assis sur son tabouret augmenté de hauts coussins, atteignant les pédales à l’aide de rallonges spéciales, Michel peut sans peine amener les larmes aux yeux : des larmes de joie, pas de pitié. Il nous montre comment survivre, comment surmonter un destin capricieux. Il a quelque chose du Prince Michkine, idiot de Dostoievski, personnage très intelligent en fait dont le rôle était de diffuser une nouvelle façon de vivre. Comme le prince, Michel est une sorte de rédempteur. Mais d’une espèce nouvelle, qui se donne à fond quand il joue. L’interview qui suit a eu lieu dans le Vaucluse, quelques jours après que nous – Michel, Louis Petrucciani, Aldo Romano et moi – ayons enregistré un disque, “Flash”, dans le studio de Jean Roché. C’est le premier disque de Michel Petrucciani.

Mike Zwerin As-tu vraiment 18 ans Michel ? Les gens ne le croient pas, tu as l’air plus âgé…

Michel Petrucciani C’est parce que j’ai commencé très jeune : j’ai étudié le piano, avec un prof classique, de quatre à 11 ans. Après, j’ai fait du blues pendant un an…

Seulement du blues ?

C’est mon père qui le voulait. Après, j’ai attaqué Rosetta.

À quel âge as-tu commencé de jouer avec ton père et ton frère ?

À 12 ans. C’était à Orange, là où je suis né.

Et tu gagnes ta vie en jouant maintenant ?

Relativement.

Tu enseignes aussi.

Plus maintenant. J’ai dû abandonner à cause de contrats que je ne voulais pas refuser. Il fallait choisir. Moi je veux jouer.

Il est assez rare d’être prof a ton âge.

C’est dur. Je ne sympathisais pas trop avec les élèves, pour qu’ils ne voient pas trop mon côté “fou”.

Tu es fou, mais sérieux quand même !

Pendant longtemps, avec mon père, on répétait huit ou neuf heures par jour. Un jouait et on s’enregistrait. J’aime beaucoup faire ça. C’est, à mon avis, la meilleure façon de travailler. C’est en t’écoutant que tu peux te corriger. Maintenant, je répète beaucoup moins, parce que je joue davantage.

Avec qui ?

Toi, par exemple !

C’était important, pour toi, ce concert à La Grande Motte ?

Oui, très. J’ai mélangé des musiciens qui, apparemment, ne semblaient pas pouvoir jouer ensemble. C’était le but de l’opération : Jaume est free, toi, tu es assez West Coast.

Quelle insulte ! Je suis de New York…

Je suis désolé, mais tu es assez bebop. Bernard, lui, est complètement fou. J’avais déjà joué avec Bernard et Clark Terry à Cliousclat, avec l’orchestre d’Alain. Récemment, en Suisse, j’ai aussi fait un bœuf avec Max Roach, c’était super.

Comment est-ce arrivé ?

J’étais à Genève chezdes amis, en vacances. Mon copain m’a dit que Max jouait. On y est allé et à la fin de la première partie on est passé en coulisse pour le saluer – je l’admire comme un fou. Il me connaissait par des photos et une cassette qu’un gars avait faite à La Grande Motte il y a quatre ans, et qu’il fait écoutera tous les musiciens americains…Max m’a reconnu, mais comme je ne comprends pas l’anglais et que Max ne parle pas français, il a décidé que le meilleur langage nous serait de jouer ensemble. Alors on a joué le blues.

Tu étais nerveux ?

Impressionné, surtout. Au début, Max a annoncé un blues. Après le premier morceau, il me regarde et dirige son, pouce vers le bas. Je me dis : « J’ai mal joué ». Il ajoute : « Attaque l’intro ». J’attaque bémol. Le bassiste me crie : « No ! F ! » – le pouce en bas, ça voulait dire One flat !

Tu ne connais pas du tout l’anglais ?

Si, je sais dire « Hey baby, you play good motherfucker ».

Et c’est tout ?

Oui.

Crois-tu que ta maladie t’aide à mieux jouer ?

Je préfère ne pas trop en parler. Quand j’ai commencé à comprendre que je n’étais pas normal j’ai complètement changé, dans ma tête. Je pense que toutes ces heures passées au piano, c’était pour me sortir de cette merde, des choses du genre « pauvre petit, reste ici, on va t’allumer la télé », alors que moi je voulais vivre comme les autres. J’ai envie de boire, de voyager, de jouer partout, avec divers musiciens, de vivre comme un vrai musicien de jazz. Si je suis plus mûr que quelqu’un qui a mon âge, c’est peut-être que l’âge ne veut rien dire dès l’instant que l’on vit ses propres expériences. Il y a des expériences qui te font mûrir de dix ans en une heure : comme le jour où je me suis rendu compte que j’étais différent des autres.

C’était quand ?

A 8 ans. Ça m’est arrivé, comme ça un jour. Et alors, qu’est-ce qu’on morfle ! C’est comme un coupde poing dans la figure. Tu te dis : « remue-toi maintenant ». Et puis il y a la souffrance physique. Quand on casse un os plusieurs fois par jour, on mûrit vite. Ça apprend à voir les gens, à sentir vraiment ceux qui t’aiment. Bien sûr, je me trompe souvent, mais j’ai appris à moins me tromper que les autres.

Tu as des problèmes pour te déplacer ?

Oui. Par exemple, je jouais avec Chuck Israels, au Dreher. Chuck, c’est vraiment quelqu’un de très clean : il ne boit pas, ne fume pas… J’ai joué un soir avec lui et tout allait assezbien, mais je n’ai pas joué le deuxième soir : j’ai eu des problèmes pour trouver quelqu’un qui m’aide à trouver un taxi. Je ne suis pas arrivé à lui expliquer que c’était pour ça que j’étais arrivé à une heure du matin au lieu de onze heures. Il était très fâché de mon retard. Il est un peu “Mussolini”, Chuck ! Tu joues, et il donne son verdict. Il a un côté professeur un peu craignos.

Tu tiens à rester ici, dans le Midi ? Tu ne voudrais pas aller en Amérique ?

Même Paris me gonfle. Le bruit, tous ces gens. Je voudrais avoir assez de gigs pour vivre dans le Midi, aller jouer à Paris, ailleurs et rentrer tranquillement chezmoi. Ou bien, je pourrais habiter à Paris, mais en banlieue, dans une maison avec jardin. D’ailleurs tu peux le dire dans l’interview : « Tous ceux qui ont une villa pas chère à côté de Paris, appelez…» (Il prend une bière.)

Tu bois, à ton âge ?

J’aime bien boire. Je suis comme tout le monde. C’est bon le vin.

Est-ce que tu trouves que les musiciens de jazz se défoncent beaucoup ?

Ils ont changé. Avant ils se shootaient pour jouer aussi bien que [Charlie] Parker. Mais la génération actuelle se défonce moins, ils prennent du vin, un joint peut-être… Le jazz est plus sain.

Tu lis beaucoup ?

Oui. J’ai lu notamment un livre qui s’appelle Flash. C’est sur les junkies qui vont à Katmandou pour se shooter. C’est un journaliste français qui raconte ses aventures. Il est parti faire une enquête et il a plongé, il est devenu complètement junky. Il a écrit ce livre à l’hôpital où une femme l’a amené pour essayer de le sauver. Le livre m’a plu parce que j’avais envie d’en faire autant et en même temps j’étais dégoûté de la drogue… J’ai écrit un J’ai écrit un morceau en trois minutes, et quand je me suis aperçu que chaque fois que je le jouais il me faisait penser à ce bouquin, je l’ai appelé Flash. Il y a un passage très camé, et puis aussi des accords sages, un passage fougueux, mélodieux…

Tu ne joues pas free ?

Pas vraiment. J’entraîne les musiciens avec qui je joue dans une espèce de folie, mais ce n’est pas du free. J’aimerais un jour faire une musique toute écrite, qui n’aurait pas de tempo, ne swinguerait pas, comme un concerto classique. J’en ai envie, mais pas tout de suite. Je voudrais faire ça avec deux ou trois trombones, des cornemuses, ou deux violons, des tablas, deux basses. Mais c’est pour plus tard. Maintenant je veux swinguer, je veux attaquer

Tu connais l’orchestration ?

Je ne l’ai pas étudiée, mais je peux en faire. J’ai une idée du son que je veux, mais elle n’est pas encore mûre, le fruit pousse.

Tu écoutes qui ? Quoi ?

Mon plus grand maître, c’est Bill Evans. Et puis il y en a un que j’ai beaucoup écouté – moins maintenant – c’est Erroll Garner. Tous les autres sont des produits de ces deux-là. Keith Jarrett ou Chick Corea par exemple.

Tu me rappelles McCoy Tyner.

Oui, c’est mon tempérament de percussionniste qui ressort. [Michel a joué de la batterie pendant un certain temps.]

T’intéresses-tu à d’autres choses que la musique ? La peinture, par exemple ?

Oui.

La politique ?

Non, ça ne m’intéresse pas. Je préfère apprendre à me concentrer pour mieux jouer. Comme tu peux voir, je suis plongé dans la musique, il y a des exercices…

Tu fais du yoga ?

Un peu. Je crois qu’avec la tête on peut faire tout ce qu’on veut, je suis sûr qu’on peut même se soigner, et c’est pareil avec la musique. Tu te conditionnes pour trouver de bonnes phrases, tu te dis que dans trois jours tu feras des chorus merveilleux et finalement tu arrives à faire ce que tu veux. On peut aussi oublier le public. J’ai appris à le faire, à l’oublier physiquement. Je sais qu’il y a des gens qui sont venus pour m’écouter et il ne faut pas les décevoir. Si les gens viennent, c’est qu’ils t’aiment, et donc, pour les remercier, il faut bien jouer. Mais tu m’as demandé si je faisais autre chose que de la musique : je dors.

Tu dors bien ?

Je dors et je rêve. Parfois je rêve que je joue. Tout revient à la musique, ce que je vois, ce que je lis, les gens avec qui je parle. Je transpose tout en musique.

Tu lis les magazines de jazz ?

Pas souvent. Mais pour revenir à la politique, c’est bon pour ceux qui vivent dans la société, et moi je me considère comme complètement marginal. Ma seule politique, c’est de vivre la vie la plus folle possible, de me défendre. De vivre vite. Je m’en fous de crever à 40 ans si j’ai tout vu. Ça ne m’intéresse pas de vivre jusqu’à quatre-vingts ans devant la télé ou sur une chaise. Je vis pour moi, je suis égoïste. Je suis un voyou. Peut-être que, plus tard, je vivrai pour donner, mais en ce moment je vis pour prendre.

Tu voudrais être leader, avec ton orchestre ?

Pas spécialement, j’aime bien les rencontres, j’aime jouer avec beaucoup de gens.