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Publié le 26 Jan 2024

« La composition est un besoin essentiel pour moi »

Extrait du N° 373 de Jazz Magazine, juillet 1988

L’enfant prodige devenu vedette américaine jouait alors en compagnie des meilleurs partenaires dont puisse rêver un pianiste : Gary Peacock à la basse et Roy Haynes ! Il était cette fois au micro de Fara C.

Jazz Magazine Vous travaillez en trio depuis huit ans, Michel Petrucciani…

Michel Petrucciani Oui, et cet été je joue à Nîmes et dans d’autres festivals avec Roy Haynes et Gary Peacock. Je collabore avec eux depuis septembre 1987. Ils jouent sur la première face de mon nouvel album. Sur la seconde, on entend Eddie Gomez et Al Foster. Je voulais ces gens-là, j’avais composé les thèmes spécialement pour eux. J’aime bien changer de rythmique. Changer en général. Chez moi, les meubles ne restent jamais longtemps à la même place. J’ai travaillé avec beaucoup de bassistes. C’est lié à l’harmonie. Je dialogue énormément avec eux. Au bout d’un moment, nous nous connaissons trop.

Quelles qualités musicales avez-vous particulièrement apprécié chez Charlie Haden ?

La richesse harmonique. Il m’a beaucoup appris. J’ai commencé avec lui quand j’avais 18 ans. Il a un talent spécial pour dénicher les jeunes pianistes. Quand je l’ai rencontré, j’avais déjà travaillé l’harmonie, c’est une de mes passions : plus elle est développée, plus elle offre de belles choses. Comme Haden, Jim Hall possède cette fabuleuse qualité harmonique. Tous deux ont une vertu commune : jouer doucement. Ils tirent leur force de la musique, non pas du volume, ce qui est difficile et nécessite du courage. Une fois, Charlie était venu m’écouter au Village Vanguard, ou je me produisais avec Palle Danielsson. Je lui ai proposé de se joindre à nous. Il a joué si doucement ! Le niveau sonore du trio a baissé et les gens se sont tus : silence total dans la salle… Charlie et moi, nous nous racontons constamment des blagues. Le rire est une excellente thérapie. Quand on travaillait ensemble, il me téléphonait de Los Angeles et me demandait : « Tu connais celle-là ? » Je n’avais pas le temps de lui répondre, il me racontait l’histoire et raccrochait. Il a une joie de vivre, il est fada, comme on dit chez nous. Aborder les choses avec humour, c’est une forme de sagesse.

Aldo Romano aussi a joué un rôle important dans votre carrière…

Oui, il m’a fait complètement confiance. Je ne le connaissais pas, et je lui ai demandé s’il voulait bien enregistrer un disque avec moi. Il a accepté sans m’avoir entendu. Il m’a présenté à Jean-François Jenny-Clark qui, également, a été très gentil. J’admire la souplesse du jeu de Jean-François, sa capacité de s’adapter à toute situation. Je l’ai rencontré alors que je débutais. C’était pour moi une consécration.

Michel Plays Petrucciani” est votre troisième album pour Blue Note. Comment se sont passés vos premiers contacts avec cette compagnie ?

Il y a cinq ans, j’avais lu dans Jazz Magazine une interview de Bruce Lundvall, l’actuel président de Blue Note, alors qu’il appartenait encore à CBS. Il disait vouloir travailler avec moi. Ça m’a fait tout drôle. Par la suite, il est allé chez Elektra, et il a produit le disque de Charles Lloyd “Montreux 82”, auquel j’ai participé. Plus tard, quand il s’est retrouvé à Blue Note, il m’a proposé un contrat. Il ne m’a imposé aucune contrainte musicale et a mis à ma disposition un budget permettant de peaufiner la conception et le son. J’ai eu carte blanche. Je lui ai demandé de faire en sorte que le disque sorte d’abord en France, j’y tenais beaucoup.

Avez-vous gardé des contacts avec Jean-Jacques Pussiau et OWL Records ?

Nous sommes restés amis. Je pense refaire un disque avec lui – j’ignore si je resterai chez Blue Note. Je crois que je continuerai avec des producteurs américains. Mais avant de signer un nouveau contrat, J’aimerais refaire un album avec Jean-Jacques. J’ai de la reconnaissance pour lui. Cil m’a accordé aussi sa confiance. Quand Aldo lui a demandé de nous enregistrer, deux jours après nous étions en studio. Pas mal de gens réclament maintenant une part du gâteau et prétendent m’avoir découvert. C’est Jean-Jacques et Aldo qui m’ont ouvert la route. Mon père, bien sûr, a joué un rôle essentiel. Je lui dois tout ce que j’ai appris.

Vous avez souvent collaboré avec des souffleurs…

À Nice, George Wein m’avait proposé de me joindre à Curtis Fuller et Kai Winding, de même pour Jimmy Owens. Pour Lee Konitz et Wayne Shorter, c’est moi qui leur ai demandé. Quant à Charles Lloyd, l’idée est venue de lui. Les souffleurs me donnent la possibilité d’approfondir le travail d’accompagnement : là encore, c’est lié à l’harmonie. Un pianiste doit savoir être à la fois leader, soliste et accompagnateur.

Est-il exact que vous envisagez d’inclure des synthétiseurs dans votre orchestre ?

Oui, mais ce n’est pas moi qui en jouerai, car je souhaite des sensibilités et des idées différentes. Je pense entre autres à Gil Goldstein et Mike Forman, qu’on a entendu avec [Wayne] Shorter. J’écrirai les arrangements. Les synthétiseurs peuvent sonner comme un big band ou un orchestre philharmonique. Miles avait dit : « C’est un cheap Gil Evans. » Ce n’est pas l’aspect électronique qui m’intéresse. Je voudrais conserver la formule du trio et la qualité acoustique avec, autour, des synthétiseurs créant des couleurs et des atmosphères. Il s’agit d’un gros projet, encore loin d’être réalisé.

Quelles qualités musicales vous efforcez-vous de développer ?

Le lyrisme et l’écoute. En outre, la composition est un besoin essentiel pour moi, physique même. Quant à la technique, il est toujours nécessaire de la travailler, mais il ne faut pas en abuser, c’est la p… des musiciens. On a souvent tendance à l’utiliser quand on est en manque d’ingéniosité et d’imagination. Sonner à fond tous les soirs et préserver la créativité n’est pas toujours facile.