Les madeleines de Christophe Monniot
Quatrième concert hier 16 février au Triton – le cinquième ce soir au Chorus de Lausanne –, pour le nouveau quartette de Christophe Monniot, avec Sophia Domancich, Felipe Cabrera et Denis Charolles.
Ce quartette, c’est un peu un retour aux sources, en tout cas celles que constituent, dans la biographie de Christophe Monniot, ses premiers pas phonographiques à la fin du siècle dernier au côté de Denis Charolles au sein du big band Tous Dehors de Laurent Dehors et de la Campagnie des musique à ouïr. Musée imaginaire à mi-chemin entre le Palais du Facteur Cheval et une sorte d’idéal jardinier de la permaculture, dont Christophe Monniot s’est émancipé pour en semer les graines chez Patrice Caratini, Daniel Humair, David Chevallier… puis différentes “monio-manias”, label dont j’ose le détournement sans en oublier une seule voyelle , car ces “monio-manias” relèvent bien de la “poly-manie”.
Renouant avec Denis Charolles, alors que le batteur vient de nouer d’étroites complicités avec Sophia Domancich au sein du trio “Les Jours rallongent” (où Christiane Bopp est au trombone, ce qui n’est pas rien), il était naturel qu’il invite la pianiste à ces retrouvailles. Comment Felipe Cabrera, l’ancien complice de Gonzalo Rubalcaba, étiquette aussi flatteuse qu’encombrante, comment donc s’est-il trouvé embarqué dans cette histoire… C’est quelque chose que je n’ai pas pris le temps de poser aux deux intéressés, embarqué que je me suis retrouvé à l’issue du concert autour d’un verre, ou deux (pas plus, je crois), avec le guitariste Éric Daniel, par les enseignements et récits toujours passionnants de Simon Goubert.
Musée imaginaire donc. Christophe Monniot évoquait hier, dans ses commentaires comme décrochés de la lune, des madeleines de Proust… et ce disant, je fouille en vain mes poches pour retrouver les notes saisies hier dans l’obscurité du Triton sur mon ticket d’entrée, pour subvenir à ma mémoire défaillante… Notes perdues, peut-être dans les rames métros du retour, de toute façon probablement illisibles. Madeleines, donc. Concentrons-nous !
Il y aura eu La Foule – autrement dit Que Nadie Sepa Mi Sufrir d’Ángel Cabral – que je serais fort étonné d’apprendre qu’elle n’ait jamais figuré au répertoire de la Campagnie. Ça, c’était le rappel, bien dans l’esprit de ce que fut le reste du concert, des lambeaux d’un répertoire balayé par le vent du souvenir et de l’oubli tels qu’on les trouve encore accrochés aux branches de la mémoire. Juste avant, pour terminer le concert avant ce rappel, une reprise d’Aretha Franklin, une œuvre que j’ai trop peu fréquentée pour que des lambeaux me permettent d’en renommer quelque titre… mais, comme pour le reste de ce programme, des saveurs qui remontent et se mêlent, sensation de madeleine sur une tasse de thé, ou du pied butant sur un pavé mal équarri, avec des traits de batterie rêvant des grooves anciens et une contrebasse qui tire de sa culture du tumbao de quoi enchanter de ses (in)certitudes polyrythmique la remembrance du soul et du r’n’b.
Beaucoup d’anachronismes, brocante musicale où des restes de musiques tziganes se mêlent à des bribes klezmer aux accents sanborn-braxtoniens, créations thématiques savamment cousues sous des apparences d’habit d’Arlequin des taudis. Les notes de programmes annonçaient encore Brubeck (je dormais peut-être), Jarrett (je dormais peut-être encore, mieux vaut rêver ses concerts que veiller la nuit sur ses insomnies en se demandant ce qu’on va bien pourvoir raconter dans son prochain compte rendu), Cannonball (ah, ça je m’en souviens)… mais elles ne disaient rien, ni de Bashung, ni des “disparus” (selon une liste actualisée à chaque concert, hier avec l’ajout d’Alexeï Navalny), ni de Miles. Or, voici So What que Monniot nous promet à 11 temps, ou peut-être à 11 temps et demi… De toute façon, je n’ai jamais su compter au-delà de 5. Mais je me souviens d’éclats, d’esquilles, de corpuscules jaillis dans l’espace et qui se sont révélés provenir du célèbre thème ; et, tandis que Cabrera et Charolles faisaient se déhancher les fameuses pédales harmoniques, Sophia Domancich s’est lancée dans un solo exalté, peut-être habitée par la fièvre d’un rhume sévère. Elle l’a tiré comme un fil d’une pelote qui semblait grossir au fur et à mesure que celle-ci se dévidait tandis qu’au-dessus du piano ne cessait de se préciser l’ombre de Bill Evans. On vous laisse imaginer la suite… ou sauter dans un train pour Lausanne où ils joueront ce soir au Chorus. Franck Bergerot (photos © X.Deher)