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Publié le 9 Juin 2024

Ruder, Solal et l’ONJ

Ce 8 juin 2024, l’ONJ reprenait le répertoire du Dodecaband de Martial Solal avec Bruno Ruder dans le rôle autrefois tenu par le compositeur, et seul dans son propre rôle en première partie devant un Studio 104 plein comme un œuf.

Avertissement

Couvrant souvent les mêmes concerts pour Jazz Magazine, nous avons l’habitude, Xavier Prévost et moi-même, de nous répartir les comptes rendus. Hier, en nous quittant, nous hésitions. J’étais tenté de laisser l’initiative à Xavier, qui a un rapport au piano que je n’ai pas et une proximité à l’univers de Martial Solal qui tient notamment au livre d’entretiens Martial Solal, Compositeur de l’instant, ouvrage de référence qu’il a publié en 2005. Mais je me sentais également motivé par ce qui venait de me conforter dans deux passions anciennes, pour Bruno Ruder que j’écoute depuis ses premiers pas hors du CNSM il y a plus de vingt ans, et Martial Solal, l’une de mes premières passions musicales pour l’avoir entendu en concert il y a une bonne cinquantaine d’années dans sa fameuse suite pour piano et deux contrebasses “Sans tambour ni trompette”, puis pour avoir traqué ses prestations parisiennes tout au long des années 1970. C’est pourquoi, partagé entre la timidité naturelle que m’inspirent les 88 dents du piano, la voracité qu’y associe la musique de Solal, et la compétence de Prévost en ce domaine d’une part, et d’autre part le plaisir que ce concert venait de me procurer, je me suis montré évasif, laissant entendre que si ce concert faisait l’objet de deux comptes rendus, il le méritait bien, et qu’ils seraient très probablement complémentaires. Un voyage Paris-Lorient m’a laissé le temps de mettre au propre mes impressions.

Ruder

Première partie, premier constat, Bruno Ruder sait faire sonner un piano, qu’il s’agisse des médiocres pianos droits des clubs où j’ai fait sa connaissance autrefois, ou qu’il fréquente les Steinway des grands auditoriums. Il en sculpte le son avec une sûreté de plasticien, qu’il fasse sauter l’exact éclat de porphyre, polir patiemment la douceur du noyer, provoquer de soudains fracas quincaillers ou simuler une fontaine. Mais tout cela ne survient pas simultanément. Il sait prendre son temps pour élaborer de lents scénarios et enchaîner les partitions disposées sur son pupitre comme des aide-mémoire qu’il convoque successivement par associations d’idées. Et s’il peut soudain faire se précipiter une tornade d’une extrême violence, il sait jouer du goutte à goutte, c’est toujours à l’écoute de son piano dont il exploite les moindres harmoniques et résonances sympathiques. Alors que l’on se prend à surveiller le jeu de ses pieds sur les pédales qu’il sollicite judicieusement, on s’étonne soudain de ce qu’il les aient abandonnées, les jambes momentanément repliées sous son tabouret, la main droite articulant seule un phrasé tristanien sec et précis comme un xylophone véloce et inexorable. Et l’on découvre alors sa main gauche, quasi immobile libérant dans les graves les cordes qu’il désire faire résonner avec ses phrases jouées dans l’aigu comme dans un halo. Alors après avoir pensé à ce que j’aime chez Tristano, je pense à Paul Bley et au Lizst le plus tardif, puis encore à Ran Blake, lorsque soudain surgit de l’abstraction un fantôme de stride sous une citation d’Honeysuckle Rose (tellement incongrue, qu’il m’a fallu lui en demander le titre à l’issue du concert). En dépit d’un discours souvent disjoint, disparate, lentement égrainé, une fluidité s’impose dans l’enchaînement des idées, une histoire se raconte, traversé de drames, d’apaisements et d’illuminations.

Triomphe… 

…mais relatif. Quelques voix discordantes se font plus ou moins discrètes. On n’a rien entendu de ces continuités narratives qui m’ont réjoui ; on se plaint de l’uniformité du jeu d’une pièce à l’autre ; il joue tout le temps la même chose ! Et ça groove pas… Exigerait-on de Rothko de mettre un peu de diversité dans ses grands monochromes ? De Soulages qu’il ajoute quelques touches de couleurs vives à ses noirs, voir d’y glisser quelque Mickey ? Qu’il cesse de faire du Soulages ? Le grand handicap de la musique face au grand public, ce grand public qui se bouscule du Louvre à la Fondation Louis Vuitton, c’est qu’elle s’adresse à l’Humain pour qui l’ouïe n’est qu’un sens secondaire ; qui sait sans détour identifier une couleur ou une forme visuelle fût-elle abstraite, mais ne sait pas identifier un son s’il n’a pas suivi des études musicales ou, par exemple, un formation d’ornithologue. Ce qui différencie encore la perception de la musique de celle des Beaux-Arts, c’est que l’on ne peut l’ignorer. Un tableau, on le considère de quelques minutes à quelques secondes, puis on passe. Et on peut l’ignorer. Pas la musique, elle occupe tout l’espace et l’on doit la considérer dans sa durée, jusqu’à la subir. D’où la double nécessité du format court et du consensuel, du salon de coiffure à l’Arena. Une dernière différence s’impose, c’est celle du marché. L’Art est un marché et l’œuvre d’art, comme à la Bourse, une valeur que l’on acquiert de manière individuelle et sur laquelle spécule une élite de réels amateurs et de marchands de pétrole ou de cochons. Les prix atteints lui confère un prestige écrasant. Le marché de la musique est tout autre, c’est un marché de masse qui repose sur le consensuel, lubrifiant indispensable au bon fonctionnement des rouages qui font s’accorder marketing, communication et diffusion. C’est ainsi que l’on peut imaginer une reproduction de Rothko dans la salle d’attente de son dentiste, mais pas la diffusion d’un solo de Bruno Ruder, de Martial Solal ou du programme Ex Machina de l’ONJ. Ainsi, sanctifiée par le monde de l’Art, pratiquée dans de petits lieux musicaux fréquentés par d’authentiques mélomanes mais exclus des grands palmarès, la Création soulève des hauts-le-cœur dans le monde du marché de la musique, sauf lorsque son périmètre a été défini par les programmateurs eux-mêmes. C’est ainsi que l’on n’entendra pas l’ONJ sur dans les festivals de l’été où il semble blacklisté comme l’évoque Frédéric Maurin en présentant l’ONJ qui succède à Bruno Ruder…

Solal

…et l’invite à rejoindre le piano pour prendre la place autrefois occupée par Martial Solal. Car, ce soir, l’ONJ, dans le cadre de la mission patrimoniale qu’il s’est donné de faire revivre les œuvres des grand compositeurs du jazz français, et comme il l’a fait avec Anna Livia Plurabelle d’André Hodeir, c’est le Dodecaband de Martial Solal qui est ressuscité. Cet orchestre n’enregistra qu’un seul disque, en 1997, avec notamment – cités ici parce qu’ils étaient hier dans la salle – Tony Russo (1er trompette) et Patrice Caratini (contrebasse). Je me souviens de cet unique disque enregistré en 1997, “Dodecaband Plays Ellington” qui m’avait laissé une impression mitigée à l’époque. Peut-être parce que l’orchestre s’y était insuffisamment préparé avant d’entrer en studio, souvenir trop lointain pour être affirmé. Je crois surtout, parce que l’audace de Solal dans l’univers d’Ellington apparaissait non comme un sacrilège, mais comme un prétexte un peu futile à exercice de style, là où la plume de Solal se suffit à elle-même. Certes, on s’est régalé hier à retrouver ces exercices que l’on avait oubliés : Satin Doll et In A Sentimental Mood. Un régal qu’on déguste sur place, comme les bananes de Jean-Paul Sartre, d’autant plus que ce plaisir qui nous est donné, c’est celui de l’orchestre, ce plaisir qu’il prend à jouer et de se jouer de ces scapinades.

Mais la pièce de résistance, ce sont ces compositions originales(Isocèle, Méli-mélodie, Version sans thème, Texte et prétexte) inédites entre les mains du Dodecaband de l’époque aujourd’hui ainsi reconstitué :

Joël Chausse (1er trompette), Ysaura Merino, Fabien Norbert (trompette), Jessica Simon, Daniel Zimmermann (trombone), Fanny Meteier (tuba), Julien Soro (saxes alto et soprano), Fabien Debellefontaine (saxes ténor et soprano, piccolo), Jean-Charles Richard (saxes baryton et soprano), Bruno Ruder (piano), Raphaël Schwab (contrebasse) Rafaël Koerner (batterie), Frédéric Maurin (direction).

Bonheur de retrouver Ruder sur ce répertoire dont il endosse les parties écrites à la perfection pour s’approprier pleinement les parties improvisées. Joie que cette complicité orchestrale qui s’est nouée au fil des géométries variables adoptées par cet ONJ au fil de ses programmes et où l’on devine l’héritage de cette Ping Machine à tête de laquelle Frédéric Maurin se fit les dents plus d’une décennie auparavant et dont on retrouve quelques piliers (Norbert, Soro, Debellefontaine, Ruder, Schwab, Koerner). Bonheur visiblement partagé d’interpréter ces partitions qui redistribuent leurs motifs en cascade de pupitre en pupitre sans laisser un moment de répit ; bonheur tendu sur les premiers morceaux nous avoueront-ils tant les audaces du compositeur sont exigeantes, mais bonheur communicatif et rapidement dénoué tant le plaisir de jouer était visible, jusque dans cet explosif et riant chorus collectif que se sont partagés Ysaura Merino, Jessica Simon et Julien Soro. Et coup de chapeau à Rafaël Koerner, épuisé par la série des concerts “Ex Machina” qu’il vient d’enquiller, endossant ici des rôles de batteur swing qu’on lui entend rarement, et toujours avec cette élégance qui est la sienne.

Franck Bergerot

PS : la première partie consacrée au solo de Bruno Ruder était diffusée en direct sur France Musique par Nathalie Piolé dans le cadre du Jazz Club et se trouve ainsi podcastable. La seconde partie avec l’ONJ sera diffusé le 7 septembre dans ce même Jazz Club.