Jazz live
Publié le 6 Juil 2024 • Par Sophie Chambon

Hommage à Sylvain Luc en ouverture du Festival de Guitare de Lambesc et du Mandol’in Festival de Marseille

Pour l’ouverture de sa quatrième édition ce quatre juillet le Mandol’in Marseille se délocalise à Lambesc au Festival International de Guitare dans un hommage à Sylvain Luc (1965-2024) disparu brutalement en mars dernier.

Festival Guitare Lambesc – Guitar classic festival of Lambesc

Alors que Marseille jazze déjà aux Cinq Continents et se tient prête à accueillir des épreuves pour les Jeux Olympiques 2024, elle continue à s’ouvrir à la mandoline qu’elle a redécouverte avec Vincent Beer Demander (dit VBD). Ce compositeur, enseignant voulant témoigner des cent ans de l’ouverture de la première classe mondiale de mandoline au Conservatoire Pierre Barbizet, parvint à faire rouvrir en 2009 une nouvelle classe au Conservatoire. Juste retour des choses car Marseille fut l’une des capitales de cet instrument. VBD continua son action avec la création d’une académie populaire dans les quartiers et l’Orchestre de Mandoline des Minots de Marseille (OMMM). C’est ce projet pédagogique avec les enfants qui avait intéressé Sylvain Luc .

Le quatre Juillet commence donc la quatrième édition du jeune Mandol’in Marseille Festival, l’incontournable rendez-vous des amoureux de la mandoline.

Mandol’In Marseille Festival (mandolinmarseillefestival.com)

VBD fait venir des solistes d’autres instruments proches de la mandoline. Comme le oud, la guitare tient une place de choix dans la programmation 2024 et pour l’ouverture de cette édition, le Mandol’in Marseille se déplace à Lambesc au Festival International de Guitare dans un hommage à Sylvain Luc qui devait y participer. Les guitaristes Yamandu Costa et Antoine Boyer, Vincent BeerDemander dans le Quintette à Plectre de France joueront sa musique, leurs créations et des musiques métissées qui n’auraient pas déplu à ce jazzman exceptionnel.

Rencontre des guitares et du quintette à plectre

Mission Mandoline qui ouvrait l’édition 2023 du Mandol’in Festival faisait un tour des possibilités, des sonorités, des techniques de cet instrument. J’avais écrit “Mais on est loin d’être au bout de ce que nous réserve le toujours inventif VBD. On attend donc qu’il se mette sérieusement au jazz.” Car Vincent Beer Demander n’a qu’une idée en tête, renouveller le répertoire de la mandoline, instrument baroque du XVIIIème, immortalisé ensuite par Beethoven, les Romantiques. Ce violon qu’on joue en pinçant les cordes, certains instrumentistes inspirés comme Hamilton de Holanda l’ont utilisé (une mandoline à cinq cordes) pour développer le détaché, projeter le son comme à Marciac sous d’immenses chapiteaux. Comme il demande régulièrement à tous les musiciens qu’il admire (Lalo Schifrin, Vladimir Cosma…) de lui créer des pièces pour l’instrument-il vient de sortir un CD magnifique Nell’ Italia di Ennio Morricone, il était évident qu’il allait se rapprocher de Sylvain Luc, l’une des étoiles de sa galaxie toujours en expansion.

Depuis septembre dernier, le mandoliniste et le guitariste s’étaient rencontrés régulièrement pour programmer à Lambesc des compositions de Sylvain Luc dont une création pour orchestre de mandolines et guitare solo tout en adaptant quelques uns de ses thèmes pour un orchestre de mandolines. Pour l’inclassable Sylvain Luc , ce projet avait du sens d’autant qu’il avait commencé enfant dans un orchestre de mandolines de son pays basque natal, puis joué avec ses frères dans des bals, un point commun avec l’autre Bayonnais, Michel Portal avec lequel on l’entendit dans de savoureux duos. Il aurait donc eu toute sa place dans ces deux festivals de toutes les guitares et de la mandoline.

Sa disparition a bouleversé la donne mais tenace, Vincent Beer Demander a décidé de maintenir le projet en le remodelant. Au départ, il ne part pas d’une page blanche, Sylvain Luc avait proposé d’adapter trois de ses compositions à l’orchestre à plectre en restant le soliste improvisateur. Sans être d’un format chanson mais dotées d’ une trame mélodique forte, il souhaitait mettre en avant le “chant” de la guitare et dégager une véritable identité pour chaque morceau avec l’aide de la mandoline, la “petite soeur de la guitare” à la tessiture du violon ( du sol grave au la suraigu) . Reprenant le projet interrompu, VBD avouait qu’il n’était pas aisé de suivre la musique du guitariste tout en polyrythmies, aux parcours harmoniques et métriques riches, avec un sens percussif affirmé. Il lui fallut repiquer à la feuille les musiques de Luc et les faire évoluer en interaction avec ses amis du quintette à plectre et deux guitaristes invités de Lambesc Yamandu Costa et Antoine Boyer qui connaissaient Sylvain Luc et qu’il fut facile d’intégrer au projet.

Si dans une première partie ce sont les deux guitaristes qui sont à l’honneur, ce concert devient original dans la seconde partie de la soirée avec le Tryptique de Sylvain Luc adapté à 2 guitares solo et au Quintette à Plectre de France.

Waltz about est la création du mandoliniste sous la forme de trois valses qui soulignent certaines étapes de la vie ou du parcours de Sylvain Luc. Un concert inventif car adapté à une situation exceptionnelle qui obligeait à improviser. La capacité d’écoute partagée par les musiciens, leur envie manifeste de découverte mutuelle font leur effet sur scène comme dans le public. Tout se joue dans un échange permanent, chacun nourrissant l’autre, testant un côté expérimental qui peut devenir ludique. Ce n’est pas un travail en pointillés où on prend le temps de décanter les idées et les morceaux, en conservant leur fraîcheur. VBD n’avait jamais joué avec Antoine Boyer par exemple mais les musiciens vivent dans une autre temporalité et en dépit des diffférences se rejoignent avec un langage commun et s’accordent vite.

En musique tout est affaire de sonorités, le musicien classique passe sa vie à travailler la sienne pour rencontrer le compositeur et mettre en lumière sa partition, à l’affiner de manière à ce qu’elle devienne le reflet de sa personnalité. Le musicien de jazz n’a pas les mêmes objectifs selon ses projets entrepris et il se révèle dans la multiplicité de ses sonorités et des couleurs comme autant de facettes de son jeu.

Première partie : Autour des guitares

Partie en mission (quasi )impossible, la chroniqueuse se retrouve dans une terre inconnue, celle des guitares classiques avec des musiciens tout à fait exceptionnels comme l’ extravagant Yamandu Costa ou le remarquable Antoine Boyer. Les guitaristes annoncés dans un échange inédit se prêtent volontiers à toutes sortes de configurations en solo, duo, trio avec VBD, ou tous ensemble avec le quintette, un véritable tourbillon où il est bien difficile de se retrouver surtout que Yamandu Costa ne présente aucune des pièces qu’il joue, totalement absorbé dans sa musique.https://www.savarez.com/yamandu-costa

Le Brésilien est l’ambassadeur en quelque sorte de la musique de son pays, fier de ses traditions qu’ il réinvente sans cesse. Mais il est ouvert sur les musiques sud américaines et peut ainsi exhaler dans ses compos un parfum argentin, imprégné de milonga et de tango. Il a commencé à jouer tout jeune avec son père, il compose, interprète des pièces de guitare classique mais improvise aussi. Il rejoint alors Sylvain Luc qu’il connaissait par cette façon d’abolir les fronières et de transcender les genres en toute simplicité. Car Sylvain Luc, de ses doigts lâchés sur le terrain du manche qui allaient parfois plus vite que sa pensée. avec un phrasé coulé, des attaques soft sans médiator sur ses cordes nylon, trouvait dans son inspiration du moment des histoires à raconter. Dans ces moments d’échange intensif, tout au plaisir du jeu, introduisant de petits défis, il aimait et avait besoin de ces décalages avec quelques échappées aussi. La place de l’impro était essentielle. Avec une forte capacité à se renouveler, à inventer, il jouait beaucoup, tout le temps, toujours très demandé, multipliant les échanges aux couleurs plus ou moins inédites avec les percussionnistes iraniens Keyvan et Bijan Chemirani. S’il laisse heureusement une riche discographie, c’est sur scène, en direct, dans l’instant, qu’il savait transporter le public, en solo, en duos inédits avec Biréli Lagrène, Richard Galliano, Michel Portal, Paul Lay, en trio Sud ( Jean Marc Jafet et André Ceccarelli )…

Je retrouverai dans le programme de Yamandu Costa Héritage russe qui évoque certaines musiques folkloriques et des chansons populaires. Etonnant? Pas vraiment car la guitare à 7 cordes, très en vogue au Brésil, est importée de Russie, l’origine de la guitare du choro brésilien est en effet la guitare tzigane russe à sept cordes. Yamandu Costa chante au propre et au figuré avec son instrument, siffle sur ses compositions qu’il fait sonner avec un grand lyrisme et une spontanéité déconcertante. Son jeu est proprement stratosphérique, inutile de dire que l’on ne comprend pas comment il fait. Quand il casse une corde, il continue imperturbable, se réaccorde souvent parce qu’il aime jouer tout contre les dissonances. Il joue plusieurs pièces vibrantes (accentuées s’il en était besoin par la réverb) avec des extensions dans les graves, cette septième corde qu’il manie au pouce. Je retiens dans la valse de ses passages une explosive Samba pro Rafa avec Antoine Boyer sur sa guitare manouche, rien à voir avec la samba Sarava nonchalante de Pierre Barouh. Et aussi dans la deuxième partie qu’il démarre avec Radames Gnattali, un autre Brésilien (1906-1988) qui fusionnait jazz, classique et musique populaire ce qui lui fut constamment reproché par ailleurs. C’est la Suite Retratos de 1959, soit quatre portraits dédiés à des figures célèbres du pays. On n’entendra que la première et la quatrième mais j’ai une préférence pour le délicat choro Pixinguina en hommage à cet arrangeur magnifique qui composa un autre tube Carinhoso qui sera joué en trio, les deux guitaristes et VBD .

Ou comment aborder le “continent” choro que je serais bien en peine de définir tant ce genre englobe de manières, sur des rythmes lents ou vifs, qui peut pleurer la saudade ou non.

https://fr.antoineboyermusic.com

Avec le jeune Antoine Boyer le contraste est fort dans le style, la position, les guitares. Il a une formation classique mais il est devenu expert en guitare manouche qu’il joue avec un médiator. En solo, il joue une valse manouche en référence à l’un de ses héros Angelo Debarre mais quand il accompagne, sa guitare sait être intimiste et attentive à l’autre. C’est le cas quand il joue une pièce de Mathias Duplessy Cyrano, un duo pour guitare et mandoline. Il est particulièrement émouvant dans son hommage à Sylvain, une pièce infiniment délicate, élégiaque où il s’approche de celui qu’il a connu trop peu de temps mais dont il a relevé les solos.

Le public de ce festival constitué de connaisseurs, de guitaristes, de jeunes musiciens venus sur les conseils de leur professeur est enthousiaste, heureux de vivre une expérience musicale, des styles très différents. Antoine Boyer est moins dans cette vitalité expansive, ce déluge de notes qui pleuvent, tourné vers ses partenaires qu’il regarde intensément. Il a des mains très longues, un pouce effilé qui me fait penser à celui d’ Hendrix qui pouvait s’enrouler autour du manche. S’il joue des standards, les thèmes sortent de leur cadre pour mieux exister. Classieux!

Tribute to Sylvain

Le triptyque avec le quintette à plectre

Trois adaptations originales de standard à ceci près que les standards sont de Sylvain Luc, trois thèmes retenus dans son immense répertoire : Bleu tendre que l’on peut entendre sur l’album Organic de 2011, en trio avec le pianisteThierry Eliez et le batteur André Ceccarelli, Boléro langoureux et le mystérieux 80 versus 2000 que l’on peut découvrir lors d’un enregistrement au studio Ferber pour un album très insolite de 2021 By Renaud l’Etang . Sylvain Luc joua pour le lancement un solo en streaming pendant le confinement. Ce jeu de miroir avec l’ingé-son repensé pour un solo lui demandait de connaître non seulement le thème mais la partie des basses, de placer des nappes et deux loops (dont un de basse) enregistrés dans l’instant, sur toute une structure, de 64 mesures par exemple : une réduction d’orchestre à un seul puisqu’il dialoguait avec lui même dans un dédoublement constant où il lui fallait s’écouter et produire en même temps, des contrepoints au choix des notes et de leur durée, un travail d’épure ! On entend l’articulation de chaque note, sans réverb. Une volonté affirmée de jouer sans démonstration même s’il en fait pourtant une, éclatante, en restant au plus proche de la musique, en mettant de l’intention dans chaque note.

Ce soir pour les musiciens du quintette, sans toucher à la mélodie, il s’agit de jouer “sa” musique de jazz avec leur technique, des chorus écrits pour la circonstance et d’être en résonance avec une nouvelle partie pour le(s) guitariste solo qui remplacent Sylvain. Le quintette commence avec Bleu tendre dont Vincent a filmé la partie guitare pour Grégory Morello, le guitariste du quintette qui forme la section rythmique avec le contrebassiste Philippe Gallois qui avoue “doubler le “pouce” du guitariste “qui tient le rôle essentiel de l’ harmonie dans le quintette. Les deux mandolines et la mandole ( mandoline alto, accordée une quinte en dessous de celle-ci) jouent des contrepoints, accompagnent, préparent l’entrée du soliste.

La mandoline à quatre cordes doubles se joue sur une corde ou sur les doubles, avec des trémolos tenus ou des notes poussées au plectre, entre pouce et index, à la “plume” comme on disait à l’époque baroque, âge d’or de l’instrument. Le plectre est le médiator des guitaristes! “La petite soeur de la guitare” accordée comme un violon en met plein la vue et l’ouïe, surtout quand on use de la technique du trémolo. Plutôt ébouriffant pour un petit instrument… Le musicien en l’occurrence VBD peut s’adonner à des effets de percussion sur la table d’harmonie au dos de l’instrument comme dans le Boléro langoureux. Tout l’instrument entre alors en résonance pour produire le son. Le thème nous enlace, se déprend et nous revient lancinant sans que l’on pense à Ravel ni même au boléro de Django. Evidemment comme le choro, le boléro existe sous diverses formes… complexes. Quelle différence par exemple avec la rumba?Voilà tout une grammaire de formes à connaître, à repérer… Le tryptique file à un train d’enfer emporté par un quintette galvanisé par ces guitaristes passionnés. Et si vous ne retenez pas la mélodie du dernier titre, l’intrigant mais tellement accrocheur 80 vs 2000 ( référence à l’évolution des musiques actuelles dans cette période ?), n’hésitez plus à consulter. Un petit bijou plus qu’addictif… en espérant un enregistrement des formations de ce soir à défaut de live comme avant?

Waltz About

Pour son hommage à ce musicien qu’il a hélas trop peu connu, VBD a choisi de composer un programme autour de la valse, la plus élégante des formes de danse… une musique qui flirte et tournoie avec elle. La première Antoine’s Waltz jouée par Antoine Boyer fait référence aux débuts de Sylvain avec ses frères dans les bals, une valse musette très parisienne pour faire danser, comme les sérénades et tarentelles où excelle la mandoline. Vraiment populaire, elle reprend le vieux jazz à trois temps bien marqués par le contrebassiste (on se croirait aux débuts du Bal Blomet), le quintette joue le thème, Vincent mène la cadence et le soliste répond sur 16 ou 32 mesures (ABC de ré mineur à majeur)

Sylvain’s Waltz est planante, plus méditative, une prière musicale, une rencontre avec les étoiles dans laquelle improviseront Antoine Boyer et Yamandu Costa. Une valse lente, déstructurée, aérienne. Un seul thème annoncé par l’orchestre qui apparaît et disparaît au profit des solistes qui improvisent à leur tour.

La dernière valse en un sens s’éloigne du genre à différents degrés, c’est Yamandu’s Waltz, latine et blues où s’élanceront les sept musiciens sur une alternance de 3/4 et 6/8 sur un tempo de noire avec un emboîtement de croches ; Sylvain Luc aimait jouer de ces effets polyrythmiques avec empilements, superpositions, encastrements de couches ternaires .

Le concert s’achève, une révélation pour moi qui ne regrette pas ce choix insolite. Un pas de côté avec le jazz tout en restant dans cet esprit de partage et d’écoute mutuelle pour une soirée d’une formidable intensité.

Sophie Chambon