Vendredi 2 Août : reprise du festival
Le festival se poursuit ou plutôt reprend après l’intermède du tremplin avec une soirée qu’ un hasard objectif rend d’une logique imparable. Dans une parfaite cohérence de programmation, Cosmic Keys, le duo gagnant du tremplin 2023 précède le jazz tout aussi spatial du Phoenix duTrio de Grégory Privat. De quoi rendre le programmateur heureux. Sa thématique unique est évidemment l’un des attraits et originalités du festival 2004. Gilles Louis- Eloi, l’actuel président de l’Avignon Jazz Festival en rêvait, il l’a créé ce festival dédié à la Caraïbe, aux musiques ultra marines de la Martinique et Guadeloupe dans tout leur éclat, trop souvent méconnues des métropolitains. La créolisation c’est le métissage des cultures qui produit de l’inattendu, lit-on dans l’édito qui prolonge cette citation d’Edouard Glissant en ajoutant « le jazz est par essence un pur produit de la créolisation : c’est en cela qu’il est si vivant et le sera encore longtemps ». Un festival partenaire de celui des Vents de Morières à la fin août (30 août au Ier septembre).
C’est toujours une découverte pour qui n’est pas au fait des musiques caribéennes que l’écoute en live d’une musique aussi mouvante, éruptive. Je me souviens des Reflets si denses d’un Sonny Troupé qu’ils deviennent une autre réalité, mettant en valeur tout comme le batteur Arnaud Dolmen dans son quartet bien ajusté les vibrations du cru, les rythmes et rituels africains. Des esprits joueurs selon les figures, codes et carrures de ces musiques, présentes à Avignon dans cette programmation îlienne, hybridant des mélopées africaines à un « jazz vif » aux audaces harmoniques.
Cosmic Keys
Duo Delphine Deau et Axel Nouveau ( piano préparé, synthétiseurs, toy piano, melodica, boîte à rythmes….)
Ce duo aussi inattendu et extravagant est apparu à la fin du Tremplin jazz 2023 avec un seul concert à Dunkerque avant cette nuit du 4 août 2023 . Deux pianistes très diplômés Delphine Deau et Axel Nouveau se partageaient allègrement un seul piano à queue, un Steinway préparé pour ce genre de recherches sonores avec pinces à linge et patafix mais ils machinaient allègrement tout un set de “jouets” électroniques : un Moog, un synthé analogique, une boîte à rythmes, un métallophone intratonal dixit Franck Bergerot! Je retrouve mes notes écrites avec encore en tête le livre de Laurent De Wilde sur Robert Moog aux éditions de la Philharmonie. J’aurais aimé connaître ce qu’en pensait le connaisseur de tous ces “fous du son”…
On se croirait sur un dance floor-l’un des titres Toy piano on a dance Floor rend d’ailleurs hommage à Giorgio Moroder, sorcier du disco, grand producteur de disques et de musiques de films qui a suivi autant Bowie (“Putting out Fire ou La Féline ) que Daft Punk, Blondie qu’Arcade Fire, Nina Hagen que Queen…et Midnight Express à la mélodie obsédante . La surprise pour moi était de taille, d’autant que l’on avait accueilli Delphine Deau à Avignon dans un tout autre contexte, avec son quartet Nefertiti, dans le festival cuvée 2019. Et voilà que résonnait tout un festival de “sons machiniques” avec cette incursion “Far far away” dans le “vertige analogique”. J’écrivais alors : Que dire de cette performance au rythme très soutenu qui évoque une fougueuse techno faite de séquences pour la plupart enregistrées avec trop peu de chorus à mon goût? Une musique festive sans trop d’intériorisation avec des sons datés parfois. Le concert étant un laboratoire vivant, gageons que d’ici un an leur projet aura évolué…remodelant leur écriture de performance en performance! C’est le principe même du jazz.
Ils reviennent un an après, ayant enregistré à la Buissonne la semaine dernière sans que je puisse recueillir l’opinion de Matteo Fontaine occupé au Festival de L’ oreille du Perche de Claude Tchamitchian. Je crois mieux comprendre ce qui avait séduit une partie du jury dans la tentative de Cosmic Keys d’absorber et réinventer un autre style qui a fait ses preuves. Les deux pianistes qui s’étaient rencontrés en 2018, après avoir joué à quatre mains des transcriptions de Stravinsky se découvraient alors des affinités électives sur Ligeti, The Bad Plus et une certaine musique “disco” ou électronique balayant large de Moroder aux tentatives actuelles de Chassol, voire de Thomas de Pourquery et son déjà vieux Supersonic-une musique d’influence si ce n’est sous influence, illuminée par le jazz déjanté et mystique de Sun Ra.
Il faut les voir tous les deux s’agiter en cadence dans un ballet étrange d’apprentis sorciers, préparer leur clavier (comme les paillasses en labo ou les pianos en cuisine), manipuler les potards de leurs joujoux comme des enfants surdoués, maîtrisant tous les claviers sur ces thèmes dont j’ai retenu les titres Vertige analogique, Toy piano on the dancefloor et encore György Moroder plus mystérieux avant que je ne comprenne mieux en lisant le texte introductif de Pascal Bussy. Je m’accoutume peut être, m’abandonnant même à un Coma idyllique. Mal placée, beaucoup trop près, recevant le son trop frontalement, je ne bénéficie donc pas de l’attraction visuelle réelle, des effets de lumière qui vibrent en accord avec les sons étranges des synthés comme des fusées sonores, des whizzzz…dignes des bulles onomatopéïques des comic strips. Pour moi cette musique reste étrangement rétrofuturiste, hypnotique mais pas vraiment addictive. Sans doute suis-je moins sensible à la musique de l’espace et des sphères…
J’attends néanmoins la sortie du disque pour réécouter l’ensemble dans mon home cinema sound. Mais je citerai volontiers ces quelques lignes élégamment tournées de Pascal Bussy : Leur musique est à la fois planante et vigoureuse, les morceaux de couleurs différentes se succèdent dans une ambiance magnétique qui peut aller jusqu’à l’electro dans Breakbeat on Mars qui évoque Prodigy, à moins que le temps ne se disloque avec ce Comma idyllique où un carillon intratonal vient défier nos oreilles… Tout cela est à la fois sonore et visuel et crée une dramaturgie captivante : claviers et synthétiseurs en symbiose, lignes de basse qui pulsent, boîtes à rythmes qui palpitent, élégance du piano, minimalisme sensuel, diodes lumineuses qui scintillent. Une musique addictive que Jules Verne aurait pu rêver quand il écrivait ses aventures de proto science-fiction…
Gregory Privat Trio ; Gregory Privat ( piano), Chris Jennings (contrebasse), Tilo Bertholo (batterie)
Grégory Privat revient avec un huitième album Phœnix sur son propre label Buddham Jazz, un nom inventé qu’il a eu la surprise de retrouver dans un mantra indien, un signe ! Il renaît puisqu’il a reçu le très convoité prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz cette année. Quatre ans après Soley, il rejouera la composition en nous expliquant le sens de cet acronyme « Serenity Optimism Light Energy coming to You ». Un credo qu’il va illustrer, tenter de développer tout au long du concert, surlignant les effets dans son discours comme dans sa musique . Comme s’il voulait mieux nous faire passer le message qui, comme on le sait depuis longtemps, est dans le medium, à moins que ce ne soit dans le …massage auditif, plutôt tonique.
La musique est sa spiritualité et il dit monter sur scène pour trouver ce point… Du Genesis inaugural entre nostalgie et espoir, après des Metamorphosis surprenantes, la mort d’une étoile, une Supernova chantée en créole jusqu’à une apocalypse bienveillante? mais retardée. Ils ne sont que trois mais ils savent occuper le terrain et le pianiste vocaliste a trouvé des partenaires de choc qui ne font pas que l’accompagner mais exaltent sa musique, le contrebassiste Chris Jennings qui succède à Linley Marthe, toujours efficace mais avec sobriété dans ses effets électroniques.
Quant à Tilo Bertholo que l’on a pu entendre aux côtés de Jowee Omicil, il disparaît derrière un impressionnant set de batterie mais il conclura le concert avec un impressionnant solo toujours très attendu.
Le pianiste se sert de l’électronique pour nous envoyer dans les galaxies mais ses distorsions sur Chlordeconomy ne contrarient en rien l’émotion de son Lotbò-A (“au-delà”) à la mémoire de son grand-père, né en 1922 et mort centenaire.
Il semble exulter, tout à sa musique, un jazz bouillonnant et une pop un rien psychédélique. De la nostalgie pour ce même pas quadragénaire balayée par un enthousiasme qui le transporte dans le flux de compositions particulièrement dynamiques. Il ne tient pas en place, sûr qu’ il aimerait danser sur scène : jouant du piano le plus souvent debout, d’une main droite plus qu’agile, alors que la gauche galope sur le synthétiseur Nord Stage, il s’accompagne risquant un chant d’une voix suraiguë. Son évolution artistique et personnelle l’envourage à poursuivre sur des chemins de spiritualité, de lumière et de réconfort, déjà empruntés par Wayne Shorter et Thomas de Pourquery qui lui aussi rêvait de chanter depuis longtemps. S’il cherche un peu naïvement une certaine communion avec le public, le pianiste martiniquais qui a tout abandonné pour vivre de sa seule musique, parvient à l’obtenir, les lumières des téléphones remplaçant les briquets de jadis. Il semble ravi du spectacle de toutes ces lucioles qui glissent dans la nuit. Le public adhère totalement à ce cosmic jazz, même s’il n’y a pas beaucoup d’étoiles dans le ciel de Benoît XII, un vent libérateur est venu rafraîchir un public qui apprécie un jazz vif, un engagement authentique.
Son père José Privat était le pianiste du groupe Malavoi qui connut un formidable succès dès les années soixante dix. Depuis son premier album sorti en 2011, Kikoté, Grégory Privat a fait du chemin en compagnie de musiciens antillais qui le prirent comme sideman, le maître du gwoka, le percussionniste guadeloupéen Sonny Troupé ou le saxophoniste Jacques Schwarz-Bart. Il trace sa route sans oublier le retour au pays natal d’Aimé Césaire dont nous avons pu judicieusement entendre, dans l’après midi, des extraits lors d’une conférence de Didier Boudet, un habitué du festival, sur la créolité, la poésie afro-descendante de Césaire à LeRoi Jones ( Amiri Baraka qui écrivit le Peuple du Blues en 1968).
Avec ce concert qui ravit le public de Benoît XII, s’achève le festival pour moi du moins, mais il restait une dernière soirée qui exprima la quintessence de la musique antillaise. Le pianiste George Granville en trio avec le batteur Arnaud Dolmen et le contrebassiste Michel Alibo, le chanteur Wozan Monza & Ka Métamorphose dans un répertoire de chansons traditionnelles caribéennes, superbement accompagné par une vraie troupe engagée et revendicative Grégory Privat au seul piano cette fois, le saxophoniste Jacques Schwarz Bart, le batteur Arnaud Dolmen….
Ce qui souligne la pertinence de la programmation très orientée mais riche en découvertes musicales de la Caraïbe. La petite histoire du festival continue de s’écrire, Avignon avec son festival et son Tremplin reste un lieu de découvertes, d’ouvertures, de passages, toutes frontières abolies. Puisse l’aventure lancée par ces passionnés de jazz, soutenus par une vaillante et résistante équipe de bénévoles continuer à se renouveler encore longtemps…
Sophie Chambon