Les Émouvantes 2024 / 1
Première soirée du festival Les Émouvantes de Marseille avec Régis Huby et Michele Rabbia “en parallèle” et Claude Tchamitchian et son quartette-limonaire.
Retour aux Émouvantes de Marseille, au risque de la consanguinité, parce qu’il s’agit d’une famille où je croise et recroise les mêmes visages, non sans y découvrir chaque année de nouveaux. Mais j’y reviens parce que je me sens chez moi, en cette famille constamment renouvelée, mais comme d’autres ont pu se sentir chez eux au chez Ryan’s sur la 52e Rue et au Savoy Balroom, au Birdland et au Club Saint-Germain, à la Knitting Factory plutôt qu’à l’Irridium, au festival de Moers plutôt qu’à la Grande Parade du jazz de Nice, au Baiser salé plutôt qu’au Duc des Lombards, à la Huchette ou au Triton. On pouvait voir l’autre jour, sur facebook, une archive TV du siècle dernier, et y entendre la voix baderne de Philippe Adler demandant d’un air soupçonneux et satisfait (parce qu’il savait la réponse qu’il espérait) à Pascal Anquetil si les jeunes musiciens que ce dernier venait d’inclure à son annuaire du jazz en France écoutaient les anciens. Quels anciens ? Welman Braud et Steve Brown? Walter Page et John Kirby? Ray Brown et Oscar Pettiford? Percy Heath et Wilbur Ware ? Ron Carter et Scott LaFaro? Barre Phillips et Jean-François Jenny-Clark ? Claude Tchamitchian et Riccardo Del Fra ? Sylvain Romano et Joachim Florent ? On continue ?
Plus que jamais par le passé la question de l’héritage historique se voit concurrencer par celle des territoires esthétiques, aussi l’enrichissement personnel se doit-il aujourd’hui d’être tout à la fois synchronique et diachronique, voire transdisciplinaire (on se souvient de Riccardo Del Fra accueillant l’ethno-musicologue Simha Arom ou emmenant ses étudiants au musée). Et les jeunes générations vivant, à travers les différentes réseaux d’information dont elles disposent, dans une diachronie sursaturée, les échanges intergénérationnels sont d’une importance capitale… pour peu qu’ils s’opèrent en double sens (voir la “baby boom philosophie” de Daniel Humair et ses renaissances successives).
Or, voici Claude Tchamitchian, né en 1960 – on le croirait à peine –, qui s’avance sur le bord du plateau aménagé au Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille, pour présenter sa programmation où je me retrouve, certes en famille, mais famille ouverte, transversale, attachée aussi à ces valeurs que sont proximité, immédiateté, curiosité pour un maximum de créativité, avec les risques que cela comporte. Or, quelques pas en arrière, une autre silhouette s’est avancée, dont le visage reste caché par la visière de sa casquette sous l’éclairage vertical des projecteurs. C’est Fabrice Martinez qui se décoiffe enfin, le trompettiste, né en 1971. Désormais, il épaulera Claude Tchamitchian dans ses choix de programmation. Pas un gamin certes : les anciens auxquels se référait Philippe Adler étaient pour beaucoup déjà morts à cet âge-là, de la tuberculose (Charlie Christian, Jimmy Blanton), d’overdose et d’excès en tous genres (Fats Navarro, Charlie Parker), ou d’un accident de la route (Scott LaFaro, Josephe Dejean). Mais un regard médian sur l’actualité du jazz et qui rendra, ce 21 septembre en cloture de cette 30ème édition des Émouvantes, un hommage de son quintette à Stevie Wonder, avec des musiciens des générations suivantes.
Mais ce sont bientôt Régis Huby, Michele Rabbia et leur duo In Parallel qui leur succèdent sur scène. Un art d’abord du presque rien que Régis Huby met en œuvre d’un bourdon effleuré de l’archet, le corps penché vers les pédales qui l’entourent et dont on ne cherchera pas comprendre l’usage sinon que, combinées entre elles, elles étendent la palette de son violon, superposent les idées qui s’y présentent, les mettent en boucles, en nappes, génèrent peut-être de l’aléatoire dans de prodigieux scénarios ne répondant pourtant à aucune écriture préalable, ni préméditation. On pense aux sonorités des violons de Norvège (le fameux hardanger, son chevalet plat et ses bourdons), puis à quelque liturgie baroque dont les échos nous parviennent à travers une enfilade de voûtes ecclésiales, bientôt distrait par les manipulations infimes de Michele Rabbia, ses mains se déplaçant sur son petit fourbi électro-numérique pour des résultats encore inaudibles, ou tout du moins indiscernables, à moins que ces courants d’air traversant la nef gothique où évolue le violon ne soient de son fait… Lorsque soudain un élément visuel concrétise quelque chose à lui attribuer, deux grosses boules blanches – des boules de neige ?! – qu’il fait rouler sur les peaux et dont il fait scintiller le son, comme si c’était de vraies boules de neige ! Il soufflera vraiment sur un petit micro pincé au bord des tambours de sa batterie, tripotant sur la peau de menus objets, une peu comme l’on vide ses poches avant de mettre un pantalon à laver. On entendra peut-être le bruit des vêtements tournant dans la machine… ou les bruits d’une étable la nuit avec le cliquetis d’une chaîne se mêlant à la mastication des ruminants tandis que galope un mulot dans le grain. On imagine ce que l’on veut, on rêve, porté par un long continuum qui enfle de l’infiniment petit à l’infini grand pour nous propulser lentement dans l’inter-galaxie, voyage dont le climax est un trou noir où le son s’effondre… retour à d’infimes murmures grégoriens. La pièce suivante sera plus “jungle”, au sens tant “ellingtonien” “photekien” du terme, la batterie devient batterie, battue de larges balais végétaux, les tambours se font tribaux, on passe de Raoul Ruiz à John Carpenter et l’on finit pas franchir le Styx où le concert se meurt dans le va et vient des âmes mortes.
Plus léger, sera le second concert de la soirée, proposé par Claude Tchamitchian avec son quartette Vortice. Un enchantement sous la forme du retour à l’enfance, des joies candides de la fête foraine et ses attractions, ses chevaux de bois et trains fantômes, ses barbes à papa et pommes d’amour… promesses et illusions, réjouissances et pincements de cœur, illusions perdues retrouvées, sensations douces amères et vertiges délicieux. Pour rester dans la métaphore cinématographique, c’est candide et savamment imaginé, élaboré, comme du Tati (Jour de fête), Fellini (81/2, Amarcord), Prévert et Marcel Carné (la déambulation sur le Boulevard du Crime des Enfants du Paradis), Georges Méliès (tout Méliès). Les acteurs ? On ne pouvait imaginer mieux : Bruno Angelini au piano (avec quelque chose du pouvoir d’évocation de Ran Blake), Catherine Delaunay et sa clarinette limonaire, Christophe Monniot qui entre sur scène en poursuivant un insecte volant avec des airs du mime Marceau avant que ses saxophones (alto et sopranino) ne se fassent montagnes russes ou palais des glaces. Sans oublier Claude Tchamitchian, sa contrebasse et son écriture qui se joue des fausses homophonies entre saxophone et clarinettes, des faux rythmes de valse, de marche ou de polka imaginaires, et qui, de cette orchestration minimale, tire une féérie du limonaire et de la femme à barbe.
Demain, même endroit : le formidable duo Sophia Domancich et Simon Goubert à 18h ; le tentet à cordes de Riccardo Del Fra pour la création de sa partition Une folle allure. Franck Bergerot