Jazz live
Publié le 23 Sep 2024 • Par Sophie Chambon

Final de Jazz à St Rémy avec The Lucky ones

THE LUCKY ONES

21 Septembre, Alpilium, 21h.

Beauté du son et du geste pour cet ultime concert de l’édition 2024 du festival Jazz à St Rémy de Provence avec la rencontre inédite des amis de Sylvain Luc, un quintet formé pour cette seule soirée avec Biréli Lagrène, Stefano di Battista, Médéric Collignon , Diego Imbert et André Ceccarelli. Ce concert inventif, adapté à une situation exceptionnelle qui obligeait à improviser émane de l’agence de production Just Looking et de François Lacharme, longtemps président de l’Académie du Jazz. Une rencontre qui préfigure l’hommage officiel prévu par la femme du guitariste en février 2025.

J’ai quant à moi l’impression de refermer la boucle puisqu’au début juillet, à Lambesc au festival des guitares, j’avais rendu compte d’ une soirée exceptionnelle où le mandoliniste Vincent Beer Demander avec son orchestre à plectres, les guitaristes Yamandu Costa et Antoine Boyer avaient rendu hommage au guitariste en reprenant les compositions que Sylvain Luc avait créées pour la circonstance.

The Lucky Ones?

Les « chanceux » en question sont cinq musiciens choisis dans la longue liste de tous ceux qui eurent le privilège de jouer avec le guitariste. Car Sylvain Luc était un être pluriel, un musicien inclassable qui commença enfant dans un orchestre de mandolines de son pays basque natal, puis joua avec ses frères dans des bals, un point commun avec l’autre Bayonnais, Michel Portal avec lequel on l’entendit dans de savoureux duos. Il ne dédaignait pas reprendre les chansons populaires comme Sous le ciel de Paris. Toujours très demandé, il multipliait les échanges aux couleurs plus ou moins inédites. S’il laisse heureusement une riche discographie, c’est sur scène, dans l’instant qu’il savait transporter le public, en solo sur guitare nylon, en duos inédits avec Biréli Lagrène, Richard Galliano, Michel Portal, Paul Lay (avec lequel il devait d’ailleurs jouer dans la programmation initiale du festival). Sans oublier son trio Sud avec Jean Marc Jafet et André Ceccarelli.

Comment choisir alors les musiciens pour ce concert si particulier?

Pour la section rythmique, le choix allait de soi : ce ne pouvait être qu’ André Ceccarelli qui a accompagné le guitariste dans de nombreux projets dont son trio Sud. Le contrebassiste Diego Imbert paraissait aussi une évidence. S’il fallait un guitariste, Biréli Lagrène était tout indiqué, compagnon de route très proche. Mais pour la « front line » des soufflants quel plaisir de retrouver le saxophoniste alto et soprano Stefano di Battista qui a fait le métier dans la variété avant de venir en France encouragé par le pianiste Jean Pierre Como. Adoubé par Aldo Romano et appelé par Laurent Cugny, il participa à l’ ONJ de 1994 avec son compatriote le trompettiste Flavio Boltro. Sideman reconnu, invité sur scène par ses collègues aussi bien français que transalpins, il est l’homme de la situation. N’a-t-il pas avec le romancier Erri de Luca concocté Musica insieme entre littérature napolitaine et performance musicale? L’autre soufflant est Médéric Collignon qui avait proposé à Sylvain Luc un programme entièrement improvisé, une idée qui ne pouvait que plaire au guitariste.

Une fois le choix des musiciens arrêté, encore fallait-il s’entendre sur le répertoire, la date du concert en fonction des divers agendas. Ce n’est pas un travail en pointillés où du temps est laissé pour décanter les idées et les morceaux. Mais les musiciens vivent dans une autre temporalité et en dépit des diffférences, s’accordent vite. La mise en place fut rapide, Mederic Collignon se chargeant de la direction après avoir concocté les divers arrangements.

Le programme

Ce soir, pour les musiciens du quintet il s’agit de jouer “sa” musique à leur manière, avec leur technique, en résonance. Et de s’abandonner au plaisir d’interpréter des standards éternels, souvent tirés du bebop. Ils tombèrent d’accord sur trois compositions de Luc, Ameskeri pour commencer le concert qui figure dans un album du trio Sud mais que le guitariste avait également repris en duo avec le trompettiste Stéphane Belmondo.

Ameskeri – Stéphane Belmondo & Sylvain Luc (youtube.com)

Boléro langoureux est un thème original de l’insolite By Renaud l’Etang (2021) que l’on entendait dans ce concert solo de Luc en streaming pendant le confinement. Un formidable exercice de style, un jeu de miroir avec l’ingé-son, repensé pour un solo, une réduction d’orchestre, en fait Sylvain Luc dialoguait avec lui même dans un dédoublement constant où il lui fallait s’écouter et produire en même temps. A la toute fin du concert, le quintet jouera “Sauvage”, écrit en 2014 pour le Giù la testa du saxophoniste italien qui se lance dans une improvisation en fin mélodiste.

https://music.you tube.com/watch?v=6J1FHt5d2G8&si=YdMVB8tnz7X80bGi

Outre les compositions de Sylvain Luc, ces mousquetaires d’un soir au service de leur roi de coeur jouèrent des mélodies qui plaisaient au guitariste et dans lesquels ils évoluent avec aisance. Footprints de Wayne Shorter avec une introduction de Dédé Ceccarelli, un Donna Lee attaqué presque sérieusement ( est-ce possible ?) par Médo, un somptueux Body and Soul où après une intro étonnante de Biréli, chacun donne la pleine mesure de son talent. Et pour le plaisir, cette mélodie incomparable, Estate qui gagne immédiatement le coeur du public.

Stefano di Battista est arrivé nonchalamment sur scène, accueilli par une voix féminine qui lui lance Te voglio bene assai à quoi il réplique en chantant ce Caruso de Lucio Dalla. Le ton est donné, le concert sera joyeux, ponctué par un numéro de duettistes fort drôle entre les deux souffflants. C’est encore Bireli Lagrene qui se marre dans son coin qui résume le mieux leur interaction en les comparant aux entertainers irrésistibles, Frank Sinatra et Dino Martin qui pouvaient bavarder, plaisanter et augmenter la durée du show à Vegas au Sands pour la plus grande joie du public. Cette sprezzatura, ce sens comique n’exclut pas un grand professionnalisme, une complicité musicale évidente, une capacité d’écoute partagée et surtout l’envie manifeste de faire de la musique ensemble. Tout se joue dans un échange permanent, au fil des idées que chacun apporte, testant un côté expérimental toujours ludique. Ils ne donnent pas au public ce qu’il veut mais font en sorte que leur musique soit celle que l’on attendait…

Biréli Lagrène plus sobre dans son attitude ne tergiverse pas quand il délivre son solo, d’un phrasé coulé, avec des attaques soft, jouant sans médiator, il trouve dans son inspiration du moment des histoires à raconter. Et son intro de Body and Soul nous amène vraiment ailleurs. Il fait penser à Sylvain Luc dont les doigts lâchés sur le terrain du manche allaient parfois plus vite que sa pensée. Sinon il brosse des arrière pays subtils, stabilise l’ensemble avec la section rythmique impeccable qui autorise les élans les plus fous des solistes.

Le duo de soufflants dans ces moments intenses est tout au plaisir du jeu, introduisant de petits défis. Sylvain Luc aimait comme Médéric Collignon ces décalages, en avait sans doute besoin. Collignon excelle dans ses échappées à la voix, ces élucubrations et mimiques qu’on lui connaît depuis ses débuts.

Avec une forte capacité à inventer, il joue tout le temps, à tous les sens du terme, enchaîne les idées avec volubilité laissant son lyrisme déborder. Il faut reconnaître que sur ce Body and Soul le saxophoniste est quelque peu interrompu par les facéties de Médo qui détournent l’attention, peuvent agacer même si on ne reste jamais longtemps rétif à ses vocalises. Avec patience, di Battista attend le retour au calme. Il prend aussi son temps pour se lancer dans une improvisation aussi lumineuse que mélancolique comme s’il se perdait en chemin pour mieux se trouver. Il se récupère avec adresse, il nous balade assurément mais sans jamais nous perdre.

Pour le rappel, un sans-faute là encore avec un blues sans thème, l’irrésistible Parker’s mood où se révèlent le style et tempérament, la sensibilité et sensualité du saxophoniste qui a sorti un album sous ce titre. Au terme de ce stimulant concert, c’est la cohésion, la musicalité et la vivacité de ce groupe inédit que l’on garde en mémoire avec une euphorisante sensation de vivre pleinement le moment.

Ce festival chaleureux, festif et convivial s’achève après trois belles soirées où les jazz(s) dans leur diversité rendent la musique vivante accessible. Merci encore à Bruno, Evelyne, Ange Marie … Il faudrait citer tous les bénévoles qui assurent le succès de la manifestation, des merveilleuses cuisinières aux indispensables chauffeurs sans oublier la disponibilité de l’accueil, la billetterie…

Sophie Chambon