Les Émouvantes 2024 / 3
Groove qui rit, groove qui danse… les Émouvantes 2024 se sont terminées sur un long et formidable drible rythmique joué par le quintette Print de Sylvain Cathala, et le “groove de Stevie” africanisé par Fabrice Martinez et les musiciens de son “Stev’in my Mind”.
L’apparition de Fabrice Martinez sur la scène des Émouvantes aux côtés de Claude Tchamitchian, invité par ce dernier à partager les fonctions de Monsieur Loyal des prochaines éditions, laissait supposer un relai à venir, sinon dans le temps (succession), du moins dans l’espace (partage), alors que la génération de responsables de scènes du jazz en poste depuis le siècle dernier s’apprête à partir pour la retraite, sans toujours avoir anticipé le futur. On pouvait déjà voir l’empreinte de Fabrice Martinez dans cette dernière soirée 2024 placée sous le signe du groove.
Quartette devenu quintette lors de la dernière décennie après vingt années d’existence, Print de Sylvain Cathala s’est fait dès sa création (Stéphane Payen partageant déjà la frontline avec le leader) une réputation d’austère créativité, laboratoire destiné à transformer et combiner les héritages des Five Elements de Steve Coleman et du Bloodcount de Tim Berne, dans le sillage d’Aka Moon, et de la galaxie Hask dont Kartet était le pivot central. Austérité débridée au fil des années à force de joyeuse complicité et notamment avec l’adjonction de Benjamin Moussay. L’expression “groove qui rit” m’est venue à la suite du concert des Émouvantes où l’on a vu, ce que d’aucuns considéraient, depuis longtemps à tort, comme un exercice de style, devenir un jeu ouvert, fascinant, d’une folle gaîté, diablement excitant. La complexité des rythmes qui mutent l’un dans l’autre au gré des équivalences est devenu un jeu, suscitant une excitation semblable à celle procurée au public de sport collectif. Franck Vaillant semble en être le moteur, le pourvoyeur de consignes, selon des grilles, comme il l’explique en fin de concert au pied de la scène, non plus seulement mélodico-harmoniques, mais en priorité métriques sur des schémas débordant du conventionnel AABA de 32 mesures. Dans cet exercice exaltant, si c’est Vaillant qui semble être le maître du jeu – impressions qu’il donne de toute façon par sa présence visuelle qui se joue de la difficulté avec humour –, il est constamment relayé, stimulé, relancé au bond comme dans une perpétuelle montée collective au but, par le contrebassiste Jean-Philippe Morel et Benjamin Moussay qui feinte ici et là en masquant ou métamorphosant son piano de sa console de synthétiseur, ce que l’on connaît désormais comme son piano modulaire. Il n’en faut pas moins pour donner des ailes à nos solistes de la frontline – Sylvain Cathala d’un ténor plus posé et Stéphane Payen d’un alto plus ébouriffé – et de saisissants reliefs à leurs partitions et improvisations.
À quoi pouvait-on s’attendre avec ce “Stev’in myMind” de Fabrice Martinez destiné à répondre à l’interrogation « Comment rester insensible à une mélodie de Stevie [Wonder], comment ne pas bouger son corps sur un groove de Stevie ? » On ne dansa pas dans la Salle Audoli du Conservatoire Pierre Barbizet, devant un public pas très habitué à ce genre d’écoute par les programmes habituels des Émouvantes, qui plus est selon une disposition en gradin peu propice, mais on claqua dans ses mains et l’on reprit en cœur. Comment reprendre Stevie Wonder, sinon en faisant moins bien ? L’échappatoire qu’a trouvé Martinez, et qui fonctionne à merveille, c’est l’option africaine, clin d’œil évident à la citoyenneté décernée en mai dernier à Wonder par le Ghana. En confiant la basse au Camerounais Raymond Doumbé, parisien depuis 1976, qui collabora avec Salif Keita, Miriam Makeba, Mory Kanté, Ray Lema et Hugh Masekela (non sans donner satisfaction par ailleurs à Bobby Few ou Archie Shepp) ; en recrutant au Congo le batteur Romaric N’Zaou dont les polyrythmies croisées n’étaient pas sans évoquer les sources nourrissant en début de soirée les grooves de Print. Autour de Fabrice Martinez, qui trompette à la main ne cesse de dynamiser l’énergie de son orchestre : Betina Kee aux synthétiseurs, inventive et naturelle incarnation des claviers de la musique de Wonder ; le “guitar heroe” Julien Lacharme apportant la touche rock metal qui l’avait déjà fait repérer auprès d’Alpha Blondy. Dansera-t-on aux prochaines Émouvantes ? Franck Bergerot