Le quintette occupe presque entièrement la scène de cette cave obscure de la rue Lanterne, qui officie depuis 1948 et est à ce titre le plus ancien club d’Europe toujours en activité. On y trouve, trônant sur le devant de la scène, le joueur de bandonéon Pablo Amado, Joseph Bonneton au violon, Adrien Irankhah au piano, Leo Geller à la guitare électrique, et Florian Coppey à la contrebasse.
Le format est donc bien identique à celui du Quinteto Tango Nuevo formé par Piazzolla à son retour à Buenos Aires en 1960, un ensemble 100% porteño pour lequel il écrit la majeure partie de son oeuvre (Decarissimo, Adiós Nonino, Buenos Aires Hora Cero, Seria del Angel…). Ce moment de profusion résonne sans doute avec la carrière des jeunes musiciens, puisqu’il correspond véritablement à l’aboutissement de la formation de Piazzolla, alors fraîchement revenu de Paris où il avait travaillé auprès de Nadia Boulanger, passant ensuite quelques temps à New-York au plus près des jazzmen.
À peine sortis du conservatoire, les cinq membres de cet orchestre, dont les fondations semblent à parts égales reposer sur l’amour de Piazzolla et sur une forte amitié, retrouvent peut-être dans cette musique la rigueur et la complexité qui les excite, le croisement si original entre les genres qu’ils ont côtoyé durant leur formation, mais aussi une émancipation dans cet espace musical presque abandonné par les musiciens de jazz aujourd’hui. Bien que ce soit le versant le plus européen du tango argentin, venant du pays lui-même le plus européen d’Amérique latine, le contrebassiste Florian Coppey y voit un grand voyage.
Ce qui est certain, c’est la force de l’effet produit par le nuevo tango sur ceux qui ne le connaissent pas, et la fascination toujours réitérée de ceux qui le connaissent.
Lorsque le premier set débute, avec Lunfardo puis Oblivion, c’est une ambiance studieuse qui règne, rendant d’une certaine manière hommage à l’émancipation des pistes de danses et des milongas, les bals de Buenos Aires, opérée par le renouveau de Piazzolla. La concentration est de mise dans cette musique au cadre rythmique pourtant simple (2/4), mais qui n’est que déconstruction et reconstruction des compas, les rythmes traditionnels intimement liés au tango dansé. Tout cela évidemment sans section rythmique fixe. Le rôle passe donc de main en main, et on retrouve là une certaine praxis musicale propre aux jazzmen : s’éloigner de la danse et de l’aspect de plus en plus formel et codifié de cette musique, pour approfondir le plus possible les ressources de l’instrument (et d’autres instruments : la guitare électrique, plus tard le bandonéon électronique…), selon une certaine conception de la pureté du sentiment musical. C’est immédiatement perceptible dans le jeu de Joseph Bonneton qui, se revendiquant lui-même de la continuité de Suarez Paz, dernier violoniste de Piazzolla, joue de toutes les possibilités de son instrument. Glissando, frottements, coups d’archet et pizzicato…
Le set se poursuit sur la suite de La Camorra, et malgré quelques solos (contrebasse, guitare et piano), s’en dégage une impression de musique de chambre, inhérente à l’aspect très écrit de cette musique, reprise parfois presque à la lettre. C’est par exemple le cas dans le second set, où le pianiste Adrien Irakhah reprend texto l’introduction de Laércio de Freitas sur Adíos Nonino… Quelques arrangements ont pourtant été retravaillés, comme Soledad, repensé par Joseph Bonneton, où un duo se forme avec le guitariste Leo Geller autour d’un contrepoint en pizzicato.
User et abuser du contrepoint, c’est le grand jeu du nuevo tango, et le quintette s’y donne à coeur joie. De la superposition à outrance de lignes mélodiques différant parfois de peu, se déploie une richesse harmonique en constante fluctuation. Flux et reflux sans cesse brisés par les changements de rythmes, des accélérations et des ralentissements, souvent menés par une contrebasse et un piano très percussifs. Les couples synchroniques (guitare/violon, contrebasse/piano, violon/bandonéon) se forment et se déforment pour le plaisir des yeux, et on y voit la transposition en musique de l’esprit qui anime le tango dansé.
Walden Gauthier
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