Lucian Ban et les autres dans le lointain
Les autres, par commodité de mise en page, ce sont Louis Sclavis, Mat Maneri et Sarah Murcia au sein d’un quartette dont la personnalité doit, non à son leader (aucun n’est présenté comme tel), mais à l’articulation des complicités et affinités à son entour.
C’était la troisième journée du D’jazz Nevers Festival où je débarquais en fin de journée en provenance du Jazzdor de Strasbourg. J’avais donc manqué en milieu de journée une relecture de l’album “Transformer” de Lou Reed par Sarah Murcia et Fanny de Chaillé, en fin d’après-midi la première fournée des “jazz regional days”, sorte de triple salon où l’on pouvait passer d’une pièce et d’un orchestre à l’autre (Quentin Coppalle Quintet de Bourgogne-France-Comté, Roda Minma et Brame Zéphyr tous deux de Normandie). Restait à entendre le quartette de Lucian Ban (piano), Mat Maneri (violon alto), Louis Sclavis (clarinettes) et Sarah Murcia (contrebasse). J’y retrouvais avec cette configuration créée à l’occasion du D’jazz Nevers Festival quelques échos du concert entendu il y a un an à Jazzdor où Lucian Ban partageait avec Mat Maneri et John Surman un répertoire portant l’empreinte des musiques transylvaniennes chères au pianiste.
Empreinte qui s’estompait hier avec l’apport de nouveaux compagnons de jeu, l’estompe faisant partie du jeu des quatre joueurs, l’effacement qui s’opère par jour de brouillard et qui affecte aussi le grand âge lorsque perte de vision et de mémoire se liguent pour vous éloigner du monde. Serait-ce les « Actualités”, terribles sur tous les fronts, qui m’inspiraient cet élan de nostalgie pour un monde que nous avions rêvé et désormais compromis, au risque d’un contresens par rapport à l’intention du quartette. M’est venu en tête l’expression de « monde lointain » dont je pris quelque temps à réaliser d’où elle me venait : du titre du fameux concerto pour violoncelle d’Henri Dutilleux, Tout un monde lointain, référence que l’on oubliera vite pour ne pas brouiller les pistes, en ne gardant que cette idée d’estompe, d’éloignement, voire de disparition et de planète éteinte, et par voie de conséquence de nostalgie. Encore une fois au risque du contresens.
Une musique éminemment nostalgique, même lorsque qu’elle connaît quelque coup de sang sur une trémulation soudaine de la clarinette ou sous les doigts de Lucian Ban simulant la mailloche du cymbalum ou la pince des doigts sur les cordes du quanûn. L’alto de Mat Maneri a des accents de fiddle, l’archet léger sur les cordes, doublant volontiers celles-ci, la note droite ou d’un vibrato disparate, la main gauche souvent en première position est ses cordes à vide. Sur ce répertoire dont les quatre musiciens se partagent les signatures, les anciennes complicités se croisent, se nouent et se dénouent au fil des contrepoints ou des homophonies qui se déplacent, se dispersent, se rassemblent, s’évanouissent aux frontières peu claires de l’écrit et de l’improvisation, lorsque soudain un compositeur extérieur vient glisser sa partition : Paul Motian. J’en ai noté le titre… ce matin illisible dans mon carnet (tout comme celui d’une pièce de Sarah Murcia empruntant au vocabulaire anglais du bonheur, que j’interprétai également comme lointain, disparu). Peu importe, Paul Motian, quoi ! Et relisant une première fois ce texte, je me remémorai la chronique que j’avais faite de l’album “Lost in Dream” que je me surprends à l’instant de quasiment paraphraser, album dont j’avais fait une « musique de l’extinction et de la fin, néanmoins d’une intensité relevant de la jubilation ».
En rappel : un hommage à Masha Amini, l’étudiante iranienne dont l’assassinat par la police suscita le soulèvement de 2022. Tendresse orientale des échelles modales, caresses glissando du violon presque karnatique. Je revois cette longue séquence d’extraction de la grenaille policière sur la blessure au visage d’une étudiante iranienne, séquence du film Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof, qui serait insoutenable s’il n’y avait cette tendresse du geste soignant, de la caméra et d’une musique dont j’ai tout oublié sinon qu’elle agissait comme un baume. Franck Bergerot
Ps : Tout à l’heure, à 12h15 au Théâtre municipal, création du batteur Adrien Desse avec Guillaume Orti et Olivier Py ; à 17h au Café Charbon, suite des Jazz Regional Days avec trois autres jeunes groupes à découvrir ; à 21h au théâtre, Sophia Domancich et son nouveau trio « Whishes » avec Mark Helias et Eric McPherson.