Jazzdor 39 – Marie Krüttli trio + Michaël Attias Quartet
De retour au Fossé des Treize le festival Jazzdor nous a gratifié d’une soirée dont il a le secret en faisant se succéder sur scène deux formations inspirées et aventureuses faisant fructifier de manière très personnelle et hyper actuelle l’héritage protéiforme du post-free américain et européen des années 80/90.
C’est d’abord le nouveau trio de la pianiste suisse Marie Krüttli qui dès les premiers instants de sa prestation nous a embarqué dans un voyage à la fois onirique et ultra-sensoriel parfaitement envoûtant. Accompagnée du contrebassiste zurichois Lukas Traxel, hyperactif sur la jeune scène berlinoise, et du batteur français Gautier Garrigue, décidément sur tous les fronts du jazz contemporain — la pianiste nous a offert un aperçu saisissant de l’étendue de son talent en développant une conception à la fois très ouverte et structurée du trio à travers une musique toute en nuances de textures et variations d’intensité fondée sur un contrôle collectif constant des dynamiques orchestrales. Ce qui fascine dans cette musique c’est le paradoxe fécond entre un dispositif très précis façonnant et orientant le discours à travers des formes soigneusement agencées agissant comme des sortes de points de rendez-vous où reprendre pied collectivement et le caractère fondamentalement fluctuant, flottant et comme en éternelle dérive de la musique. Entrant dans un permanent et fascinant trilogue avec la contrebasse à la fois digressive et subtilement pulsative de Traxel et la batterie gestuelle, coloriste et chorégraphique de Garrigue, le piano introspectif de Krüttli, tout en esquive, esquisse et effets de miroitements démultipliés ouvre sur un univers intérieur d’une richesse infinie faisant dialoguer de manière subliminale l’art du trio de Paul Bley ou Marylin Crispell avec les harmonies précieuses du piano français du début du 20e siècle et les formes hallucinatoires de la musique répétitive. La confirmation d’une grande musicienne.
Vint ensuite le nouveau projet du saxophoniste alto Michaël Attias, l’une des figures à la fois les plus secrètes et inventives de la riche scène new-yorkaise avant-gardiste. Jetant des ponts depuis toujours entre l’Europe et l’Amérique, Attias a constitué ce nouveau quartet en agrégeant autour de son saxophone lyrique et acidulé, la féérie sonore du vibraphone de la Berlinoise d’origine grecque Evi Filippou, les grooves élastiques du contrebassiste canadien Miles Perkin et la sophistication polyrythmique de la batterie du Belge Samuel Ber. S’engageant dans un long set d’un seul tenant en une sorte de suite mouvante enchaînant des compositions aux formes labyrinthique et savamment enchâssées comme une sorte de plan séquence kaléidoscopique, le quartet invente une musique à la fois cérébrale et organique, pleines de chausse-trappes rythmiques et sophistications harmoniques, mais toujours animée par un sens du groove et une sorte de lyrisme abstrait renvoyant directement au jazz et son histoire. Propulsé par la paire rythmique Ber/Perkin, remarquable tout du long de précision et d’inventivité, et constamment stimulé par l’extraordinaire chatoiement de pulsations et de couleurs harmoniques offert par le vibraphone d’Evi Filippou, la grande révélation pour moi de ce concert, Michaël Attias, au cœur du dispositif, oriente avec beaucoup de spontanéité et de réactivité les mouvements et les humeurs collectives de la formation tout en demeurant d’une fidélité scrupuleuse aux formes et structures servant de cadres à l’improvisation. Une musique érudite et constamment stimulante qui s’adresse autant à l’intelligence qu’à l’ivresse des corps.
Stéphane Ollivier