Nevers, un mercredi 13
Ce titre parce qu’on ne peut pas citer dans ce chapeau tout ce que nous avons entendu hier au D’jazz Nevers Festival, et pour tirer mon chapeau à l’une de mes compositions favorites, parmi celles signées Martial Solal, Mercredi 13 1,enregistrée il y aura 53 ans dans une semaine.
Ce mercredi 13 novembre donc, on commence à midi, au théâtre municipal, par un coup de cœur : Élodie Pasquier (clarinette), Didier Ithursarry (accordéon). Coup de cœur un peu tardif, puis je découvre dans les notes de programme rédigées par Pascal Rozat que ce duo existe depuis six ans. Et on ne m’avait rien dit ! Belle association, presque naturelle. Le côté boisé de la clarinette et le registre qu’Ithursarry privilégie sur son accordéon. Certes les Balkans n’ont pas manqué de nous faire entendre cette combinaison, jusqu’au cliché. Ici, on les évite.
Je pourrais chercher quelque excuse à mon ignorance ou à mon indifférence du côté du temps nécessaire à l’avènement d’une maturité, or une captation au Triton témoigne de ce que le duo de novembre 2020 au Triton était déjà quelque chose de très abouti. Peut-être a-t-il gagné depuis en interaction dans sa remise en cause de la répartition du travail “solo/accompagnement”, en fluidité entre improvisation et composition. Un longue improvisation en solitaire d’Élodie Pasquier m’a particulièrement impressionné par l’étendue du vocabulaire et la conduite d’un authentique “récit”.
Mais le temps presse et nous revoici à 18h30 de retour au Théâtre avec l’Acoustic Large Ensemble de Paul Jarret que j’avais déjà entendu en position circulaire (l’orchestre autour de son leader et le public autour de l’orchestre) à la Cité de la Musique de Nanterre et dont Jean-François Mondot et Annie-Claire Alvoet avaient déjà rendu compte dans ces pages. Ici, l’orchestre sur la scène du théâtre à l’italienne, en position frontale face au public. Surprise, fascination, émoi perplexité. L’expérience relève du mystique et de l’envoutement pour les plus convaincus, mais de l’exercice scolaire pour d’autres.
Entre ces deux réceptions, un vif intérêt modéré par l’absence de mise en valeur individuelle des personnalités en présence. Que l’on en juge (personnel sous réserve) : Paul Jarret (guitare, composition), Thibault Gomez (harmonium), Hector Lena-Schroll (trompette), Paco Andreo (trombone à pistons), Fanny Meteier, Fabien Debellefontaine (tuba), Élodie Pasquier (clarinette), Maxence Ravelomanantsoa (saxophone), Fabiana Striffler (violon), Maëlle Desbrosses (violon alto), Éléonore Billy (nyckelharpa), Bruno Ducret (violoncelle), Alexandre Perrot, Étienne Renard (contrebasse). À ceux qui ont déploré l’absence de soliste, j’en citerais au moins un, le trompettiste Hector Lena-Schroll, voire deux, lorsque le tromboniste Paco Andreo lui donna la réplique.
Le projet renvoie aux pionniers des musiques répétitives également dites minimalistes (Terry Riley, Steve Reich, Phil Glass, La Monte Young), mais peut-être Paul Jarret et ses amis qui sont nés avec ce siècle ont-ils d’autres références, plus récentes. Ce qui, passé l’effet de découverte du premier concert, me déconcerte un peu, c’est un certain statisme selon lequel les différentes phases d’un même morceau, les différents motifs mélodiques et rythmiques mis en boucle et en eux-mêmes souvent très élémentaires, se juxtaposent l’un après l’autre plus qu’ils ne se tuilent l’un sur l’autre, ne dérivent l’une vers l’autre, ne se fondent l’un dans l’autre, privant l’auditeur de ce sentiment d’égarement et de vertige ou nous plonge notamment In C de Terry Riley (et sa note de Do reprise à l’infini). Il en va de même des couleurs orchestrales qui pourraient être plus fluctuantes et les solos mieux répartis dans une espèce de volatilité ou de fluidité organisée, mettant mieux à profit les personnalités musicales en présence. Il y a quelque modèle à prendre, du gamelan balinais aux dernières expériences orchestrales de Steve Coleman. Une belle initiative dont l’avenir dépendra de sa mise en mouvement.
Onze heures huit ! Et ma rédaction est loin d’épuiser ce mercredi 13. Dans moins d’une heure je suis dans la queue donnant accès à la petite salle de la Maison de la Culture (La Maison) pour Traverser la cendre, lecture de Michel Simonot sur le dispositif électronique de Franck Vigroux dont je rendrai compte demain. Pour l’heure, j’accélère donc ma rédaction, pour en venir hier soir, à 20h30, au concert en deux parties dans la grande salle de La Maison. Première partie : We Love Jobim, hommage au compositeur brésilien de Géraldine Laurent (sax alto) et Paul Lay (piano). Peu de tubes de la bossa, mais une plongée dans l’œuvre de Tom Jobim, par le biais de pièces moins connues. Éblouissant ! Géraldine aborde par le côté, évoque, déploie, replie, déchiquette, redessine, accélère, quatrième, cinquième, turbo, puis culbute, meurt dans un silence inattendu et renaît tout aussi peu attendue. Sous les doigts de Paul Lay, le piano scintille et rit de toutes ses dents. Vous vous en doutiez, pas une seconde d’ennui. Ça manquerait presque.
La surprise viendra, en seconde partie, encore de quelque inattention de ma part pour le travail de Raphaël Imbert et pour l’émergence ces dernières années de Célia Kameni. Bouleversante par sa profondeur d’interprétation (timbre, inflexion, phrasé, dynamique, pudeur et sobriété, refus de l’effet) qu’elle reprenne des classiques du negro spiritual (détournant He’s Got the World in his Hands en un agnostique et écologique We’s Got the World) ou des Marquises de Jacques Brel. Raphaël Imbert emmène son ténor sur des chemins ouverts par Archie Shepp ou Pharoah Sanders, voir Eddie Lockjaw Davis, qu’il arpente avec ce charisme fédérateur qu’on lui connaît et qui fait toute la cohérence de ses Poetic Ways portés par Pierre-François Blanchard (piano), Pierre Fenichel (contrebasse) et Anne Paceo (batterie).
À suite demain pour ce jeudi 14 qui ne mérite pas de faire un titre.
Franck Bergerot / © Maxim François
1. Martial Solal “En Solo”, RCA, © 1972 (concert du 20 novembre 1971). 1 seule réédition CD connue en 1997 ; hélas introuvable sur les plateformes.