Jazz live
Publié le 16 Nov 2024

Le label Effendi à l’Ermitage

2042 concerts, 174 albums, 127e tournée internationale : le label québécois Effendi fête son quart de siècle d’existence. Deux de ses formations représentatives, l’Auguste Quartet et le Marc Bourassa Quartet, étaient de passage à Paris pour souligner l’événement.

1e partie : Auguste Quartet

Mario Allard (sax), Marie Fatima Rudolf (p), Alain Bédard (b), Michel Lambert (dr)

Jeudi 14 novembre 2024, Studio de l’Ermitage, Paris (75), 20h30

Si Alain Bédard est sans doute l’une des personnalités à l’origine d’Effendi, il est à coup sûr la cheville ouvrière à l’œuvre pour l’extension/l’expansion du label depuis sa création en 1999. Contrebassiste émérite lui-même, il comprend les musiciens – qui le lui rendent bien – et a ainsi pu les accompagner au mieux dans leurs projets respectifs. Depuis deux décennies il dirige aussi son propre quartette, pour lequel il compose une bonne part des morceaux. Un groupe soudé donc, même si on imagine que le personnel a peut-être pour une part évolué, le saxophoniste Mario Allard et la pianiste Marie Fatima Rudolf n’étant pas de la même génération que le leader et le batteur Michel Lambert. De ce fait, on sent d’évidence une forte cohésion dans le tandem basse/batterie. Michel Lambert aura été pour moi l’élément le plus magnétique du set. Est-ce au départ à cause de son petit bonnet sur la tête qu’il me rappela parfois Paul Motian ? Comme lui, il possède en tout cas trois des qualités essentielles de ces batteurs en mesure de transcender un groupe : swing/groove, bien sûr, mais aussi sens de la mélodie (reprenant/maintenant le groove étrange à 9 temps de leur ultime interprétation, La Silva Major) et capacité à « peindre », à adopter l’attitude du coloriste. À cet égard, il réalisa de beaux échanges avec Mario Allard sur Profumo Chaneleone paru sur leur dernier opus, « Particules sonores ». Le saxophoniste, après un premier morceau en tour de chauffe, réalisa des interventions solistes dignes des attendus actuels vis-à-vis de l’alto : nervosité, fluidité, densité rythmique et lignes mélodiques conçues à partir de matrices parfois conceptuelles. Personnalité tout à fait différente, la pianiste Marie Fatime Rudolf cherche, elle, à ne jamais en dire trop. Son jeu se basant sur un placement rythmique très sûr, elle possède l’art d’élaborer un discours en suspens, chacune des différentes périodes de ses solos semblant repousser au dernier moment la résolution de la période précédente, ce sans pour autant chercher à s’appuyer sur la mécanique du grand crescendo dynamique. Enfin, Alain Bédard à la contrebassiste fit preuve d’un engagement qui lui permit de faire passer les petites aspérités de son jeu lors de l’interprétation de certains thèmes comme des moments prévus, ou du moins propres à donner une énergie encore un peu plus propulsive à l’ensemble. Soit une incarnation vivante de l’esprit du jazz !

2e partie : François Bourassa Quartet

André Leroux (fl, ss, ts), François Bourassa (p), Guy Boisvert (b)

Jeudi 14 novembre 2024, Studio de l’Ermitage, Paris (75), 21h45

J’attendais avec impatience d’entendre François Bourassa en concert. En 2018, je l’avais découvert, lui et sa formation, en chroniquant son album « Number 9 » que j’avais trouvé excellent (CHOC). Je fus d’abord déçu en apprenant que son batteur venait de tomber malade et ne pourrait se produire avec le reste du groupe ce soir. Ma déception disparut cependant après à peine quelques minutes de concert. Les trois musiciens semblaient eux aussi crispés par cet événement en entamant le premier morceau, mais bien vite ils comprirent, en même temps que les auditeurs, qu’il s’agissait là d’une occasion à saisir. Ce qu’ils firent, et ô combien avec maestria.

Ce qu’il y a de formidable avec François Bourassa, c’est que sa musique ne ressemble à aucune autre qu’à elle-même. À son écoute, on ne se réfère presque jamais à un autre musicien, si ce n’est peut-être, exception à la règle, à Benoît Delbecq à certains moments (modèle possible étant donné que le pianiste français fut longtemps publié par une maison de disque canadienne, Songlines), en particulier, bien sûr, dès lors qu’il recourut à la préparation (i.e. mettre des objets sur les cordes) et à des boucles un peu étranges, en particulier celles de Last Minute – bien plus que sur Pooloop,un titre issu du dernier disque en date, « Wirl », que le trio donna aussi à entendre. Ceci étant, même avec « loops & gums », il évolue dans une esthétique fort différente que celle de Delbecq. Assez évanescente dans ce dernier cas, la musique de François Bourassa possède elle aussi une forme de mystère, mais du fait qu’il n’est pas possible de savoir à l’avance comment elle va évoluer. Son travail compositionnel tant au niveau contrapuntique, rythmique (très savoureux 7/8+7/8+6/6+7/8 sur Remous)que formel, le tout bien entendu associé à une puissance, une invention rythmique et un très haut degré d’interaction, en rendent les fruits on ne peut plus savoureux, jouissifs. Il faut bien évidemment souligner la haute qualité de ses partenaires, qui ont développé une connivence profonde avec l’univers du pianiste, autant que ce dernier s’est inspiré de leur jeu, ce qui en fait un groupe, au sens le plus profond du terme. Mais plus encore, ce concert aura été le révélateur ultime, au sens chimique du terme, que François Bourassa est aussi un « vrai » compositeur, ses œuvres ayant plus que résisté au test de l’absence d’un batteur lors de ses interprétations, ce qui indique à quel point elles sont inspirées/solides.

À mon sens, François Bourassa et son groupe n’ont pas la reconnaissance qu’ils devraient avoir en France, et il n’est jamais trop tard pour le faire savoir.

Texte : Ludovic Florin – Photos : Mathieu Rivard

P.S. : Au moment de conclure leur set, le batteur de l’Auguste Quartet, Michel Lambert sauta sur scène pour ponctuer les derniers instants avec les trois musiciens. Il aurait été vraiment intéressant de l’entendre sur un morceau complet. Une idée pour un prochain disque, en guest sur un ou deux morceaux ?