D’jazz Nevers, du Dernier Tango aux Métamorphoses
Ducret/Monniot, Pifarély/Känzig/Costa, Parisien/Negro et le Maxiphone de Fred Pouget, tel aura été ce 15 novembre ma dernière journée à D’Jazz Nevers.
Midi quinze, la petit salle de La Maison : Christophe Monniot (saxophones sopranino, alto et baryton) – Marc Ducret (guitare électrique). Il y a d’emblée une véritable entente, deux musiciens qui gagnent à se produire ensemble, ne serait-ce que sur le plan de la présence scénique, avec un Ducret plus “accessible” dans son rapport au public entre les morceaux, avec un Monniot qui se défait là d’une réputation que d’aucuns voudraient récréative. Autant ils sont plaisants dans leur présentation des morceaux et de leurs titres, autant ils sont engagés dès que la musique commence, tout en laissant paraître un réel plaisir à être ensemble. L’engagement est physique, sportif (saxophone heroe vs. guitar heroe), total, dans la façon dont chacun d’eux soumet l’instrument à ses désirs. Les saxophones de Monniot et son électronique qu’il peut faire hurler, gronder, trépigner ; la guitare de Ducret dont toutes les ressources sont mises à profit en une même cohérence jusqu’au bruit des cordes (tapées de la paume sur la touche, l’ongle grattant le filetage…), jusqu’au “bruit” de l’amplification lorsqu’il ponctue un solo de son comparse en tapotant ou tripotant la prise jack débranchée de sa guitare.
Ce serait sympathique et un peu lassant, si tout cela ne s’inscrivait dans un souci et un sens de la forme que l’un et l’autre ont acquis au fil des années du Yes Igor de Monniot de l’album “Princesse Fragile” de 2002 au Dernier Tango rescapé d’une commande malheureuse faite à Ducret pour une anthologie collective des musiques de film. Est-ce dans cette dernière pièce ou dans Chant-son que Monniot s’est livré, inconsciemment ou non, à un extraordianaire pastiche de David Sanborn ? Un pièce a particulièrement retenu mon attention… ou plus exactement exercera ce type de charme qui fait lâcher prise à l’auditeur et vient à bout de son attention, ce qui fait que je ne saurais presque rien en dire, sinon à la classer parmi ces miraculeux apaisements qui traversent ici et là la musique de Ducret dans un grand élan lyrique, et qui ont pris une tournure particulière, me semble-t-il, après la rencontre avec Tim Berne. Renseignement pris auprès de l’intéressé, il s’agit d’une pièce écrite pour la violoncelliste Noémi Boutin et dont je me souviens avoir assisté à la création à l’Atelier du Plateau au printemps 2012.
Le charme que j’espérais du concert donné au Théâtre par le Dominique Pifarély Trio avec Heiri Känzig et Mario Costa aura eu raison de la fatigue accumulée depuis mon départ de Paris pour Jazzdor à Strasbourg il y a une semaine (une bonne quinzaine d’heures de concert et quelques 50 000 signes de compte rendu). À ma grande honte, je somnolais comme un bienheureux sur cette musique qui comptait parmi mes raisons de me rendre à Nevers cette année, me rappelant je ne sais plus quel film où un petit enfant monnaye son billet d’entrée au cirque ambulant qui vient de s’installer sur le terrain vague auprès duquel il habite, en aidant au montage de la tente et des gradins, mais qui, cédant à la fatigue consécutive à cette rude activité, s’endort au début du spectacle qu’il rêve plus qu’il y assiste, pour ne se réveiller qu’à la fin du dernier numéro.
Ne me revient, quant à moi, que le rappel, merveilleuse ballade dont le lyrisme fit s’interroger les connaisseurs à la sortie du concert. De quel standard pouvait-il donc bien s’agir ? Et d’aucuns d’y entendre une savante relecture de quelque page du répertoire de Broadway. Renseignement pris, il s’agissait d’une reprise de Roberta Flack (1972), et plus précisément d’une chanson du songwriter anglais et activiste Ewan McCall créée par Peggy Seeger en 1957.
La journée se poursuivait en soirée avec une double affiche à La Maison (la maison de la culture de Nevers), pour deux relectures du répertoire classique. De la première, on commencera par en signaler le très vif succès public, avant d’émettre nos réserves. L’objet du Maxiphone est de revisiter les musiques de Rameau avec un effectif hybride mêlant musiciens “traditionnels” et “contemporains” lecteurs et/ou improvisateurs : Fred Pouget (clarinettes, direction), Jean-Louis Pommier (trombone), Anne Colas (flûte), Guillaume Schmidt (saxophones ténor et soprano), Maarten Decombel (guitare, madoline, voix), Benoît Michaud (vielle à roue), Jannick Martin (accordéon diatonique), Maïlys Maronne (piano, clavier électrique), Ömer Sarigedik (basse électrique, électronique), Adrien Chennebault (batterie).
Rameau ? Tellement moins méconnaissable que dans les Violences de Rameau de Louis Sclavis ? Je ne me prononcerai pas sur ce sujet, parce que s’il y a problème, il n’est pas là, mais réside plutôt dans le manque de développement orchestral de chaque numéro et une écriture redondante des ensembles de vents. Ceci au détriment de la partie orchestrale dédiée aux instruments traditionnels qui face à ces sections “jazzy” se trouvent quelque peu dévalorisés, tout particulièrement de la dynamique rythmique et ornementale spécifiques à la vielle à roue et à l’accordéon diatonique. Et emportant dans mon sac le nouveau disque du quintette Hamon-Martin qu’y a glissé Janick Martin (“Et si l’idée coulait de source”), je me prends à rêver à la version de ces Métamorphoses par un semblable instrumentarium trad (me remémorant la longue citation de The Winding Way de Dave Holland dans leurs deux versions d’autres Métamorphoses après le 3ème couplet de ce standard de la chanson bretonne). Reste une partie “électro” peu discernable (peut-être victime de quelques aléas de sonorisation), et un tandem claviers – percussions dont les interventions qui, bien que nous paraissant plus ”détachées” qu’intégrées, constituèrent quelques-uns des meilleurs moments du concert.
Mais le moment très attendu de la soirée, c’était le duo Roberto Negro / Émile Parisien et leurs inventions d’après le premier quatuor de György Ligeti, Métamorphoses nocturnes devenues Les Métanuits lors de la création du duo au Triton en 2014. Un peu comme si le duo avait fait de la partition originale une gigantesque origami ; ou plutôt se serait attardé à rêver l’une après l’autre chacune de ses huit sections. Une épreuve mentale et physique ahurissante, les corps totalement engagés entre mise en place des parties communes et improvisation collective, musicalité des timbres, des intonation, des articulations, des phrasés, des instants les plus lyriques aux plus explosifs.
Quitter Nevers sur ce sommet, m’a semblé le bon moment pour gagner d’autres cieux, ceux de l’Alsace où je rejoins le festival Jazzdor de Strasbourg, écriant ces lignes dans le train tout en me réjouissant d’y entendre ce soir le trio de Manuel Hermia, Valentin Ceccaldi et Sylvain Darrifourcq, puis le Boi Akhi Group rassemblant, autour de la voix et la kalimba de Monica Akihary et les guitares de Niels Brouwer, quelques vents dont la clarinette d’Hélène Duret et le tuba de Fanny Meteier. Franck Bergerot (photos © Maxim François)