Ibos: Pianoforte, jazz acoustique électrisé
Scène Nationale, Ibos (65420l), 21 novembre
Ipazia : Lou Ferrand (voc, clav), Lucie Vigier (b cla), Arthur Toulet (ts)
Il faut oser. Pas facile pour de jeunes musicien(ne)s d’afficher ex nihilo une telle musique sans concession. Le trio à l’instrumentation atypique a certes bénéficié pour ce concert d’une aide du réseau Occjazz -qui rassemble l’ensemble de la filière professionnelle jazz de toute la région Occitanie – avec à la clef une résidence d’une semaine montée à l’Astrada, salle de Marciac. La musique s’organise autour d’un bloc clavier:/voix, cette dernière traitée via un filtre écho:/réverbération permanent. De quoi donner déjà au flux musical une tonalité de spacialisatiion au travers de notes ou accords tenus, prolongés. Le sax ténor et la clarinette basse interviennent en modulations parallèles ou successives quelque peu monochromes. Le contenu plutôt répétitif s’affiche très écrit, un peu austère. La musique naît, compacte, en notes et lignes étales façon produit de synthétiseur. Impression première ? Simple ressenti ? Effet recherché ? Qui sait ?…les traits mélodiques paraissent ne sortir pas suffisamment en profil pro actif des deux instruments à vent demeurés en retrait dans l’équilibre des sources sonores. Excepté le ténor sur le thème de fin. Un choix, une voie pleinement tracée entre jazz et musique contemporaine. À suivre
Pianoforte: Bojan Z, Eric Legnini, Baptiste Trotignon, Paul Lay (p, Fender Rhodes)
La formule peut paraître singulière. Placer quatre pianos (deux acoustiques plus, pris en sandwich une paire de Fender Rhodes électriques) procède d’une drôle d’idée. Le choix des quatre pianistes ( avec ce soir là Paul Lay remplaçant Pierre de Bethman ) valide ce pari de par leur personnalité, leur savoir faire mis en commun. La réalité vraie se trouve validée dès leur entrée en scène. Le matériau musical traité en direct donne à son tour le bon ton, le sésame à l’histoire.
Rien de mieux que les éclats, les bonds natures tendus sur le fil du «Poinciana» d’Ahmad Jamal pour entrer dans la danse. Baptiste Trotignon visiblement s’y régale. Puis Eriic Legnini en acoustique signe une longue introduction, d’abord à base d’une séquence de percussion d’accords suivi d’un chorus en notes claires. Bojan Z, le regard toujours attentif vient en soutien via un motif de basses piano électriques lancées de sa seule main gauche. Entre les parties développées par chacun en solos, les ponts ces points de rencontre, de retour sur le thème, à quatre claviers ainsi associés sonnent carrés, rebondissent à qui mieux mieux. Avec autre phase d’addition, un point d’orgue joué à huit mains…jointes. Soit le talent de chacun conjugué à la force du nombre.
Physiquement déjà le spectateur assiste à un un turn over sur les pianos. En fonction des différents terrains d’action exploités, des terrains de chasse aux notes, aux couleurs recherchées. Vient une ample mise en place avec Baptiste Trotignon pourvoyeur maintenant en son grand piano de concert de beaucoup de nuances. Bojan Z reprend le flambeau en un solo illuminé de notes aiguës piochées une à une tout à droite de son clavier. Baptiste Trotignon encore se met curieusement à siffler sur ses accords plaqués main droite . Pendant ce temps la mélodie déroule son fil, amplifiée, nourrie. Et toute cette scène sous nos yeux, se termine dans une improvisation collective, menée à quatre voix, quatre lignes pianistiques. Manière de feu d’artifice. Collectif encore et toujours cette façon d’utiliser «Seeds», composition de Bojan Zulfikarpasic -cela fait drôle d’écrire en son entier le nom du musicien serbe de Belgrade…- pour laisser le thème s’imposer de lui même en notes ouvertes aux accents contrastés, dérouler sa mélodie ensuite comme portée de piano en piano telle une houle de fond ses rouleaux, soulignant l’arrondi de ses ventres de vagues, la frise de ses crêtes d’écume acoustiques ou électriques…
Bojan Z justement donne une explication qu’on n’est pas obligé de comprendre immédiatement si l’on ne connaît pas l’album Pianoforte paru récemment « Enregistrer l’album suite à une série de concerts, c’est une bonne manière car l’on rode ainsi les thèmes joués sur scène.. Sauf que nous, les morceaux que l’on fait en live sont souvent différents de ceux figurant sur disque… » Et à vrai dire des disques ils en vendront pas mal à la fin de ce concert du soir…Des thèmes, réarrangés ou empruntés, justement le carré d’as en fera revivre pas mal d’autres, une bonne douzaine au total. À commencer par le «Mercy mercy mercy» de Joe Zawinul, moment fort offert là aussi en électrique et acoustique mêlés, le premier solo jaillissant du Fender Rhodes en fidélité au maître, le pianiste d’origine autrichienne en ayant été un protagoniste privilégié. Juste l’occasion de signaler la finesse du doigté de Bojan ainsi que la gestuelle inédite d’un Baptiste Trotignon décidément prolixe en la matière, claquant des doigts sous le swing alors dégagé. «Celia» de Bud Powell ( « pas une star du jazz mais bien un de nos maître ès piano » dixit Trotignon) sonne en objet vivant de perles enfilées sur les claviers respectifs à l’allure vertigineuse des tempos fétiches des boppers historiques . Changement de monture à nouveau: passé du clavier électrique à l’accoustique, Paul Lay, «l’intérimaire» choisit son moment pour prendre la lumière, prendre la main à son tour dans le discours pianistique et en assurer une histoire contée en notes de cristal. C’est chaud, c’est beau ! Chorinho jaillit enfin en conclusion, composition en forme d’une danse pimentée de rythmes caractéristiques du Nordeste brésilien – du à la plume de Lyle Mays connu surtout pour avoir été le clavier privilégié du groupe de Pat Metheny. Final livré en une grosse partie de rythmique à quatre engagements conjugués. Occasion d’une cavalcade d’accords piano stride de Trotignon avec en écho une réponse des plus éclatées de la part de Bojan Z. Les pianos électriques entrent dans la danse. Tout ce petit monde pianistique se lâche, s’amuse, sourires entendus en échange, en complicité assumée.
Ne restait plus qu’à signer les albums à quatre mains. Encore et toujours plus forte que piano piano.
Robert Latxague