Samy Thiébault
« “In Waves” est peut-être mon disque le plus personnel »
Avec “In Waves”, le saxophoniste livre un disque autobiographique et parachève un travail de création de longue haleine autour de la créolité. Rencontre, avant son concert au New Morning le 23 janvier. Au micro : Yazid Kouloughli / Photos : Paul Vierus
Comment a commencé votre histoire avec la mer et l’océan, qui semble avoir joué un rôle important tout au long de votre vie d’artiste ?
C’est fondamental : ça commence avec mon lieu de naissance, à Abidjan en Côte d’Ivoire donc près de l’océan, même si je n’ai pas beaucoup connu cette région dans mon enfance et que je n’y suis retourné que plus tard. Avec ma famille, on a ensuite déménagé en France, dans le bassin d’Arcachon, dont ma mère marocaine ne supportait pas les eaux calmes, et j’ai fait mes premières nages dans l’océan Atlantique juste à côté. A l’occasion de la sortie d’“In Waves”, j’ai appris qu’elle m’avait appris à nager en me balançant dans l’océan ! Je n’avais pas fait le lien mais l’océan c’est ma mère qui m’y emmenait, et la musique c’est mon père qui m’y a mis… Très rapidement, vers 8 ou 9 ans, il y a aussi eu le surf, qui à l’époque n’était pas à la mode, c’était même plutôt un sport de “bad boys”. On était une bande de 10 gars parmi les premiers surfeurs de la plage de la Salie. Tous les week-ends avec mes potes on se faisait des soirées à regarder des cassettes VHS pour essayer de comprendre comment les mecs montaient sur la planche, avant d’essayer à notre tour. J’ai commencé la musique à peu près en même temps et assez vite j’ai compris qu’il s’agissait du même phénomène, que quand j’étais dans l’océan ou en train de surfer il se passait exactement la même chose que quand j’étais “en musique”. On peut parler de transe, mais pour être plus précis, c’est ce même sentiment d’abandon total et de maîtrise parfaite, qui ne peut être que collectif et partagé.
Votre façon d’apprendre le surf avec des vidéos, c’est comme faire un relevé au saxophone…
Exactement ! Je suis professeur au conservatoire de Choisy-le-Roi depuis très longtemps, j’adore la transmission, mais je ne veux pas de livre ou de partition, je préfère qu’on fasse comme si on était dans un club ou on passe très vite par le relevé et on n’écrit que bien après. Pour le surf aussi je crois qu’il n’y a que la pratique et l’échange avec les autres qui marche.
Avec “In Waves” il semble que vous parachevez une série de disque commencée en 2018 avec “Carribean Stories”. Peut-on parler d’un album bilan ?
Je ne l’ai pas pensé comme ça mais c’est vrai que mon dixième disque est une étape, une synthèse mais aussi une ouverture. C’est peut-être le plus personnel et celui que j’ai le plus préparé – “In Waves” m’aura pris deux ans et demi alors que j’ai jusqu’ici eu tendance à aller assez vite. A la sortie de la trilogie que forment “Carribean Stories”, “Sypmphonic Tales” et “Awé” qui avait pour thème la créolisation, un gros travail de près de quatre ans, j’avais envie de revenir à quelque chose de plus intime mais que je n’arrivais pas tout à fait à mettre en forme. C’est à ce moment-là que j’ai lu la BD In Waves d’Aj Dungo, et que j’ai vu pour la première fois “mis en art” ce sentiment dont je parlais tout à l’heure. Je n’avais jamais pensé à faire un disque sur le surf et la musique, mais tout à coup j’ai compris que c’était possible. J’ai aussi commencé à surfer de plus en plus, par besoin, et je voyais que plus je progressais en surf, plus je développais des réflexes musicaux intéressants. J’organisais alors une tournée autour du Pacifique et de l’Atlantique ouest, et j’ai décidé d’appuyer sur l’accélérateur, que ce ne serait pas une tournée mais un voyage : j’ai prévenu les organisateurs que je resterai sur chaque lieu cinq jours au lieu d’un seul, que je voulais rencontrer des musiciens et des gens liés à l’océan, et je suis parti avec mon saxophone, mon carnet de note, mon enregistreur et un logiciel séquenceur. Je suis rentré avec des tonnes de musique et j’ai tout synthétisé en trois mois pour arriver à “In Waves”.
» Quand j’étais dans l’océan ou en train de surfer il se passait exactement la même chose que quand je jouais : ce sentiment d’abandon total et de maîtrise parfaite, qui ne peut être que collectif et partagé. »
Comment avez-vous dialogué avec ces artistes rencontrés sur la route quand ils n’étaient pas de “culture jazz” ?
J’ai abordé cette expérience avec le plus d’humilité possible, et quand on commence avec l’envie d’apprendre toutes les portes s’ouvrent. Je me suis présenté à ces musiciens comme un novice, et seulement après avoir joué avec eux, je proposais des choses, et l’échange se faisait d’autant plus facilement que j’avais fait l’effort de me mettre à disposition. C’est la clé. Des fois ça ne passait pas, car la culture dans laquelle on s’immerge peut être tellement forte et structurée qu’elle ne supporte pas la créolisation. J’ai eu une expérience comme ça aux îles Fiji et plus récemment en Algérie où il y avait de vrais interdictions de changer certaines choses, et il faut savoir l’accepter.
Dans le morceau In Waves on peut remarquer beaucoup de citations de thèmes de John Coltrane. Ce musicien est souvent présenté comme une sorte d’absolu plutôt que comme un exemple de créolité. Simple clin d’œil à une influence ou message plus profond ?
Je reviens à Coltrane tous les ans, c’est le propre des grandes œuvres de pouvoir être sans cesse réinterprétées, et à chaque fois j’y entend des choses différentes. Au début j’admirais la passion, la vélocité, puis sa spiritualité, son lyrisme. Le son qu’il avait m’a obsédé pendant très longtemps, et dernièrement c’est l’aspect mélodique auquel je me suis attaché, mais aussi son rôle de chef d’orchestre. Il est lyrique comme peut l’être un chanteur, mais on peut toujours résumer son discours, même quand il joue beaucoup de notes, à de grands points d’entrée mélodique, et il laissait beaucoup jouer les membres de son groupe, et ses interventions sont moins des solos que des mises en forme orchestrales, c’est une grande leçon. Avec In Waves, j’ai voulu faire un morceau d’inspiration coltranienne mais sur une métrique de 11/8 et avec des paroles polynésiennes, et la résolution en majeur de la fin est inspirée de celle de My Favorite Things.
Votre culture du jazz est plutôt acoustique, mais il y a un gros travail de mise en son sur “In Waves” grâce au travail de Marine Thibault qui est aussi remarquable à la flûte. Quel est votre rapport à l’électronique ?
C’est assez nouveau chez moi, et je n’ai pas exploré les effets électroniques au sax par exemple. En revanche j’ai écrit la musique du film L’Air de la mer rend libre de Nadir Moknèche, et dans ce genre de production on échange pas des partitions mais des maquettes. J’ai donc dû apprendre à transcrire mes partitions sur support électronique et j’ai vraiment adoré ça ! Le son électronique fonctionne avec d’autres codes, et la culture du son, indépendamment des notions d’harmonie, de mélodie ou de rythme parfois, m’a fasciné. Pour “In Waves”, j’ai d’abord fait un énorme travail de production : par exemple ces sons d’enfants qui pilent des racines de kava, une plante locale, que j’ai transformé en synthétiseur sur Ableton, entre beaucoup d’autres exemples. J’ai donc confié ces parties à Marine Thibault, que je connaissais depuis tout petit et dont j’avais suivi le parcours au sein de Wax Taylor, en tant que DJ et productrice, mais avec qui je n’avais jamais collaboré. Elle a retravaillé certains sons, en a créé d’autres, et Eric Legnini a tout mis en scène en studio, et tout ça a été mis en commun pour le live. Je ne voulais pas que l’electro limite le travail d’Arnaud Dolmen et de Leonardo Montana, il fallait que ça reste très interactif, que les machines restent humaines.
Arnaud Dolmen et Leonardo Montana, qui ont beaucoup appris à se connaître dans votre groupe et qui vous accompagneront au New Morning, connaissent en ce moment un grand succès en duo. En tant que leader, comment vivez-vous leur succès ?
Ils se connaissaient bien avant de jouer dans mon groupe mais il est vrai que depuis trois ou quatre ans on a beaucoup joué tous ensemble et forcément ça a renforcé leur interaction. Mais c’est génial, c’est le but d’un collectif que des aventures comme ça se créent et je suis très heureux pour eux, même si je ne me m’approprie rien de ce qu’ils ont fait. J’ai rencontré Arnaud au moment de mon album “Carribean Stories”, et il m’avait montré des rythmes, il a sorti l’un de ses récents albums, “Adjusting”, sur mon label Gaya, tandis et lui et Leo m’ont fait découvrir des pans entiers de musique caribéennes qui ne faisaient pas partie de ma culture au départ. J’en suis donc très heureux !
A écouter
“In Waves” (Gaya Music, Choc Jazz Magazine)
Concerts
Le 23 janvier 2025 à Paris au New Morning sur le répertoire de “In Waves”
Le 31 janvier 2025 à l’Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique pour présenter la création symphonique Crêtes.