Le Salon de Muziq
Publié le 6 Mar 2025

Roy Ayers : “Je ne me suis jamais limité au jazz”

Londres, décembre 2006. Avant de donner un concert au Jazz Café le jour où James Brown venait de tirer sa révérence, Fred Goaty avait interviewé Roy Ayers, qui vient de rejoindre le paradis des jazzmen. Un article à (re)découvrir en ce jour bien triste.
Par Fred Goaty

Votre mensuel favori l’avait prédit dès mars 1969 : ce Roy Ayers à peine trentenaire qui était venu dans nos locaux pour s’entretenir avec notre rédac’ chef d’alors, Jean-Louis Ginibre, était « en route pour le sommet ». Il venait de se produire trois soirs de suite dans un club parisien dont le nom allait résumer parfaitement la suite de sa carrière : le Caméléon [NDLR : 57, rue Saint-André-des-Arts, Paris : inutile d’y aller en pèlerinage, il a fermé depuis longtemps]. Un an plus tard, ce vibraphoniste qui faisait alors partie « des jeunes musiciens qui font parler d’eux, l’un des mieux armés pour affronter l’avenir, et qui possède une gamme de qualités dont l’étendue étonne » (dixit J.-L.G.) allait former le groupe Ubiquity. « Ubiquity, bien sûr, cela signifie “être partout en même temps”, et surtout au temps présent », nous confiait-il récemment à Londres, où nous l’avons rencontré, juste avant qu’il ne se produise pour six soirs de suite au Jazz Café – quarante ans après, Roy Ayers attire toujours les foules…
« Être partout en même temps » donc, à la manière de Joe Zawinul et de Wayne Shorter qui avaient choisi le nom de leur groupe – Weather Report : “Bulletin Météo” – pour signifier eux aussi leur envie de changement permanent, leur volonté de faire la pluie et le beau temps dans la jazzosphère ? « Je voulais avoir un son complètement différent. Vous savez, je ne me suis jamais limité au jazz. Même dans mes disque Atlantic, ceux de la fin des années 1960, on entend l’influence du rhythm’n’blues, de la pop et de la soul. Écoutez-les bien… Dans les années 1970, mes disques ont été classés dans les charts jazz, r’n’b et jazz, et même disco ! Ah ah ah ! »

Mais avant de s’installer à New York et de promener ses mailloches dans tous les sillons de la Grande Musique Noire, Roy Ayers a fait ses classes à Los Angeles. En s’inscrivant d’abord, en 1958, au Los Angeles City College pour y étudier sérieusement la théorie musicale. Un an plus tôt, ses parents avaient cassé leur tirelire pour lui offrir son premier vibraphone. Le jeune Roy entretint vite un rapport quasi fusionnel avec l’instrument, n’en dormant plus, passant des nuits entières à jouer. Il voue une admiration sans bornes à Cal Tjader.
Dans East L.A., à quelques pâtés de maison de chez lui, un autre gars de son âge, un certain Bobby Hutcherson, joue aussi du vibraphone et rêve de devenir aussi bon que son modèle, Milt Jackson, star du bebop et pièce maîtresse du fameux Modern Jazz Quartet. Roy et Bobby font rapidement connaissance et s’influencent mutellement – Hutcherson prend rapidement des cours avec Dave Pike [NDLR : un vibraphoniste de Detroit installé en Californie qui se fera connaître dans le monde entier en jouant avec le flûtiste Herbie Mann, qu’il quittera en 1964, remplacé par… Roy Ayers]. Roy et Bobby écument les clubs locaux, et finissent par jammer régulièrement avec les pointures de la scène jazz locale : les pianistes Hampton Hawes, Phineas Newborn, Jr. et Jack Wilson, le saxophoniste Harold Land, le contrebassiste Leroy Vinnegar ou le batteur Chico Hamilton.
En 1962, Ayers remplace Hutcherson dans le big band de Gerald Wilson. Il joue ensuite avec Curtis Amy, puis Vi Redd. C’est lors de l’un de ses gigs avec la saxophoniste qu’il fait la connaissance de Leonard Feather, le célèbre critique, pianiste et compositeur anglais, qui décide de produire son premier album pour United Artists, “West Coast Vibes”. Son deuxième album, “Virgo Vibes”, ne paraîtra que quatre plus tard, en 1967. Entre-temps, il a fait la connaissance d’Herbie Mann. « C’est Reggie Workman qui m’a présenté à Herbie Mann, racontait-il à Jean-Louis Ginibre en 1969. Lorsque Dave Pike a quitté Herbie, le trombone Jack Hitchcock, qui jouait dans l’orchestre, l’a remplacé provisoirement au vibraphone. Il jouait simplement les accords. C’est un merveilleux tromboniste, mais un vibraphoniste moyen. Il le sait, Herbie aussi. C’est pourquoi ils cherchaient tous deux un vrai vibraphoniste. Un soir, l’orchestre était au Hermosa Beach ; je suis allé faire le bœuf. Ce que j’ai fait a plu et Herbie m’a demandé de me joindre à son groupe. Nous sommes allés à Chicago pour jouer pendant deux semaines au Plugged Nickel, puis à New York. Depuis, je n’ai pas quitté l’orchestre. » Il semble donc bien qu’après sa mère et Lionel Hampton, le défunt flûtiste new-yorkais soit la personne qui ait eu le plus d’influence sur Roy. Impossible, cependant, de ne pas revenir sur son enfance avant de parler d’Herbie Mann.


« Ma première émotion musicale ? Elle est double : je la dois à ma mère et à Lionel Hampton. Ma mère était professeur de piano, elle recevait ses élèves à la maison. Mes parents passaient tout le temps des disques de Lionel Hampton. À force, j’avais l’impression d’être Lionel Hampton : il était en moi, vous comprenez ? Je l’ai vu en concert quand j’avais cinq ans, il m’a donné une paire de mailloches, vous connaissez cette histoire, n’est-ce pas ? Si je les ai encore ? Non… Mais j’aimerais bien ! J’ai dû les perdre en jouant avec, je n’étais qu’un môme… Ma mère a toujours été persuadée que Lionel avait exercé une influence spirituelle sur moi, parce que douze ans plus tard je commençais moi-même à jouer du vibraphone. Lionel était très populaire à cette époque. Tout le monde le respectait – TOUT LE MONDE ! Bird, Miles, Max Roach, Horace Silver, Donald Byrd, même Trane… À la maison, on écoutait aussi des disques de Dinah Washington, que ma mère adorait, et des bluesmen aussi, Lowell Fulson, B.B. King… Mais surtout Lionel Hampton en fait ! »

Entre Superman Lionel, l’idôle éternelle (avec qui il finira par donner un concert exceptionnel dans les années 1970), et Herbie Mann l’homme providentiel « qui a changé [sa] vie », il n’y eut donc que quelques années d’apprentissage – sept précisément, entre le jour où ses parents lui offrirent son vibraphone (on imagine que ce devait être le 9 septembre 1957, jour de ses 17 ans) et celui où Mann lui demanda de devenir son vibraphoniste attitré.
Dès 1964, Ayers va tourner intensément avec le flûtiste : « C’est grâce à lui que j’ai été reconnu internationalement. » En 1969, Mann, Ayers et un groupe de musiciens de Memphis entrent en studio. L’ambiance est très “soul jazz”. Ils gravent notamment une reprise du Chain Of Fools d’Aretha Franklin. Larry Coryell et Sonny Sharrock sont à la guitare. Sur Hold On, I’m Comin’ (un tube de Sam & Dave), Sharrock, qui enregistrera un an plus tard avec Miles Davis, lâche un solo blues-free-rock-vitriol d’anthologie. « “Memphis Underground” ? C’était un disque très spontané. Larry et Sonny Sharrock étaient là. Et Miroslav Vitous jouait de la basse sur Hold On I’m Comin’. Incroyable ! Larry n’en revenait pas : voir un guitariste jouer aussi “out”, aussi free que Sonny ! Sonny était totalement… comment dire ? Disons que les changements d’accords, ce n’était pas son truc ! Il était complètement free, il ne se souciait pas du tout de la structure, de la forme. La vraie liberté ! Vous savez, il y a un cercle où la plupart des gens se tiennent. Certains sont en dehors de ce cercle… Mon saxophoniste, Redford Gaskins, continue de jouer “out”, hors des structures, c’est très créatif… C’est Herbie qui avait eu l’idée d’engager Sonny. Herbie était vraiment un type formidable, un novateur, très ouvert d’esprit. Il a produit un album de Sonny Sharrock, “Black Woman” [Vortex/Atlantic, 1969]. Je me rappelle qu’à l’époque où il est sorti, nous avons donné un concert spécial pour le maire de Cincinatti. Après avoir été calmement annoncée par Herbie, Linda Sharrock, la femme de Sonny, est montée sur scène et s’est mise à hurler ! Larry [Coryell] n’en croyait pas ses oreilles, il ne savait plus où se mettre ! Avec Herbie, j’ai appris le business de la musique, mieux qu’avec quiconque. Herbie aussi était un type si cool, si créatif… Nous avons même enregistré un disque pour Columbia Japon – il est très dur à trouver aujourd’hui ! – avec Sonny Sharrock et Miroslav Vitous. Il y a une version de I’m Comin’ Home Baby et du All Blues de Miles Davis. »



Miles Davis justement. Encore un sujet d’enthousiasme pour Roy Ayers, l’homme qui n’aime rien tant que les vibrations positives : « Herbie Mann a-do-rait Miles Davis. On a souvent joué dans les mêmes festivals. À la même affiche, il y avait Thelonious Monk, Cannonball Adderley, Nina Simone, Marvin Gaye parfois… Wow ! Quelle époque merveilleuse ! Non, je ne suis pas nostalgique, je suis juste heureux d’avoir vécu ça, d’être toujours sur terre, vivant… Ce que je pensais, moi, de Miles ? C’est mon musicien favori de tous les temps. Pourquoi ? Parce qu’il est cool. Parce qu’il avait la classe, et parmi les gens que j’ai connu ou que je connais, il y en a très peu, croyez-moi, qui avaient VRAIMENT la classe : Miles, Duke Ellington, James Baldwin et, à un degré moindre, Quincy Jones. Avant que je ne rencontre Miles pour la première fois, en 1974 je crois, Herbie Hancock m’avait dit : “Tu vas voir, Miles va essayer de te frapper dans l’estomac pour voir si tu es en forme !” Chez lui, on s’est mis très vite à parler boxe. C’était l’époque où Mohamed Ali allait rencontrer George Foreman, et Miles était persuadé qu’Ali allait être mis k.o. par Foreman ! [NDLR : c’est Ali qui a gagné…] Et, effectivement, en plein milieu de la conversation, il a essayé de me frapper dans l’estomac. Mais je n’avais pas oublié ce que Herbie m’avait dit, et je m’y attendais depuis la minute où j’étais entré dans son salon ! Je l’ai laissé faire, j’avais les abdos bien tendus, et j’ai fait “Oooouuh…”. Miles a été impressionné : “Hey man, tu as l’air en forme…” Quel honneur d’avoir été frappé dans l’estomac par Miles ! »

À l’époque où le trompettiste faisait le coup de poing amical avec notre vibraphoniste, ce dernier était au sommet de sa popularité, qui allait durer jusqu’au début des années 1980, jusqu’à la fin de son contrat avec Polydor (label pour lequel enregistraient aussi James Brown et Mandrill). Ayers enchaîne alors à un rythme effréné les 33-tours à succès avec Ubiquity, dont le personnel ne cesse d’évoluer. La simple énumération de ceux qui ont participé à son épopée discographique seventies laisse rêveur : les batteurs Billy Cobham (avant qu’il ne rejoigne le Mahavishnu Orchestra de John McLauhglin), Alponze Mouzon (du Weather Report première manière), Dennis Davis, Ricky Lawson (futur Yellow Jackets), Bernard “Pretty” Purdie et James Gadson, le saxophoniste de Sonny Fortune (que Miles embauchera en 1975), le tromboniste Wayne Henderson (ex-Crusaders, qui a produit plusieurs disques d’Ayers), les claviéristes Harry Whitaker et Philip Woo, le guitariste James Mason, le contrebassiste Ron Carter, le trompettiste Charles Tolliver, le percussionniste Dom Um Romao, sans oublier Fela Kuti, avec qui Ayers effectuera une tournée africaine qui le marquera à vie. L’album dont il est le plus fier, “Africa, Center Of The World”, a été enregistré peu après sa collaboration avec le génial Nigérien.

Dans les années 1980, son séduisant jazz-funk aux atours disco (à partir de “No Stranger To Love”, 1979), aux mélodies accrocheuses et aux harmonies suaves passera un peu de mode. Mais grâce à la vague “acid jazz” du début des années 1990 qui remit au goût du jour les sonorités “seventies”, il reviendra sur le devant de la scène. Depuis, ses concerts ne désemplissent pas, même si ses disques récents marquent moins les esprits qu’auparavant. Ce regain de popularité, il le doit aussi aux rappeurs-sampleurs, dont il est l’heureuse “victime” depuis la fin des années 1980 : « Je me souviens parfaitement de la première fois où j’ai entendu un sample de ma musique. C’était un groupe de Brooklyn, le X Clan. Ils m’avaient “emprunté” Red, Black And Green. J’ai aimé, mais ce qui m’a contrarié c’est qu’ils ne m’avaient pas demandé la permission. Après tout, c’est ma musique ! Je ne connaissais pas encore toutes ces techniques d’enregistrement, je savais que pleins de types samplaient James Brown, c’est tout. Mon avocat les a contactés, et tout s’est bien passé. Je dois admettre que ça m’a rapporté pas mal d’argent, je n’ai pas à me plaindre. » Message personnel au petit monde du hip hop : « La plupart ne savent pas vraiment jouer d’un instrument, mais certains d’entre eux, comme The Roots, ont fait d’énormes progrès. J’espère pour eux qu’ils vont continuer dans cette voix, travailler, composer. Il faut qu’ils s’investissent sérieusement. Mon style a souvent été copié, et il faut qu’ils comprennent que je ne l’ai pas CRÉÉ : il provient avant tout de mes collaborations avec d’autres musiciens. »
Hey Monsieur Ayers, avant qu’on se quitte, je voulais vous demander : ça ne vous contrarie pas trop que Polydor n’ait jamais réédité sérieusement tous vos disques ? « Je crois qu’ils attendent que je meure… » Ok, Roy, rien ne presse.