4 Chocs de mars 2025

David Linx
Real Men Cry
1 CD Cristal Records / L’Autre distribution
NOUVEAUTÉ. Avec cet album superbement enregistré, le chanteur fête un septennat de compagnonnage heureux avec Arnaud Dolmen, Chris Jenings et Grégory Privat, trio soudé et complice qui lui offre une assise rythmique idéale, souple et mœlleuse comme un tapis volant.
David Linx, c’est d’abord une voix envoûtante, sans vibrato, smoky, au timbre crayeux qui ondule et glisse sur tous les registres ; voix d’une justesse irréprochable sachant comme un soliste se déployer librement dans tous les styles, jouer sur la fluidité du phrasé avec une façon toute personnelle de moduler les sons, d’allonger les mots et de mettre en valeur un texte et sa musique jusque dans leurs plus infimes et intimes détails. À l’exception de quatre titres dont les musiques sont signées d’amis musiciens, tous les autres titres sont de sa plume. Grâce à ce qu’il nomme un « travail d’orfèvre entre cadence et rimes », ce singulier songwritersait l’art d’ajuster avec exactitude les mots aux notes, aimant teinter ses paroles d’un surréalisme évidemment belge. À 60 ans, le félin funambule de la voix a passé l’âge de jouer sur le charme de la jeunesse. Son arme aujourd’hui c’est son histoire, riche d’un vécu qu’il a appris à raconter et à mettre en musique avec finesse et pudeur. Grâce à ses doubles cultures, américaine et européenne, wallonne et flamande, il a réussi la prouesse de devenir selon ses mots une magnifique « catastrophe multiculturelle ». Avoir été batteur dans sa jeunesse lui donne la liberté de chanter ses chansons dans les justes tempos, en particulier les ballades dans une douceur toute crémeuse sans jamais être mielleuse. Bonus : en invité, telle une seconde voix, Hermon Mehari, trompettiste à la sonorité ample et ronde et à la mise en place exemplaire. Pascal Anquetil
David Linx (voc), Grégory Privat (p), Chris Jenings (b), Arnaud Dolmen (dm) + Hermon Mehari (tp). Rochefort, Studios Alhambra.

Anthony Joseph
Rowing Up River To Get Our Names Back
1 CD ou 2 LP Heavenly Sweetness / L’Autre Distribution
NOUVEAUTÉ. D’un claquement de jazz afrofuturiste, Anthony Joseph referme une trilogie commencée avec “ People Of The Sun”. Il remonte le fleuve qui mène aux sources de la Grande Musique Noire, rétropropage sa tradition dans un mouvement qui englobe le blues et toutes ses descendances.
Le poète anglo-trinidadien publie son neuvième album. Génie du spoken word qu’il propulse sur un jazz plus fission que fusion, il pulvérise toutes les normes formelles en se réclamant des compositions héliosoniques de Sun Ra, de la prose cut-up de William Burroughs, du surréalisme européen, d’Aimé Césaire, d’Albert Ayler et de James Brown. Sa dernière œuvre est celle d’un afronaute qui a trouvé un nouveau satellite (d’où le titre ouvrant l’opus) habité par l’astrojazz de Pharoah Sanders, le métafunk de George Clinton, l’afrobeat de Tony Allen auquel il rend hommage sur la troisième piste. Et qui révèle un monde où fraternisent soul, dub, P-Funk et toutes les couleurs d’un jazz psychédélique. Tout est dit sur Black History qui parcourt les strates d’une histoire personnelle où l’on rejoint Nobelta Lezama, la bisaïeule d’Anthony Joseph arrivée à Trinidad au temps de l’esclavage. Ce que l’on entend à travers elle, c’est la mémoire des danses, des transes et de la transcendance. Cette transcendance dont la musique du poète, merveilleusement épaulé par Dave Okumu et une dizaine d’instrumentistes, est l’expression verticale et déchirante. Un outre-jazz parcouru de cuivres hypnotiques, de percussions hallucinantes, de guitares sorcières, de chœurs célestes, de vibrations profondes. Mais d’abord de rythmes et de mots qui élèvent l’art des sons vers un aujourd’hier où l’ailleurs est ici. Guy Darol
Anthony Joseph + personnel détaillé dans le livret. Londres, Studio Unit 9, 2024.

Sullivan Fortner
Southern Nights
1 CD Artworks / Pias
NOUVEAUTÉ. Dix ans, déjà, après ses débuts phonographiques, Sullivan Fortner signe un album en trio qui a tous les atouts pour l’installer définitivement au sommet de la pyramide des pianistes de jazz qui comptent.
“Southern Nights” doit son titre àla (sublime) chanson éponyme dugrand pianiste, auteur, compositeuret producteur Allen Toussaint, un“pays” de Sullivan Fortner puisquetous deux sont natifs de La Nouvelle-Orléans, terre de musique(s) s’il enest. Et quoi de mieux qu’une repriseaussi habitée pour commenceren fanfare (le groove prodigué parPeter Washington et Marcus Gilmoreest on ne peut plus second line, sitypique de la Cité du Croissant) unalbum qui, passée cette superbefête inaugurale, tient ses promessesjusqu’à la dernière seconde. Ainsi, àtravers huit adaptations toutes aussiréussies et inventives les une que lesautres, Sullivan Fortner installe uneatmosphère chaleureuse, distillantavec un swing et une générositéjamais pris en défaut tout ce qu’il fautd’amour et de passion pour captiverl’auditeur. Quel bonheur d’entendreDaahoud de Clifford Brown jouécomme si un thème venait d’êtrecomposé hier ; quelle émotion deretrouver la ballade de Bill Lee, Again,Never, l’un des joyaux de la BO deMo’ Better Blues, le film-jazz du filsde Bill Lee, Spike. Même un classiquemaintes fois interprété commeTres Palabras d’Osvaldo Farresretrouve sous les doigts du leaderune fraîcheur inespérée, presqueinsoupçonnée.Oui, l’art du trio est icicélébré, et il faut aussi saluer la prisede son exceptionnelle, la beauté dela pochette (ça compte aussi !) et laqualité des liner notes, préfacées avecenthousiasme par un admirateur deSullivan Fortner nommé Kenny Barron.Rien que ça. Étienne DorsaySullivan Fortner (p), Peter Washington (b), Marcus Gilmore (dm). New York, Sear Sounds Recording Studios, 8 juillet 2023.

Ambrose Akinmusire
Honey From
A Winter Stone
1 CD Nonesuch / Warner Music
NOUVEAUTÉ. Avec ce second
volet d’un triptyque inauguré l’an dernier, Ambrose Akinmusire continue d’affirmer sa singularité et signe un nouveau chef-d’œuvre.
Avec ce secondvolet d’un triptyque inauguré l’an dernier, Ambrose Akinmusire continue d’affirmer sa singularité et signe un nouveau chef-d’œuvre. Contrairement aux disques de son label précédent, Blue Note, “Honey From A Winter Stone” ne bénéficie hélas d’aucune promotion en France, et bien que Jazz Magazine défende ce musicien d’exception depuis ses débuts et que ce dernier porte une attention particulière à l’objet-disque, il a fallu se battre pour recevoir autre chose qu’un vulgaire “lien d’écoute”. . . Il risque donc, de passer inaperçu, sauf aux yeux et aux oreilles de ceux qui continuent de croire, comme nous, à la vérité du support “physique”,au plaisir de lire un texte (comme celui du premier morceau, imprimé dans le livret) ou ne serait-ce que le nom des musiciens. Dès que le flow du rappeur Kokayi, grand maître du freestyle, bruisse de mille mots au cœur de Muffled Screams, on sait qu’on a affaire à une musique aussi fascinante qu’exigeante, et quel’on est en train d’écouter, sept ansaprès, la suite d’“Origami Harvest”(Blue Note, 2018), qui mêlait déjàrap, cordes, trompette et claviers. La suite est au diapason, marquéeici par un solo époustouflant duleader dans Blomed (The OngoingProcessional Of Nighas In Hoodies), làpar un foisonnement rythmique et desentrelacs de nappes synthétiques etde cordes étourdissants avec, encore,un Kokayi en état de grâce (MYanx,Owled), ou, ailleurs, mais alorsvraiment ailleurs, dans s-/Kinfolks(qui dure près d’une demi-heure !)par l’osmose absolue entre deschercheurs qui (se) trouvent, desso(u)rciers dont la culture et lamémoire-jazz leur permet d’emmenerl’auditeur un peu plus loin que lesautres. Ne manquez pas ça. Fred Goaty
Ambrose Akinmusire (tp), Kokayi (voc), Sam Harris (p), Chiquitamagic (cla, voc), Justin Brown (dm) + Mivos Quartet. Terrarium, Minneapolis, 21 mai 2023.