Andy Emler MegaOctet : Fin de partie au Pan Piper et recommencements espérés
Hier, lorsque le MegaOctet et ses invités sont montés sur la scène du Pan Piper à Paris, on venait d’entendre Edouard Philippe annoncer la fermeture des lieux publics jusqu’à nouvel ordre. Ils ont joué, avec l’énergie de la dernière fois, le programme du trentenaire du groupe, intitulé “Just Beginning”, titre désabusé qui prenait hier le sens d’un “Appel du 14 mars”.
Ce mois de mars avait commencé pour Andy Emler comme un printemps, le 6 mars au Studio Sextan à Malakoff, où, lors d’un concert gratuit semi-public, il présentait le nouveau programme d’ETE (Emler-Tchamitchian-Echampard). Je n’y étais pas, à mon grand regret, mais ceux qui y assistèrent y virent un authentique nouveau départ pour ce trio fondé il y a une quinzaine d’années. Pas plus tard qu’avant-hier, au Pan Piper, Andy Emler proposait encore un répertoire inédit avec Laurent Dehors (clarinette, cornemuse), Claude Tchamitchian (contrebasse), François Verly (percussions)… le groupe de chant polyphonique corse A Filetta (soit Jean-Claude Acquaviva, François Aragni, Petr’Antò Casta, Paul Giansily et Maxime Vuillamier). J’y allais à reculons, pour toutes sortes de raisons trop longues à détailler et où le préjugé et l’ignorance avaient probablement leur part (et si je m’autorise à le préciser, c’est que je n’étais pas seul à concevoir pareilles prévenances). J’en suis sorti également à reculons, vous aurez compris ravi. Notamment par la pièce qu’ils jouèrent seuls, tirée de leur répertoire habituel. Andy Emler et les membres d’A Filetta ont eu le temps de faire connaissance lors des nombreuses éditions du Festival de Calvi où ils se côtoyèrent. Au lendemain de l’un de leurs concerts, nous a raconté Jean-Claude Acquaviva, il s’était rendu avec ses comparses à la cathédrale de Calvi où Emler donnait un concert sur les grandes orgues et ils eurent la surprise de l’entendre soudain jouer ce qu’ils avaient chanté la veille.
Pas moins surprenant est d’apprendre qu’Emler est l’auteur des textes qu’il a mis en musique pour le groupe vocal. Un soir, les questionnements de l’époque lui avaient inspiré une série de poèmes qu’il leur avait soumis, moins comme quelque chose de définitif que comme une trame où il leur suggérait de poser leurs propres mots. Ils trouvèrent ces poèmes très bien, se contentant juste de les adapter en corse, non sans glisser hier de manière impromptue la phrase « J’ai du bon tabac » sur la citation du célèbre “standard” français dont le compositeur ne manque jamais une occasion de larder ses partitions. Qu’il se soit emparé de leur potentiel polyphonique, avec cet art du contrepoint et de l’harmonie qui est le sien, ou qu’il convoque l’un d’eux près de son piano le temps de ce que les Allemands du XIXe siècle aurait appelé un lied et les français du tournant du XXe siècle une mélodie, Emler a su ne rien perdre du ramage de son écriture tout en valorisant cet art de l’“être ensemble” que les grandes polyphonies traditionnelles du nord du bassin méditerranéen ont su si bellement exprimer chacune à leur façon, l’énergie que l’on connaît du MegaOctet se trouvant ici attendrie, adoucie, sous l’effet notamment de l’ébène des clarinettes de Dehors et des percussions de Verly, la dimension “mystère” que l’on connaît de la musique d’Emler prenant le pas. Quant au groupe vocal, parti du point de vue de la tradition orale, il a su relever le double challenge de l’écriture et de l’improvisation avec un brio inespéré pour une telle création. Un programme d’avenir donc… en attendant la reprise des programmations.
Déjà de lourds nuages s’accumulaient sur l’avenir proche de la saison artistique. Certes, on s’embrassait encore comme du bon pain, en parfaits bobos au-dessus des contingences (et je ne m’en exclue pas totalement), moquant les décisions publiques et les discours dont elles sont assorties (il est vrai qu’il était assez savoureux d’entendre des gens qui ne rêvaient que de brader la santé publique au privé, lui trouver soudain toutes les vertus, notamment de venir au secours de l’équilibre économique du monde libéral). Hier soir, ce ton “Paris est une fête” avait changé. La bise avait disparu. Peut-être avait-on lu les chiffres comparés de mortalité de la grippe et du coronavirus. Peut-être avait-on entendu les admonestations d’Edouard Philippe en père fouettard. On l’avait surtout entendu annoncer, ce qui menaçait d’heure en heure, la fermeture des lieux publics. Désormais, du totalitarisme chinois au laisser faire britannique, en passant notamment par l’Italie et la France, plusieurs modèles de lutte contre la pandémie entraient en concurrence. Nul ne sait lequel prouvera son efficacité, mais le coût politique à payer par les perdants sera terrible. Ou peut-être nul, tant il semble que Donald Trump est en capacité d’être réélu même avec un bonnet d’âne sur la tête.
Il y avait donc de la mort dans l’âme des musiciens du MegaOctet entrant sur scène à la suite d’Andy, mais de la rage au cœur, plus cette amertume maintes fois manifestée par le leader de voir la musique instrumentale de création oubliée du monde culturel, des programmes musicaux de France Culture à la politique des scènes nationales monopolisées par le théâtre, la danse et la chanson, dont on pouvait encore, il y a une quinzaine d’années, attendre quelque attention. L’agitation du Ministère de la Culture autour de la féminisation du jazz servant de cache-misère. Mais la rage était dynamisée tant par la gravité du moment que par cette joie d’être ensemble encore une fois, cette joie de jouer la musique joueuse et inventive d’Andy Emler. Au cœur de ce kaléidoscope sonore dont il recompose d’une pièce à l’autre les éléments sans rien perdre de la cohésion obtenue de ses musiciens, surgissent, dans des rôles concertants, des solistes d’exception affirmant des personnalités totalement disparates : Laurent Blondiau (trompette), Anthony Caillet (euphonium), Philippe Sellam et Gillaume Orti (le jour et la nuit à l’alto), Laurent Dehors (sax ténor et cornemuse), Claude Tchamitchian (contrebasse), Éric Échampard (batterie), François Verly (batterie) et les trois invités de ce “Just a Beginning” anniversaire Médéric Collignon (voix), Nguyên Lê (guitare) et, Géraldine Laurent (sax alto). Et entre cette diversité de prises de parole et la compacité polyphonique de cette écriture, on ne sait dire ce qui est le plus réjouissant.
Après un rappel nourri honoré par la reprise de Crouch Touch Engage, ils ont retrouvé leur public et leurs amis au bar où la bière coulait à flots pour vider les fûts avant fermeture à minuit jusqu’à nouvel ordre. On imaginait dès demain Paris déserté comme jamais depuis juin 1940, par bonheur les Nazis en moins, mais peut-être, comme en Chine, des drones pourchassant dans les rues et les parcs promeneurs et amoureux. On tournait les pages des agendas couvertes de dates de concerts ou interventions diverses rayées d’un trait. Avant d’entrer au Pan Piper, j’avais bu un verre dans un bar dont j’avais vu s’effondrer le taulier devant l’écran de télévision diffusant l’annonce de la fermeture des bars par Edouard Philippe. Les musiciens et techniciens présents gardaient leur sang froid, l’humour aidant ainsi qu’un certain fatalisme. Et, saisi d’une sinistre gueule de bois dont on aurait pas eu la cuite, on s’est dit à bientôt comme à la veille de grandes vacances d’une durée inconnue. Se souhaitant pour l’incertaine rentrée « just a beginning », voire « a new beginning ». Franck Bergerot