Baptiste Boiron et son trio « Là »
Là, ce soir-là, 21 février, c’était au Domaine de Kerguéhennec, dans le Morbihan, où le saxophoniste et compositeur Baptiste Boiron présentait son nouveau trio, ce Trio Là, soit Fred Gastard, Bruno Chevillon et lui-même.
Ça tombait bien, j’étais dans le coin, à une demie heure de voiture. Après les sinuosités boisées du pays de Baud, la voie rapide nous a plongé dans la nuit hivernale. L’obscurité s’est encore épaissie lorsqu’ayant quitté la grand-route, traversé Saint-Allouestre, franchi le ruisseau de Sainte-Anne, nous nous sommes garés sous les grands arbres de Kerguéhennec qui, dans cet immense parc enserrant l’étang de La Claie, voisinent avec les sculptures monumentales de ce domaine de 45 hectares dédié à l’Art contemporain. Laissant sur notre gauche la bergerie qui abrita longtemps la collection Tal Coat (peintre breton, 1905-1985) dont le Domaine est dépositaire et qui est désormais exposée à l’étage du Château, nous avons marché parmi quelques autres groupes épars et silencieux vers cette belle architecture du XVIIIème siécle pour rejoindre au rez-de-chaussée la “salle à manger” et les quelques rangées de sièges y faisant face à une petite scène improvisée de plein pied. Ma fertile imagination, stimulée par ces boiseries, ces tapisseries et hauteurs de plafond, a gardé le souvenir de flambeaux diffusant une lumière pré-edisonienne à défaut de chaleur, et à voir Bruno Chevillon accorder sa contrebasse les mains emmitouflées de mitaines, nous frissonnions pour lui. Mais ces frissons suscitaient une sorte de solidarité chuchotante resserrant en une impatience gourmande les rangs de notre petite assistance dont nous apprendrions qu’elles comptaient notamment les donateurs privés venus se substituer aux aides publiques refusées à la résidence à la conclusion de laquelle nous nous apprêtions à assister.
Les projecteurs s’allument, les opérateurs d’un dispositif d’enregistrement audio-vidéo se mettent en place, et nos trois musiciens se présentent… Ou, plus exactement, Baptiste Boiron présente ses complices – Fred Gastard au saxophone basse, Bruno Chevillon à la contrebasse – et ce trio “Là”. Puis que c’est ainsi qu’il s’appelle.
Saxophoniste, naviguant entre jazz et musique contemporaine qu’il a étudiée avec Jean-Yves Bosseur, Baptiste Boiron (40 ans cette année) s’est tout autant produit avec les improvisateurs Régis Huby, Médéric Collignon, Urs Leimgruber et Jacques Di Donato, qu’il a interprété les partitions de Jean-Sébatstien Bach, Claude Debussy, Edgard Varèse, Georges Aperghis, Betsy Jolas, Helmut Lachenman… ou Baptiste Boiron. Lui-même, titulaire d’une maîtrise d’Arts plastiques, a souvent confronté sa musique, en solo ou avec l’ensemble à géométrie variable Chrysalide, aux œuvres des plasticiens Olivier Cazenove, Marcel Dupertuis et… Tal Coat auquel il avait consacré ses partitions pour ensemble de chambre dès 2010, dans le cadre du Domaine dont il est devenu un habitué. Olivier Delavallade, directeur artistique du Centre d’Art de Kerguéhennec, lui a renouvelé sa confiance cette année le temps d’une résidence de février à avril qui aura été le cadre de cinq journées de travail autour de ce nouveau trio et répertoire.
Dès le premier titre, on est happé par la superpositions des ostinatos et propositions qui, remontant encore deux siècles en amont de la construction du château, m’ont évoqué les foisonnements polyphoniques de Clément Jannequin, peut-être égaré que j’étais par la diversité apparente des sources sonores tirées de ces seuls trois instruments, et par la multiplication des modes de jeux, conventionnels ou alternatifs. Tout au long du concert, cette diversité n’aura d’égal que la multiplicité des procédés d’écriture émanant d’un artiste dont la plume, comme le saxophone (alto et ténor), témoigne d’une longue expérience du domaine classique et contemporain, procédés relayés par ses deux interprètes qui, outre les plages laissées à leur propre initiative d’improvisateurs, semblent avoir contribué, au cours de ces cinq journées préparatoires, à la finition de ces partitions où la frontière entre le prémédité et l’impromptu s’estompe.
Suraigus et basses extrêmes, harmoniques, pizzicato et archet, growls et flatterzunge, slaps et sons filés, pulling off et hammering on, unissons claironnants et polyphonies extrêmes, subtone ou surtimbrage, déploiements harmoniques ou bruitistes, groove ou rubato, fugue ou monodie sur basse continue ou obstinée, faux doigtés et jeux de souffles, altération des timbres et des hauteurs tempérées, blues travesti et formes éclatées, homophonies discontinues et effets de hoquet, secours de l’électronique sur la contrebasse ou simple installation d’un second archet coincé dans la longueur du manche entre deux cordes et joué du premier pour obtenir cette déchirante version de Fleurette africaine.
Le répertoire – original à l’exception de cet Ellington et d’un arrangement collectif sur Lonnie’s Lament de John Coltrane – est dédié à différents artistes (musiciens ou non « qui m’ont aidé à me construire ») dont les noms ne sont livrés à notre perspicacité que sous la forme d’anagrammes qui me donneront bien du fil à retordre, sauf lorsque les jeux de colonne d’air et de tempérament de Boiron sur Avec Style me mettront sur la piste de Steve Lacy et lorsqu’un Dacrucmet (si mes notes, peu lisibles, sont exactes*) désigne un musicien présent dans la salle. Il me suffit de me retourner pour reconnaître Marc Ducret assis au dernier rang. Griffonné dans mon calepin au regard du treizième titre, je parviens à déchiffer ces mots « Sur Raphaël […] exprimer le sourire à travers les larmes […] Tom Waits […] Charlie Chaplin ». Ils disent autre chose de cette musique où les qualités narratives et l’émotion perlent à travers ces belles techniques instrumentales et compositionnelles. Franck Bergerot (photos © Illès Sarkantyu)
* Après précision du compositeur: Dur trac mec.