Black & Blue fête ses 50 ans
Fondé il y a 50 ans par Jean-Marie Monestier et Jean-Pierre Thamazian, le label Black & Blue célébrait hier son jubilé au Jazz Club Etoile, avec le Philippe Duchemin Trio, le François Biensan Septet et les Jazz Workers de Mourad Benhamou.
C’est il y a 50 ans que Jean-Marie Monestier et Jean-Pierre Thamazian entamait leur aventure, tout à la fois tourneurs et producteurs phonographiques, pionniers de la production indépendante en France, écumant notamment la programmation du festival de jazz de Nice au milieu des années 1970 dans une série d’enregistrements qui donne matière cette année à de nombreuses parutions. Chez Black & Blue un jazz pré-bop et blues se disputaient un catalogue qui, tout en préservant la visibilité phonographique des représentants actuels d’un jazz d’avant le grand chambardement des années 1960-70, s’est ouvert au fil des années à une relative modernité en accueillant notamment les Jazz Workers de Mourad Benhamou. Ceux-ci donnaient une touche “Blue Note” à la soirée d’hier qui se voulait à la célébration tout à la fois d’un label et du “vrai jazz“, notion qui n’a cessé d’évolué depuis l’apparition du mot jazz dans les années 1910, si l’on se souvient notamment de l’article Les Figues moisies et les raisins aigres d’Hugues Panassié dans le numéro de Jazz Hot d’avril 1946 – quelques mois avant que le “Pape de Montauban” ne parte en guerre contre le bepop – où il renvoyait dos à dos figues moisies (les traditionnalistes) et les raisins aigres (les modernistes), rappelant aux premiers que Count Basie et Coleman Hawkins, c’était du jazz au même titre que King Oliver et James P. Johnson.
On pourrait encore dire que ce qui était célébré hier, c’était la pérennité, la fidélité, la constance, chacun des trois orchestres proposés affichant de très nombreuses années de vol à leur palmarès.
Philippe Duchemin Trio : Philippe Duchemin (piano), Christophe Le Van (contrebasse), Philippe Le Van (batterie).
François Biensan Septet : François Biensan (trompette), Patrick Bacqueville (trombone), Michel Pastre (sax ténor), Fred Nardin (piano), Stan Noubard Pacha (guitare électrique), Jean-Pierre Rebillard (contrebasse), François Laudet (batterie).
Mourad Benhammou Jazzworkers : Fabien Mary (trompette), David Sauzay (sax ténor), Guillaume Naud (piano), Fabien Marcoz, (contrebasse), Mourad Benhammou (batterie).
Le début de la soirée est à la fois plus attendu et plus inattendu. Attendu, si l’on sait que Philippe Duchemin incarne un certaine tradition (disciple revendiqué d’Oscar Peterson et de manière générale doté d’une vaste culture pianistique allant de Nat King Cole à Ray Bryant et, comme on va le voir, au-delà), culture que relaie son trio adepte d’une conception du swing virilement efficace. Inattendu si l’on considère que le trio est aussi adepte d’une certaine ouverture : après un Fly Me to the Moon sans surprise, voici Bach convoqué dans les variations de Take Back, où l’on se laisse impressionner par la précision de la rythmique, mais où l’on commence à s’interroger sur cette sonorité, cette puissance, cette omniprésence d’arrangements au cordeau qui semblent ignorer la nuance pianissimo… tout cela ayant un côté très années 1970 que confirme la suite d’un programme privilégiant le binaire, jusqu’à la reprise d’Armando’s Rumba de Chick Corea. Où ni les figues moisies du swing à l’ancienne, ni les raisins aigres du jazz-rock et du piano post-evansien ne trouvent leur compte et où, finalement, l’esprit de performance prend le pas sur swing et musicalité, ces dernières qualités heureusement sauvées par les solos de Christophe Le Van, une peu de poésie dans un monde un rien brutal.
Changement d’époque avec le septette de François Biensan. Il ouvre sa prestation par un Lester Leaps In où Michel Pastre nous rappelle que Lester Young n’était pas le swingueur invertébré qu’aurait voulu en faire Panassié, mais cet adepte batailleur de la jam qu’évoque Alain Gerber dans les chapitres “Hommage à la foire d’empoigne” et “Hommage à la confiture” de son Lester Young. Après quoi sur Jeep Blues où l’on attend l’alto Johnny Hodges, le ténor de Pastre, plutôt websterien, laisse planer un soupçon de ce que Ben Webster devait à Hodges (à moins que mon écoute ne soit déformée par le souvenir de l’original) et où, équipé d’une anachronique guitare “solid body”, Stan Noubard Pacha, après avoir campé une espèce de Charlie Christian post-moderne dans Lester Leaps In, tire ce blues Duke Ellington vers B.B. King avec un naturel confondant. Suivront Dickie’s Dream, Just Squeeze Me but Don’t Tease Me, Dutch Kitchen Bounce (hommage à Arnett Cobb qui était sur le catalogue Black & Blue chez lui comme dans sa cuisine) et Every Day I Have the Blues de Memphis Slim chanté par Bacqueville qui se sera par ailleurs fait remarquer avec Biensan par un admirable travail de sourdine renforçant ce sens du récit qu’ont leurs solos. Rebillard et Laudet marche l’amble (tiens, la batterie, dont il ne me semble pas avoir vu chanter les fûts à l’entracte, n’a plus ce son de carton à chapeau qu’elle avait sous les baguettes de Le Van en première partie… et pourtant Laudet n’est pas du genre batteur-pastel, comme il me le rappelle à la sortie en me glissant dans les poches son nouvel album “Gene Krupa Project”). Et il y a quelque chose de malicieux chez Nardin qui me rappelle quelque chose… Peut-être Billy Kyle.
Et voici les Mourad Benhammou Jazz Workers. D’emblée, en fermant les yeux, on se croirait en train d’écouter un disque Blue Note des premières années 1960. Et là ça ne rigole pas ! Hard bop ! Ce bop était dur ! Combat pour les droits civiques, dignité, l’anti-minstrel-show, dont on retrouve ici le 2 pièces sombres-cravates assorties-oreilles bien dégagées, la seule fantaisie que s’accorde le leader étant un bandeau relevant en touffe une abondante chevelure, signe distinctif qu’il arbore depuis des lustres. Cinq décennies plus tard, cette tenue stricte de rigueur qui n’est plus exigée que dans les milieux d’affaires, dresse un écran qu’il faut savoir lever. Parce que ça sonne et ça joue vraiment, dans un assimilation complète des codes de l’époque selon un champ esthétique bien délimité qui me rappelle les réserves de Kenny Dorham à l’écoute en blindfold test du second quintette de Miles Davis (“E.S.P.”), la quarantaine imposée à George Coleman par les musiciens de la première mouture du même quintette, l’exclusivité qu’accordent certains amateurs aux Jazz Messengers d’avant Wayne Shorter ou au Shorter d’avant Miles, la gêne du jeune Herbie Hancock la première fois qu’il joua avec Eric Dolphy. Vieilles frontières! Curieusement, cette musique dont le vocabulaire est loin d’être démodé en ce qu’il a su franchir ces barrières esthétiques en nourrissant une descendance, me paraît ici plus datée que celle jouée par Biensan et ses copains. Réalité? Impression de jazz critic blasé par l’abondance en fin de soirée ? Quoiqu’il en soit, réentendre ce son “Blue Note” restitué sur scène aussi admirablement, reste une expérience excitante et si je quitte le Jazz Club Etoile, c’est à regret, préoccupé par l’heure du dernier RER et la nécessité de caser dix bonnes heures de travail dans ma journée du lendemain avant le concert donné le soir par Bojan Z, Costica Olan et Erik Marchand (beaucoup moins bop) à la Maison de la musique de Nanterre. Une écoute donc un peu rapide, où, outre le charisme de ce leader-batteur, se distinguent tout particulièrement les solos du pianiste remplaçant, Guillaume Naud, pour la malice rythmique, le jeu avec l’espace et un sens du récit salutaires. • Franck Bergerot
|Fondé il y a 50 ans par Jean-Marie Monestier et Jean-Pierre Thamazian, le label Black & Blue célébrait hier son jubilé au Jazz Club Etoile, avec le Philippe Duchemin Trio, le François Biensan Septet et les Jazz Workers de Mourad Benhamou.
C’est il y a 50 ans que Jean-Marie Monestier et Jean-Pierre Thamazian entamait leur aventure, tout à la fois tourneurs et producteurs phonographiques, pionniers de la production indépendante en France, écumant notamment la programmation du festival de jazz de Nice au milieu des années 1970 dans une série d’enregistrements qui donne matière cette année à de nombreuses parutions. Chez Black & Blue un jazz pré-bop et blues se disputaient un catalogue qui, tout en préservant la visibilité phonographique des représentants actuels d’un jazz d’avant le grand chambardement des années 1960-70, s’est ouvert au fil des années à une relative modernité en accueillant notamment les Jazz Workers de Mourad Benhamou. Ceux-ci donnaient une touche “Blue Note” à la soirée d’hier qui se voulait à la célébration tout à la fois d’un label et du “vrai jazz“, notion qui n’a cessé d’évolué depuis l’apparition du mot jazz dans les années 1910, si l’on se souvient notamment de l’article Les Figues moisies et les raisins aigres d’Hugues Panassié dans le numéro de Jazz Hot d’avril 1946 – quelques mois avant que le “Pape de Montauban” ne parte en guerre contre le bepop – où il renvoyait dos à dos figues moisies (les traditionnalistes) et les raisins aigres (les modernistes), rappelant aux premiers que Count Basie et Coleman Hawkins, c’était du jazz au même titre que King Oliver et James P. Johnson.
On pourrait encore dire que ce qui était célébré hier, c’était la pérennité, la fidélité, la constance, chacun des trois orchestres proposés affichant de très nombreuses années de vol à leur palmarès.
Philippe Duchemin Trio : Philippe Duchemin (piano), Christophe Le Van (contrebasse), Philippe Le Van (batterie).
François Biensan Septet : François Biensan (trompette), Patrick Bacqueville (trombone), Michel Pastre (sax ténor), Fred Nardin (piano), Stan Noubard Pacha (guitare électrique), Jean-Pierre Rebillard (contrebasse), François Laudet (batterie).
Mourad Benhammou Jazzworkers : Fabien Mary (trompette), David Sauzay (sax ténor), Guillaume Naud (piano), Fabien Marcoz, (contrebasse), Mourad Benhammou (batterie).
Le début de la soirée est à la fois plus attendu et plus inattendu. Attendu, si l’on sait que Philippe Duchemin incarne un certaine tradition (disciple revendiqué d’Oscar Peterson et de manière générale doté d’une vaste culture pianistique allant de Nat King Cole à Ray Bryant et, comme on va le voir, au-delà), culture que relaie son trio adepte d’une conception du swing virilement efficace. Inattendu si l’on considère que le trio est aussi adepte d’une certaine ouverture : après un Fly Me to the Moon sans surprise, voici Bach convoqué dans les variations de Take Back, où l’on se laisse impressionner par la précision de la rythmique, mais où l’on commence à s’interroger sur cette sonorité, cette puissance, cette omniprésence d’arrangements au cordeau qui semblent ignorer la nuance pianissimo… tout cela ayant un côté très années 1970 que confirme la suite d’un programme privilégiant le binaire, jusqu’à la reprise d’Armando’s Rumba de Chick Corea. Où ni les figues moisies du swing à l’ancienne, ni les raisins aigres du jazz-rock et du piano post-evansien ne trouvent leur compte et où, finalement, l’esprit de performance prend le pas sur swing et musicalité, ces dernières qualités heureusement sauvées par les solos de Christophe Le Van, une peu de poésie dans un monde un rien brutal.
Changement d’époque avec le septette de François Biensan. Il ouvre sa prestation par un Lester Leaps In où Michel Pastre nous rappelle que Lester Young n’était pas le swingueur invertébré qu’aurait voulu en faire Panassié, mais cet adepte batailleur de la jam qu’évoque Alain Gerber dans les chapitres “Hommage à la foire d’empoigne” et “Hommage à la confiture” de son Lester Young. Après quoi sur Jeep Blues où l’on attend l’alto Johnny Hodges, le ténor de Pastre, plutôt websterien, laisse planer un soupçon de ce que Ben Webster devait à Hodges (à moins que mon écoute ne soit déformée par le souvenir de l’original) et où, équipé d’une anachronique guitare “solid body”, Stan Noubard Pacha, après avoir campé une espèce de Charlie Christian post-moderne dans Lester Leaps In, tire ce blues Duke Ellington vers B.B. King avec un naturel confondant. Suivront Dickie’s Dream, Just Squeeze Me but Don’t Tease Me, Dutch Kitchen Bounce (hommage à Arnett Cobb qui était sur le catalogue Black & Blue chez lui comme dans sa cuisine) et Every Day I Have the Blues de Memphis Slim chanté par Bacqueville qui se sera par ailleurs fait remarquer avec Biensan par un admirable travail de sourdine renforçant ce sens du récit qu’ont leurs solos. Rebillard et Laudet marche l’amble (tiens, la batterie, dont il ne me semble pas avoir vu chanter les fûts à l’entracte, n’a plus ce son de carton à chapeau qu’elle avait sous les baguettes de Le Van en première partie… et pourtant Laudet n’est pas du genre batteur-pastel, comme il me le rappelle à la sortie en me glissant dans les poches son nouvel album “Gene Krupa Project”). Et il y a quelque chose de malicieux chez Nardin qui me rappelle quelque chose… Peut-être Billy Kyle.
Et voici les Mourad Benhammou Jazz Workers. D’emblée, en fermant les yeux, on se croirait en train d’écouter un disque Blue Note des premières années 1960. Et là ça ne rigole pas ! Hard bop ! Ce bop était dur ! Combat pour les droits civiques, dignité, l’anti-minstrel-show, dont on retrouve ici le 2 pièces sombres-cravates assorties-oreilles bien dégagées, la seule fantaisie que s’accorde le leader étant un bandeau relevant en touffe une abondante chevelure, signe distinctif qu’il arbore depuis des lustres. Cinq décennies plus tard, cette tenue stricte de rigueur qui n’est plus exigée que dans les milieux d’affaires, dresse un écran qu’il faut savoir lever. Parce que ça sonne et ça joue vraiment, dans un assimilation complète des codes de l’époque selon un champ esthétique bien délimité qui me rappelle les réserves de Kenny Dorham à l’écoute en blindfold test du second quintette de Miles Davis (“E.S.P.”), la quarantaine imposée à George Coleman par les musiciens de la première mouture du même quintette, l’exclusivité qu’accordent certains amateurs aux Jazz Messengers d’avant Wayne Shorter ou au Shorter d’avant Miles, la gêne du jeune Herbie Hancock la première fois qu’il joua avec Eric Dolphy. Vieilles frontières! Curieusement, cette musique dont le vocabulaire est loin d’être démodé en ce qu’il a su franchir ces barrières esthétiques en nourrissant une descendance, me paraît ici plus datée que celle jouée par Biensan et ses copains. Réalité? Impression de jazz critic blasé par l’abondance en fin de soirée ? Quoiqu’il en soit, réentendre ce son “Blue Note” restitué sur scène aussi admirablement, reste une expérience excitante et si je quitte le Jazz Club Etoile, c’est à regret, préoccupé par l’heure du dernier RER et la nécessité de caser dix bonnes heures de travail dans ma journée du lendemain avant le concert donné le soir par Bojan Z, Costica Olan et Erik Marchand (beaucoup moins bop) à la Maison de la musique de Nanterre. Une écoute donc un peu rapide, où, outre le charisme de ce leader-batteur, se distinguent tout particulièrement les solos du pianiste remplaçant, Guillaume Naud, pour la malice rythmique, le jeu avec l’espace et un sens du récit salutaires. • Franck Bergerot