Claude Carrière – Reminiscing in Tempo
Alors que l’on attend la diffusion du concert d’Olivier Ker Ourio sur France Musique, en direct du 104, dans le cadre du Jazz Club, on apprend la mort du co-fondateur de cette émission, Claude Carrière, l’intime du jazz, pianiste et érudit, grand “Ellingtonologue” et familier de l’actualité nocturne du jazz parisien.
Il était né en 1939, dans ce sud du Massif central dont il avait gardé l’accent débonnaire, avec quelque chose de bien à lui dans sa façon, tout en retenue, d’appuyer son enthousiasme, son émotion, son dépit ou sa colère, une faconde posée que, s’il avait été musicien, l’on aurait appelé le sens de l’espace. Que dis-je… Musicien, il l’était. Pianiste, il l’avait été au sein du Swing Limited Corporation et, l’âge de la retraite arrivée, son épouse l’ayant devancé vers l’au-delà, il consacrait encore de son temps à la pratique, avec conviction, comme en témoigne le catalogue Black & Blue où il apparaît au côté de Rebecca Cavanaugh (« Looking Back ») ou au sein du Chamber Jazz Quintet (« For All We Know »), en compagnie de André Villéger, Frédéric Loiseau et Marie-Christine Dacqui.
Musicien, il l’était au plus intime de ses fibres et combien de fois ne sous sommes-nous pas pressés autour de lui à la sortie des concerts pour recueillir ses impressions et mieux comprendre les nôtres, car il savait entendre ce que nous avions tout au plus discerné, et nommer ces grilles ou ces mélodies que nous venions d’entendre sans être certains de les avoir reconnues : « Tu sais… au rappel. Il a joué ce truc… ta lalala. » L’œil malicieux par-dessous, une pause : « As Times Goes By… Mais il vous a couillonné… » Puis secouant la tête, le regard ailleurs : « Pffff!!!! Comment il est entré dans ce pont ! » Les mots étaient distillés au goutte à goutte, mais à cœur. Il fallait prendre le temps.
La grande affaire de Claude Carrière, ça avait été le jazz ; et dans le jazz, c’était Duke Ellington. Duke, l’orchestre du Duke, c’était sa maison. Il en connaissait toutes les anecdotes comme s’il les avait vécues… et certaines, il les avait vécues, au plus près des musiciens. Suite à la rédaction d’un numéro spécial de Jazz Hot consacré à Duke Ellington, il s’était vu commander pour France Musique la série Tout Duke qui consistait en une diffusion chronologique de toute l’œuvre enregistrée de Duke Ellington, dont il était l’acquéreur passionné depuis l’achat de son premier 78-tours vers 1952. « Ce fut pour moi une source inépuisable de petits bonheurs [et pour nous donc, ses auditeurs !] La joie de faire découvrir une musique forte et originale, et que je croyais connue. Un courrier abondant et débordant d’enthousiasme et de gentillesse. L’occasion pour moi de mettre en forme et d’exprimer mon amour pour cette musique. » Ça dura de janvier 1976 à décembre 1984. D’où j’écris, je peux voir sur mes étagères le coffret qu’il conçut pour Musisoft à l’occasion du 100ème anniversaire de la naissance du maître (1899). Organisés de manière thématique, treize CD, dont chaque tranche était frappée de l’une des lettres D U K E E L L I N G T O N. Passant chez moi, il m’avait fait remarquer qu’en modifiant leur ordre de rangement, ça donnait des contrepèteries insensées. Lorsqu’au printemps dernier, Jazz Magazine m’a commandé une playlist ellingtonienne thématique en dix rubriques, ce coffret me fut tout à la fois d’une grande aide et un défi. Et depuis, c’est resté dans ce désordre : G D E N O U L L I E N T K.
Pour le 110ème anniversaire, fut fondée la Maison du Duke. Il en a évidemment été le Président et y a donné de nombreuses conférences, les dernières en tandem avec la pianiste Leïla Olivesi. Mais il avait d’autres passions et c’est à ce titre qu’il participa avec Christian Bonnet, Noël Hervé et quelques autres à la création du label de réédition érudite du patrimoine du jazz enregistré avant l’avènement du LP, Masters of Jazz. C’est ainsi qu’on lui doit une intégrale en neuf volumes consacrée à Charlie Christian. Auparavant, sa connaissance du jazz classique en avait fait un pilier de l’équipe rédactionnelle de Jazz Hot que dirigea Laurent Goddet dans les années 1970 et sa réputation lui valut de présenter dès 1975 l’émission Jazz Classique sur France Musique. Jazz Classique, une étiquette cependant trop étroite pour lui. Avec ses amis Alain Tercinet et Jean Delmas, il tenait l’un des sommets d’un triangle esthétique en équilibre entre modernité et tradition, et avec le second, passionné comme lui par le renouveau des clubs parisiens au tournant des années 1980, il produisit, de 1982 à 2008 l’émission Jazz Club, pour laquelle les deux complices se rendaient tous les vendredis avec une équipe technique de France Musique dans un lieu du jazz pour diffuser le concert du soir en direct, émission reprise depuis par Yvan Amar.
Collaborateur de Jazzman à sa création en 1992, président de l’Académie du jazz de 1993 à 2004 et de l’association Grands Formats (pour la diffusion du jazz en grand ensemble) de 2004 à 2011, il nous laisse de nombreux travaux de rééditions discographiques, notamment le coffret 3 CD « Nat King Cole, Incomparable ! » publié chez Cristal en 2019.
Alors qu’une longue maladie l’éloignait, sa voix avait déjà commencé à nous manquer. Elle s’est définitivement tue, elle qui nous a tant appris ! Franck Bergerot