Guillaume de Chassy, Thomas Savy et Arnault Cuisinier reçoivent Élise Caron
Hier, 17 septembre, création au Triton du nouveau programme imaginé par le pianiste Guillaume de Chassy, “L’âme des poètes”.
« La poésie est ce qui me touche le plus dans la musique. Ce qui relie Franz Schubert, Charles Trénet et Bill Evans ? Au-delà des lieux, des styles et des époques, c’est cette grâce si rare, qu’elle s’appuie ou non sur les mots. » Tel est le note d’intention que l’on pouvait trouver sur le site du Triton où Guillaume de Chassy présentait hier 17 septembre 2021 son nouveau programme. Ça pourrait laisser indifférent, voire faire fuir. Et lorsque Guillaume de Chassy annonce à son public que l’on ne va pas danser sur les tables, on peut penser que ceux qui sont quand même venus l’écouter vont quitter la salle. Or, elle est pleine, et à part un monsieur à chapeau discrètement enfui, peut-être pour gagner ce que l’on appelait autrefois « les petits coins » – « les quoi ? Où tu vas ? » avais-je crié bien fort dans mes quatre ans à une grand tante très digne qui s’y rendait après s’être discrètement fait indiquer l’endroit –, et à part une dame chassée par un quinte de toux (ou fuyant mon incorrigible tendance à m’assoupir vers 21h25 que, percevant mon vacillement soudain, elle a pu craindre voir choir sur son épaule), personne n’est sorti. Bien au contraire ! Si vous aviez vu ce rappel !
C’est que l’on est très au-delà de la note d’intention à laquelle, entrant sur scène, Guillaume de Chassy substitue une autre renvoyant à la rencontre initiale de son trio, lors d’une résidence de création et d’enregistrement à l’abbaye de Noirlac, plus précisément dans l’imposante et minérale acoustique du réfectoire « qui nous a servi de directeur musical » m’avait-il confié lors d’une interview pour Jazz Magazine. Et il avait ajouté : « Nous n’avons jamais “chorusé” au sens du jazz. L’acoustique nous l’aurait refusé. Nous avons plutôt pratiqué une sorte d’extension mélodique, une musique interactive sans leader, où nous n’essayons pas de jouer à la manière des classiques, car nous avons notre son imprégné de notre pratique du jazz, mais sans non plus essayer de swinguer des musiques qui ne sont pas destinées à l’être. » Hier, il précisait avec la touche d’humour qui lui est propre qu’il était venu à cette résidence avec des partitions couvertes de million de notes et que ses camarades lui avaient fait comprendre qu’il serait préférable de n’en garder que quelques-unes, les “nécessaires”.
Et dès les premières notes de piano, il ne nous a joué que les “nécessaires” pourtant dans une indépendance des deux mains conduisant des discours tout à la fois si distincts et si complémentaires que l’on put y percevoir une certaine profusion et cependant aucune virtuosité, au lieu de quoi un sentiment de justesse, d’évidence et la confirmation de ce que avons pu vérifier disques après disques depuis quinze ans et plus encore, au fil des répertoires et des expériences : que Guillaume de Chassy est quelqu’un qui avance. La contrebasse d’Arnault Cuisinier et la clarinette de Thomas Savy sont alors entrées en jeu, fidèles à cette esthétique de l’improvisation collective adoptée voici dix ans, selon la même complémentarité dont les deux mains venaient de nous faire démonstration sur le piano; contrebasse, clarinette et piano s’éloignant l’un de l’autre sans jamais perdre la capacité de se donner rendez-vous sur quelque impromptu tutti. Arnault Cuisinier tout en précision, netteté, délicatesse et faculté d’envol. Thomas Savy… je m’attarde ici pour dire combien ce musicien m’étonne par ce mélange d’honnêteté, de droiture, de curiosité, d’investissement qui m’a conduit à son sujet et au fil des années d’un sentiment de perfection instrumentale et d’absence d’œillère esthétique à quelque chose de beaucoup plus grand où je retrouve un peu de ce que j’aime d’audace chez Jimmy Giuffre et de ce qui fait la grandeur un peu folle de Wayne Shorter.
Et puis, Élise Caron est entrée. Tout à la fois la classe de quelqu’un qui a fait du théâtre et la décontraction de quelqu’un… qui a fait du théâtre. Soit une façon d’occuper la scène, même si chez elle c’est avec cet espiègle “l’air de rien”. Et c’est l’air de rien qu’elle attaque ce répertoire constitué avec Guillaume de Chassy, emprunté aux années 1920-40, peut-être 50. Trop captivé pour prendre des notes et d’une mémoire désormais déficiente… j’en ai oublié tous les titres ou presque (citons sans trop de risque de nous tromper trois Charles Trenet : Coin de rue, L’Âme des poètes et, sur le fameux poème de Verlaine, Chanson d’automne), mais il faut dire que le reste du répertoire n’est pas des plus fréquentés. L’ambiance générale est sombre, pour ne pas dire sinistre, pathétique comme annoncé par de Chassy… Ringard ? Élise Caron ne nous laisse pas le temps de le penser. “L’air de rien”, elle nous embarque sur les chemins des amours perdus, de la solitude, de la mélancolie et de la nostalgie, par petites touches, un neutralité feinte, jouant le texte en le débarrassant de sa sentimentalité quelque peu datée ou mettant en valeur de petits bijoux poétiques ayant à voir avec l’art pictural des impressionnistes. Mais la voici qui monte le ton, enfle le pathos et l’on craint qu’elle ne faute… et non, jusque dans le fortissimo et l’envol vers l’aigu, tout reste juste, la mesure de l’émotion intacte, aucune trace de kitsch sanguignolant, juste la trace nette d’un bistouri tenue d’une main ferme ; et l’on réalise son talent d’improvisatrice. Car elle improvise son interprétation, elle se glisse parmi ces paroles avec la sûreté et la réactivité d’un plongeur sous-marin parmi des récifs. Et l’on ne s’étonne pas d’apprendre qu’elle a refusé de répéter avec le trio : elle connaît ces textes et ces musiques, elle les a appris et s’y est préparée, advienne que pourra…
Et je m’en tiendrai là, car je crois bien que la sauce tomate que j’ai mise au feu en commençant cette article est en train de brûler. Franck Bergerot