Hommage à Armand Lassagne et histoires d’accordéon
L’accordéoniste Armand Lassagne est mort, en catimini. Rien dans la presse. Rien sur le net. Une ligne dans le mail d’un ami. C’est donc Jazz Magazine qui rendra hommage à ce musicien plus connu des bals musette et des galas de l’accordéon que du monde du jazz. Un anachronisme qui a ses raisons…
La première fois que j’ai entendu prononcer le nom d’Armand Lassagne, ce fut dans la bouche de Didier Roussin, guitariste éclectique du country blues au bebop, de la bossa nova au jazz manouche, de la guitare classique au musette, érudit et collectionneur de raretés et d’anachronismes phonographiques. À l’époque, proche du “patron” du musette parisien d’après-guerre Jo Privat, avec lequel il se produisait régulièrement, il travaillait avec François Billard, alors collaborateur de Jazz Magazine, à la rédaction d’un grande livre encyclopédique Histoires de l’accordéon. Je ne connaissais de l’accordéon que son versant diatonique folk, principalement à travers Marc Perrone (pas totalement inconnu du public de la Compagnie Lubat) et, voulant faire jouer ce dernier à Montrouge où j’organisais des concerts, François Billard m’avait recommandé de le faire venir avec les musiciens qui l’entouraient à cette époque : Denis Tuveri (accordéon chromatique qui doublait autrefois au bandonéon et à la trompette dans l’orchestre de bal de Marcel Azzola) et René “Didi” Duprat (guitariste, ami d’enfance et complice de toujours de Marcel Azzola, accompagnateur du Tony Murena de la grande époque, d’Yves Montand, de Marlene Dietrich…).
Ces découvertes, ces échanges, la personnalité de Didi Duprat m’avaient incité à proposer à Patrick Tandin (cofondateur de Jazz à Fip devenu producteur phonographique sur son Label La Lichère) de faire de la guitare de Didi Duprat, le fil rouge d’une anthologie des derniers grands représentants du genre musette et de leurs héritiers (au sens large puisque le chanteur André Minvielle en serait, ainsi que, dans des volumes ultérieurs, le saxophoniste François Corneloup, le vibraphoniste Franck Tortiller et l’organiste Emmanuel Bex). Tandin me commanda la direction artistique que j’assumais, assisté de Didier Roussin, et parmi les premiers noms qui sortirent de nos réflexions pour ce qui allait devenir « Paris Musette » figurait celui Armand Lassagne.
Les séances avaient commencé le 23 avril 1990, dans l’intime, “sans tambours ni trompette” : des duos de Didi Duprat avec le bandonéoniste Jean-Pierre Coustillas sur des tangos, avec Denis Tuveri sur des pasodobles, avec Marc Perrone qui proposa Coin de rue de Charles Trenet (resté inédit et remplacé à l’occasion d’une séance ultérieure par La Valse chinoise de Joseph Colombo). Et cette belle journée avait été conclue par deux arrangements de Richard Galliano (dont sa fameuse Valse à Margaux) pour le Quatuor d’accordéons de Paris avec Joe Rossi, Valérie Guérouet et Frédéric Guérouet.
Le lendemain, nous abordions le grand répertoire musette avec rythmique et c’est Daniel Colin qui lui ouvrit le bal, enchainant Passion de Tony Murena et sa composition Envolée musette dont il multiplia les prises, à notre grand bonheur, dans cette espèce de furia qui lui brûlait les doigts sitôt posés sur le clavier, et qui lui valut les surnoms de “Doigts d’acier” et du “Turbo”, ainsi que l’admiration d’un autre brûlot de la scène française, l’ardent guitariste Claude Barthélémy. Armand Lassagne lui succéda dans le studio sur une composition qu’il avait cosignée avec Jo Privat, Fine Fleur, avec l’élan ascendant de son anacrouse en double croches, la noire pointée qu’il piquait comme d’un léger coup de talon propice au vol plané sur le premier temps pour résoudre sur la noire du troisième après avoir amorti son atterrissage sur la croche précédente, comme on se rétablit d’un léger appui sur le pied gauche avant de poser le droit. Soit un petit côté champêtre voire alpestre, viennois voire tryrolien, résidus du musette pré-swing, quitte à corrompre, le temps d’un soupir, le pas glissé de la valse swing, lui qui pouvait s’en réclamait tout en invoquant la lignée des Émile (de Vacher à Prudhomme) en matière de cadence à offrir aux danseurs. Après quoi, il recréa une œuvre qu’il chérissait, le mystérieux et bien nommée Douce Joie qui semble être avoir été dicté à Gus Viseur dans une sorte d’abandon improvisé. Et alors, quel contraste avec le début de cette séance ! Armand et Daniel représentaient les deux visages opposés du grand musette, dont ils étaient il y a encore quelques jours les derniers dépositaires historiques, Colin restant seul aujourd’hui (1). Pour ce dernier La “passion” incandescente de Murena. Pour Lassagne, la tendresse caressante de Gus Viseur qui trouvait probablement son expression la plus sûre avec Douce joie. Plus quelque chose de l’amitié de Jo Privat qui n’avait pu ne pas laisser quelque empreinte chez Lassagne. Tous deux dessinaient une espèce de cadre au projet que nous nous apprêtions à réaliser.
Hélas, emportés par notre enthousiasme et notre inexpérience, nous avions accumulé de petites erreurs (casting, répertoire, contexte) qui se poursuivirent dans l’après-midi avec une fausse bonne idée de provoquer Jo Privat et François Parisi en un duel swing et amical qui échoua d’autant plus que Patrick Tandin dans son souci de recevoir Privat avec les honneurs dues à son rang avait multiplié les bonnes bouteilles autour d’un copieux repas de traiteur qui avait un peu affaibli les troupes, mais laissèrent le souvenir de joyeuses retrouvailles dont témoigne la photo ci-dessous.
Outre la mise au rebut de tout ce qui fut enregistré cette après-midi-là, Armand fut la principale victime de nos erreurs. En effet, si Daniel Colin put revenir en studio pour enregistrer ses deux morceaux avec Yves Torchinsky et Jacques Mahieux dont l’accompagnement raviva le style nerveux du “Turbo”, on dut abandonner Fine Fleur et nous ne pûmes sauver Douce Joie que grâce aux astuces de mixage de notre ingénieur du son Patrick Chevalot. C’est cependant ce morceau qui ouvrirait ce premier volume de “Paris Musette” et qui en resterait comme l’indicatif.
Les séances durèrent toute une semaine du 23 au 28 avril, complétées les 5 et 6 juin, et l’on y vit encore défiler Francis Varis, André Minvielle, Daniel Denecheau, Raul Barboza et Jacques Bolognesi. Le mixage final eut lieu du 5 au 10 juillet, puis chacun se dispersa, moi-même prenant la route des vacances avec les mises à plat tournant en boucle sur mon radio-cassette. Descendant vers La Lichère, le hameau ardéchois de Patrick Tandin, je m’arrêtais dans les Alpes, à Montchavin où je retrouvais Armand Lassagne et Daniel Colin qui participaient à un petit festival d’accordéon, assisté de Didier Roussin et du batteur Alain Bouchaux, plus l’accordéoniste suisse René Dessibourg. Chaque journée se terminait dans une auberge dont j’ai oublié le nom, par des échanges musicaux autour d’une bonne table au cours desquels j’ai pu me familiariser avec les personnalités d’Armand et de Daniel, son cadet de sept ans. Colin, toujours d’une amabilité enthousiaste, mais dans le fond rebelle, dans un conflit intérieur quant à son destin d’accordéoniste (par ailleurs bandonéoniste et pianiste expérimenté), conflit qui s’est résolu, après la mort de Didier Roussin, au travers de ses collaborations régulières avec la bande de Dominique Cravic et des Primitifs du Futur. Lassagne plus réservé, tout à la fois plus perfectionniste et d’une exigence plus conciliante, philosophe, voire résigné, face aux impératifs du métier.
La sortie de « Paris Musette » fut l’occasion d’une grande fête comme Patrick Tandin savait en organiser, à la guinguette du Petit Robinson sur les bords de Marne. J’en retrouve la photo anonyme ci-dessous, d’Armand Lassagne et Didi Duprat, ainsi que la facture adressée au Label La Lichère pour un buffet d’accueil de plus de 2000 pièces, 400 assiettes de moules frites et quelques centaines de bouteilles de vin. La suite fut le succès de “Paris Musette” sur les ondes, dans la presse, puis dans les bacs des disquaires jusqu’au Japon, et la mise en route de trois autres volumes : « Vol. 2, Swing et manouche » où Armand Lassagne créa la valse qu’on lui avait commandée pour l’occasion, Dans ma verdine cosignée avec Jo Privat, et « Vol.3, Vent d’automne » où nous lui avions confié l’interprétation de Brise Napolitaine, grand classique de l’accordéoniste zingaro napolitain Vetese Guerino, l’un des premiers employeurs de Django Reinhardt. Armand avait également enregistré une valse jazz cosignée avec Marcel Azzola, Made in Valse à laquelle il tenait beaucoup. Hélas, destinée à un quatrième volume, elle resta inédite, notre belle histoire phonographique prenant fin à quelques semaines d’intervalle au cours de la sinistre année 1996, avec la mort,de Jo Privat, Didier Roussin et Didi Duprat, puis quatre ans plus tard de Patrick Tandin. Ils avaient été précédés par Joe Rossi (1994) et furent bientôt suivis par Denis Tuveri (2009), Jean Corti (2015), Marcel Azzola (2019) et aujourd’hui Armand Lassagne.
Avant que de voir mon emploi du temps totalement submergé par mes fonctions à Jazzman puis Jazz Magazine en 2007, je suis longtemps resté en contact avec Armand Lassagne. Nous nous appelions pour la nouvelle année et nous donnions rendez-vous dans une brasserie de la place de la Nation ou je lui rendais visite chez lui à Sainte-Geneviève-des-bois. De manière informelle, sans magnétophone pour ne pas rompre le côté amical de nos rencontres, j’ai recueilli ses souvenirs retranscrits le soir de mémoire sur mon ordinateur, avec l’aide de quelques notes. Ils étaient empreints d’affection réciproque, non sans quelques réserves, voire réticences à mes sollicitations, car deux mondes s’y confrontaient, celui des bals musette parisiens et de l’accordéon populaire dont il avait malgré tout épousé quelques travers pour survivre, et celui d’un ex-étudiant en Lettres devenu jazz critic et qui, découvrant cet univers, cherchait à en dégager une essence fantasmée et prétendait contribuer à sa rénovation.
Armand Lassagne est né le 27 novembre 1934 à Montrouge. Il commença à jouer à 10 ans sur un diatonique à boutons, puis sur un accordéon à touches piano, ses parents n’ayant pas les moyens de lui offrir un accordéon de qualité. « Mon premier prof n’était pas très sérieux. Il me faisait travailler des morceaux, mais négligeait les gammes. Au bout de six mois, il me demandait de montrer certaines choses à ses autres élèves. » Ce n’est que quatre ans plus tard que lui vient la vocation chez son nouveau professeur Camille Di Duca, chez qui il entend le jeune Maurice Vittenet interpréter Le Mouvement perpétuel de Carl Maria von Weber. Subjugué, il se met au travail, à raison de huit heures par jour, commençant à jouer pour les entractes dans les cinémas. En 1949, aux réveillons de décembre, dans une Auberge de Chambrai dans l’Eure, il accompagne la chanteuse Ody Renaud et joue les intermèdes en alternance avec un pianiste de jazz, musique qui fut une révélation et resta pour lui, comme pour beaucoup de ses confrères, un horizon permanent. Mais malgré des débuts encourageant en 1950 – galas, Six jours du Vel d’hiv, Moulin de la galette, accompagnement d’un fantaisiste au Caveau de la République –, il lui faut trouver un travail régulier. Il entre au PTT comme “bouliste”, une fonction sans rapport avec la pétanque, qui consistait à porter les “pneumatiques” de la Porte de Saint-Cloud à la Porte d’Auteuil dont le bureau de poste était relié au réseau de tuyaux sous air comprimé qui permettait alors d’envoyer en un temps record des boîtes cylindriques dans lesquels étaient placés les courriers urgents à celui de la Porte d’Auteuil. Son emploi du temps était suffisamment souple pour lui permettre de répondre aux engagements, voire aux invitations sur Paris Inter à l’occasion des émissions du matin Les Cadets de l’accordéon et Accordéon Parade. L’accordéon est alors omniprésent sur les ondes et c’est à leur écoute qu’il réalise que son jeu n’est pas ce qu’il voudrait. Un beau jour, il entend le père de l’accordéon swing français, Gus Viseur, jouer Douce Joie, et il a la révélation de ce à quoi il aspire, comprenant qu’il ne faut pas avoir peur des silences et qu’il faut laisser la phrase respirer et mettre de l’espace entre les notes.
En 1952, les affaires s’accélèrent pour lui. Il joue dans Mère Courage de Bertold Brecht au TNP de Jean Vilar, mais je n’ai pas su lui faire dire s’il était permanent ou remplaçant, présent à la création ou simplement à l’enregistrement de la musique… Quelqu’un lisant ces lignes saura peut-être me renseigner. Surtout, on commence à l’entendre dans les bals musette parisiens, notamment à la Taverne de Belleville où il restera de juin 1952 à décembre 1953 et où il se mettra au bandonéon.
« A la guitare, j’avais Mimi Debron, la femme d’un très bon guitariste. J’étais alors le plus jeune à avoir mon orchestre à Paris. Même Marcel [Azzola] n’avait pas encore le sien ! Je quittais les PTT à 21h et filait en vélo à Belleville. Je rêvais d’aller entendre Tony Murena. Un soir de décembre 1953, alors que j’avais enfin un créneau pour aller l’écouter, un copain batteur m’appelle pour remplacer un accordéoniste malade chez Gineston, Rue au Maire [rue connue pour ses bals musette]. C’était une boîte tout en longueur, on se serait cru dans les couloirs du métro. Le lendemain de ce remplacement, je reçois un coup de fil du patron d’en face de chez Gineston, Chez Guy, l’ancien Maquis, à côté du Tango. J’ai quitté les PTT, monté un orchestre et j’ai joué chez Guy de janvier à avril 1954. Ensuite, Maurice Vittenet m’a appelé parce qu’il partait faire une tournée Buttagaz. Je l’ai remplacé à la Croix de Malte avec André Lluis à la clarinette et au sax [ancien membre de l’orchestre de Gus Viseur et du Quintette du Hot Club de France de Django Reinhard], Louis Faÿs à la guitare [père de Raphaël], Robert Sabanik à la contrebasse [orthographe du nom incertaine], Jacques Sari, le batteur d’Aimable et Richard Montbrun comme chanteur, animateur. J’y suis resté jusqu’au 15 janvier 1955. C’était une brasserie sur les Grands Boulevards à la Porte St Martin, avec des baies vitrées et une ouverture sur la terrasse. On jouait à l’intérieur en bordure de terrasse, tourné vers l’extérieur. Ça faisait un tel attroupement que les passants devaient changer de trottoir. On jouait de 17 à 19h, puis de 21h à minuit. Après quoi je filais jouer en attraction dans les bals de nuit à Salle Wagram, bal Cadet, Mairie de Clichy. C’était des grands bals qui pouvaient compter jusqu’à 1500 personnes. On appelait ça les bals boniches. Les vedettes en étaient Émile Prudhomme ou Émile Carrara. Une fois, j’ai joué en attraction pour Viseur à la Mairie de Clichy. On a fait connaissance. Comme je voulais jouer sa musique, je lui ai demandé s’il pouvait me passer certaines de ses partitions. Il m’a invité à déjeuner et on a passé la journée ensemble. Quand on s’est quitté, il m’a lancé “alors à mardi prochain”. À partir de cette époque, j’ai mangé tous les mardis chez Tatave. Il m’emmenait partout, à la boxe, dans les coulisses de l’Olympia. J’avais pu remplacer mon vélo par un scooter, j’allais à la Croix de Malte ou chez Tatave en Vespa, et je n’étais pas peu fier. »
Et Jo Privat ? « Je l’ai connu vers mes quinze ans. J’allais l’écouter au Balajo. On a discuté et il a fini par me faire monter pour le remplacer le temps de boire un coup ou de régler une affaire… Ça pouvait durer plus longtemps. Il lui arrivait carrément de se barrer une heure ou deux et de me laisser là-haut [comme dans de nombreux musette, les musiciens jouaient sur une espèce de balcon dominant la piste]. C’est l’époque où Jo était chez Decca et Odéon. Chez Decca, il enregistrait sous le nom de Roger Vaysse, mais Vaysse n’était qu’éditeur. Il co-signait les morceaux et mettait son nom sur les disques, mais il n’en avait jamais écrit ni joué une note. Sous son nom, j’ai également enregistré avec André Lluis et Paulo, le pianiste du Balajo. »
C’est en travaillant sur « Paris Musette » que j’ai découvert que ces co-signatures constituaient une pratique très répandue, tout particulièrement chez les accordéonistes. Soit un éditeur accepte de vous éditer à condition de co-signer pour récupérer une partie de vos droits. Soit c’est une politesse que vous faîtes à un confrère de partager la paternité de votre nouvelle composition, par amitié, parce que vous lui êtes redevable d’un service, ou tout simplement parce que son nom servira à mieux la faire connaître. C’est ainsi qu’Armand me montre le 25cm Decca « Accordéon de Paris » dont il est l’accordéoniste mais qui est publié sous le nom de Roger Vaysse. Il y joue notamment une samba (Caracas) et une Valse du diable de Charley Bazin, un java-mazura (Avalanche) de René Sudre, un boléro (Nuits d’Italie) et un paso-doble (Le Catalan) de Jo Privat… Même combine sur le Super 45-tours où Armand Lassagne joue, toujours sous le nom de Roger Vaysse, notamment la valse Rythme musette et la Java Ranchera de Jo Privat, la première cosignée avec André Lavignac et la seconde avec Tony Murena. Mais Armand me signale encore les enregistrements Odéon réalisés sous le nom de L’Orchestre du Balajo : « Une foule d’accordéonistes ont enregistré sous ce nom-là : Maurice Vittenet, Maurice Larcange, Jo Privat évidemment et moi-même. Sur mes enregistrements, j’avais Matelo et Saranne Ferret à la guitare, peut-être Lucien Simoens à la contrebasse et peut-être un batteur. » Et il me tend le 45-tours 7 MO 1162 avec en face A la mazurka Rue de la Chine d’Azzola et Duprat (tous deux naquirent Rue de la Chine, à l’hôpital Tenon) et Escadrille, la valse de Jo Privat, ainsi que le Super 45-tours Odéon SOE 3046 avec en face A Boogie Musette, le pasodoble Le Catalan et la fameuse valse Nuit blanche de Jo Privat, et le baion Tropicalo co-signé Armand Lassagne et Maurice Larcange. Tous ces tripatouillages datés de 1956, si l’on se fie au dépôt légal (selon une date postérieure aux enregistrements).
En ce milieu des années 1950, les évènements se bousculent et lorsque Armand annonce s’être produit plusieurs semaines en 1955 en vedette américaine pour le premier récital de Georges Brassens à l’Olympia, on se demande si ça n’est pas plutôt février 1954 (date du premier Olympia du chanteur) ou l’inverse. Une chose est sûre, pour cause d’appel sous les drapeaux, il doit renoncer à suivre aux Etats-Unis la chanteuse Geneviève qu’il accompagne au Drap d’or sur des arrangements de Michel Legrand, ainsi qu’à un engagement avec l’orchestre latin de Benny Bennett à Saint-Raphaël. Durant la première année de son service militaire en Afrique du Nord, il est privé de son accordéon, qu’il ne retrouve qu’une fois fixé comme télétypiste pour l’aviation en Tunisie lorsque Gus Viseur le lui fait envoyer. « On n’avait droit qu’à une permission. C’est tombé pour le mariage de Josette, la fille à Tatave avec Joss Baselli et m’y suis trouvé invité avec le clarinettiste Grenu [probablement Georges] et La Godasse [surnom du guitariste René Duchaussoir et dédicataire de la fameuse valse de Tony Murena La Godasse, retitrée Explosion après que Marcel Azzola y ajouté un trio]. Tard dans la nuit, alors que je remballais, prête à partir, il m’a dit “toi tu restes”. Je suis resté 8 jours chez Viseur. Il avait envie de jouer. On a fait le bœuf, mais j’ai très vite arrêté de jouer. J’avais juste envie de l’écouter. »
1958, il revient du service militaire, se croyant oublié mais aussitôt signé par Véga chez qui il enregistre avec le clarinettiste André Lluis, les guitaristes Louis Faÿs ou Lucien Gallopain (ancien complice d’Hubert Rostaing), le contrebassiste Lucien Simoens (également un ancien de chez Django Reinhardt et Rostaing) et Jack Sari. Beaucoup de reprises instrumentales de chansons répartie sur trois 45-tours (Francis Lopez, Jean Constantin, Ferdinand Bonifay, Charles Dumont), mais aussi, sur le deuxième (référence P 1947), sa composition Mazurka tzigane cosignée avec Jo Privat et Balajo de ce dernier dans le trio duquel il introduit une formule chromatique de sa plume et que tout le monde reprendra par la suite. À quoi s’ajoutera chez Véga, en 1959, un « Ma Bretagne à l’accordéon » sur le répertoire de Théodore Botrel.
À propos de ces faces, je me souviens d’une anecdote révélatrice de nos échanges. Pour illustrer son arrangement du trio, Armand me fait écouter son Balajo enregistré chez Véga, non sans m’avoir prévenu de la médiocrité du son. Je n’ose lui avouer que je préfère cet enregistrement à ceux plus tardifs avec guitare électrique clinquante, voire scintillements de synthétiseur et des tonnes de réverb, à l’image des sonos des bals modernes et de l’esthétique polychromée et fluorescente des émissions télévisées d’accordéon variétés (ce sont hélas quasiment les seules images filmées qui subsistent d’Armand sur le net). Durant l’écoute, il hoche la tête : « Ça n’est pas si mal. Il y a longtemps que je n’avais pas écouté ça et j’avais le souvenir de quelque chose de plus plat. » Un peu comme si, au départ embarrassé par le son très “nature” de « Paris Musette », il s’y était accoutumé en observant la déringardisation du musette qui eut lieu dans les années 1990, notamment à travers le double regain d’intérêt des jeunes générations pour l’accordéon swing et le jazz manouche. Et donc comme s’il était revenu à une plus grande sobriété qui prévaudrait sur son dernier disque « Le Tournis » en 2002. D’autres accordéonistes invités de « Paris Musette » éprouvèrent ces réticences dans nos studios (Patrick Chavelot chez Sun Studio, avec équipement certes pas idéal pour notre projet, puis Alain Cluzeau chez Acousti), inquiets d’un manque de réverb, d’une trop grande présence de la guitare, d’une contrebasse trop active, parfois même parfois un peu surpris de voir l’importance que l’on accordait aux sidemen dans les crédits du livret. Mais ce sont de jeunes prodiges de l’accordéon, stars du bal populaire, qui se montrèrent les plus réfractaires. Impressionnés par le succès de « Paris Musette », ils se portèrent candidats en faisant valoir leur intérêt plus ou moins réel pour le jazz, mais en proposant leurs propres rythmiques, voire des morceaux enregistrés à la maison. Et, une fois en studio, ils prévoyaient même d’enregistrer la rythmique séparément, pour refaire leurs parties d’accordéon en re-re, phrase par phrase. Soit l’anti-thèse de l’esprit « Paris Musette » et ses rythmiques venues de l’improvisation interactive qui semblaient leur faire peur (les contrebassistes Yves Rousseau, Yves Torchinsky et Jean-Philippe Viret, les batteurs Jacques Mahieux, Alain Bouchaux et Denis Fournier) .
Mais revenons aux années 1950 d’Armand Lassagne. Les engagements s’enchaînent : le Petit Jardin en 1958-1959, retour à La Croix de Malte début 1960, des galas avec Alix Combelle. On peine détailler la suite où, concerts, tournées, disques et émissions télévisées confondues, on remarque les noms de Colette Renard dont il accompagne le répertoire de chansons gaillardes, du cabaret La Tête de l’Art jusqu’en URSS, mais aussi Franck Pourcel, Paul Mauriat, Raymond Lefèvre, Mireille Mathieu, Guy Lux, Jo Donnat, Georgette Plana, Guy Béart (pour une longue collaboration de 1973 à 1976), Patachou (1976), Pascal Sevran, Jean-Christophe Averty avec Jacques Diéval… sans compter les activités pédagogiques dans les conservatoires de Longjumeau, Massy Clichy, Bagneux… Tout cela, il l’énumère sans enthousiasme, peut-être parce qu’il craint de perdre l’attention du jazz critic qui lui tend l’oreille. Il digresse pour évoquer le brésilien Sivuca ou l’américain Art Van Damme, voire Pat Metheny qu’il vient de découvrir avec enthousiasme, sans oublier le vrai style musette : « celui que nous, accordéonistes parisiens, possédons peut-être mieux que les autres. Jouer au Petit Jardin ou au Balajo, à raison de 60 heures par semaine, c’était une sacrée école. Et dans ces bals, les danseurs attendaient de nous quelque chose de bien musical, bien dansant, avec une pointe de swing, et sans le registre à vibration. » Ce registre dit « à vibration” qui combinait pour une même note deux fréquences désaccordées entre elles pour faire gueuler l’accordéon des débuts, est redevenu la norme dans l’accordéon variétés contemporain d’André Verchuren, Aimable et Yvette Horner. Il fut souvent exigé par les directeurs artistiques plus soucieux, dans le domaine de l’accordéon, de remplir leurs carnets de commande que de servir la musique, imposant même la reprise des tubes du moment à leurs artistes. C’est ainsi que les tenants de l’accordéon de qualité surnommèrent ce registre “registre du commerce”.
Aussi ne s’attarde-t-il pas trop sur sa production pour Vogue qui a débuté en studio le 25 mai 1960 au studio Fagon pour un premier LP 25 cm « Musette à la Guinguette » où il interprète cependant Reproche du pionnier Charles Péguri, le flambeau de la valse swing Flambée Montalbanaise de Gus Viseur, le brillant paso doble Adios Sevilla de Tony Murena et de morceau de bravoure de la mazurka La Migliavacca. Mais il avoue qu’en 1970, il a claqué la porte de chez Vogue : « Il ne me faisait enregistrer que des trucs commerciaux, qui plus est sur l’accordéon d’Aimable avec le registre à vibration. » Le fameux “registre du commerce”. On le retrouvera ponctuellement chez Vogue, puis sur des petites productions, LP (dont un album déjà titré « Paris Musette » sous la marque Mondio Music), K7 et CD. Il peut y placer ses propres compositions, fox (Papi s’amuse et Comic’s 2000), valse (Very Musette), bolero (Cosmos Ballade), mazurka (Mazurka des Gaulois), mais aussi réinterpréter les grands classiques comme Swing Valse de Viseur et Passion de Murena. Au début des années 1990, pour LPM / Musidisc, il co-signe « Musette au sommet » avec ses trois grands complices, Jo Privat, Jean Corti et Daniel Colin, et il autoproduit modestement « Ballade musette » où il compile des faces de 1981 avec Michel Genissa à la guitare, Alphonse “Totol” Masselier à la contrebasse, Jean Arpino à la batterie, et de nouveaux enregistrements de 1991 avec rythmique électrique et synthétiseur, le son électrique et clinquant de ces dernières prises étant finalement des plus datés.
« Paris Musette » et les tournées organisées par Denis Leblond dans la foulée des disques, lui auront donné une nouvelle visibilité dans un monde du musette et de l’accordéon en plein renouveau, prélude à ce qui restera comme son testament, le CD « Le Tournis », enregistré par un homme de l’art, Silvio Soare, une vraie production signée par un érudit de l’accordéon, Philippe Krümm, portraits photo de Francis Vernhet, sur un label au-delà de tout soupçon, Le Chant du Monde. Entouré d’une élégante rythmique (les guitares de Frédéric Sylvestre et Marie-Ange Martin, la contrebasse de Jean-Philippe Viret, la batterie de Fabien Meissonnier), Armand, hélas fatigué par des problèmes cardiaques qui empoisonneront ses dernières années, y livre quelques partitions inédites de sa plume, tango, fox, mazurka, valses, dont Made in Valse qu’il regrettait tant d’avoir laissée inédite sur « Paris Musette » et une autre valse jazz admirable co-signée avec Didier Roussin Double Set. Sans oublier deux chansons du Paris de l’entre-deux guerres et deux partitions historiques de ses vieux amis, Mystérieuse de Jo Privat et Swing Valse de Gus Viseur. Cette dernière, interprétée en solo dans un style rhapsodique ne fera pas mentir la pianiste Lina Bosatti (partenaire sur scène de Marcel Azzola plusieurs décennies durant) lorsqu’elle me confiera en me confirmant la mort d’Armand, combien elle appréciait son sens harmonique.
Et je garde pour ma part, le souvenir d’un concert « Paris Musette », le 13 octobre 1995, au festival Nancy Jazz Pulsations où, au moment de quitter la salle, lassé par une ambiance quelque peu chaotique, je différai soudain mon départ : pour redonner un peu de grâce à la soirée sur un plateau abandonné par les autres artistes qui, fatigués par un trop long Paris-Nancy en autocar, trinquaient bruyamment en coulisses, Armand Lassagne s’était lancé dans une série de valses de Gus Viseur, accompagné d’une seule guitare, pompe roublarde et son puissant relief de basses en contrepoint jouées par Didier Roussin, déjà porteur du cancer qui l’emporterait quelques mois plus tard. C’était tendre, élégant, posé, de cette musicalité que le natif de Montrouge avait apprise de “Tatave” et à laquelle il savait donner son empreinte harmonique, plus cette appétence pour le rebond viennois dont il dynamisait sa version de Douce Joie. Franck Bergerot
(1) À l’heure de signer ces lignes, je découvre une photo des obsèques de Louis Corchia le 28 septembre dernier, sur le site du Parisien. Il nous avait offert une version pleine de conviction de sa composition la Roulotte, valse qui n’en manquait déjà pas, et une reprise autoritaire du paso doble El Gallito dont s’était régalé le médiator de Didi Duprat et les baguettes d’Alain Bouchaux sur le volume 3 de « Paris Musette, Swing et manouche ».