Jacques Pellen est mort
Le guitariste Jacques Pellen est mort ce matin après trois semaines de lutte contre le coronavirus. Il avait soixante-trois ans et était, plus qu’une figure du jazz en Bretagne, un véritable passeur entre les musiques traditionnelles de sa région et les traditions d’écriture et d’improvisation du jazz.
Un peu secoué par la nouvelle que vient de m’apprendre son ami Riccardo Del Fra en larmes, je me replonge dans mes anciens papiers pour resituer ce musicien hors du commun et pas reconnu comme il l’aurait mérité sur la scène hexagonale. Et feuilletant mes notes, me revient cet abord farouche et tendu, d’un tempérament comme hérité de la fermeté du granit qui l’avait vu naître en 1957, sur les bords de la Mer d’Iroise. Il s’était construit entre études de guitare classique et traditions musicales du pays, l’attrait du renouveau que connaissaient ces dernières au tournant des années 1970 et une culture musicale familiale classique : « Dans mon enfance en Pays Léon, pays catholique, m’avait-il raconté lors de notre première rencontre en 1994, la tradition instrumentale bretonne avait disparu, il n’en restait qu’une pratique liturgique chantée, mais à la messe du dimanche, ces mélodies bretonnes nous branchaient. J’ai rapidement abandonné la guitare classique pour poursuivre en autodidacte. Je n’aimais pas le répertoire. Ah, si seulement Debussy avait écrit pour la guitare… Par ma famille, j’ai baigné dans la musique classique, Les Litanies de Francis Poulenc, puis Ravel, la musique d’orgue, Jean Guillou, Olivier Messiaen, Jean Alain… J’ai obtenu du prêtre l’autorisation d’aller improviser de temps en temps sur l’orgue de l’église. Je m’y croyais… »
Lorsqu’arrivent les premiers disques d’Alan Stivell, le rock américain qui commençait à avoir son attention perd tout intérêt. À 16 ans, à la guitare, il se met à la rude école du fest-noz sous l’influence du guitariste de Stivell, Dan Ar Braz. « Ce genre de guitare, c’était mal vu. La vogue du rock avait engendré un côté un peu conservatoire, il fallait jouer comme Eric Clapton. » Il accompagne différents chanteurs, tel Melaine Favennec, dans des formules assez peu conventionnelles qui resteront pour lui des modèles, de même que les sonorisations violentes et aléatoires des fest-noz lui laisseront le goût d’une certaine sauvagerie du son électrique et même de celui qu’il obtient des guitares acoustiques à cordes acier. Avec Favennec, il s’essaie même à la guitare fretless, une idée qui lui vient en écoutant les disques d’Eberhard Weber sur le catalogue ECM qu’il fréquente également abondamment pour Ralph Towner, Keith Jarrett, Jan Garbarek, John Surman, John Abercrombie, Pat Metheny… « Ce qui m’intéressait dans ces musiques, comme tout le monde, c’était le son, mais aussi le déroulement du temps. Si j’étais né plus tôt, je crois que c’est le Duke Ellington de “Money Jungle” et Gil Evans qui m’auraient interpelé. »
En 1978, il fait connaissance de sa compagne, décédée en 2007, la harpiste Kristen Noguès, et s’ils travaillent en commun sur un projet qui ne verra le jour qu’après sa mort, ils mènent des carrières parallèles, elle entre autres en duo avec John Surman, ou en trio avec Jean-François Jenny-Clark et Peter Gritz. C’est avec ce batteur, le contrebassiste Riccardo Del Fra et le trompettiste Kenny Wheeler que Jacques Pellen fait son entrée dans la discographie du jazz en 1990 avec un album sobrement intitulé “Jacques Pellen”, bientôt suivi de son grand œuvre, disque de référence dans le domaine des rencontres entre jazz et musiques traditionnelles, “Celtic Procession” où le quartette est complété par le saxophoniste Eric Barret, les frères Molard (Patrick flûtiste et sonneur de différentes cornemuses, et Jacky violoniste guitare) plus un deuxième contrebassiste, Gildas Boclé. Suivront “Tryptique” en trio avec les Molard, “Sorserez” en duo avec Riccardo Del Fra, “Condaghes” avec le chanteur traditionnel Erik Marchand et le trompettiste Paolo Fresu.
Ce dernier prendra la place de Kenny Wheeler au sein de géométries variables autour du quartette initial sur “Ephemera” (2001) où sont invités Erik Marchand et la chanteuses Annie Ebrel (alors partenaire d’un duo avec Riccardo Del Fra), et où, de même qu’il nous avait surpris sur “Celtic Procession” par une reprise de Guinnevere de David Crosby, il reprenait en solo acoustique Mr. Tambourine Man de Bob Dylan.
Il y aura encore d’autres collaborations, un trio avec Gildas Boclé et Marcello Pellitteri, “Lament for the Children” avec des traditionnels, des originaux, des reprises de Kristen Nogues, Billie Holiday, Maurice Duruflé et Jean Alain, un duo avec Eric Barret “Quiet Place” (2013). Puis le trio Offshore (Etienne Callac et Karim Ziad) verra le jour, élargi au quartette avec l’arrivée du flûtiste Sylain Barrou (“Shorewards”, 2017), suivi d’un album solo “A-Hed An Aber” où l’on retrouvait des compositeurs familiers dans nos pages (I Loves You Porgy de George Gershwin et Don’t But Ivory, Anymore d’Henri Texier) et moult autres participations aux groupes et disques de ses amis, son neveu joueur de cistre Ronan Pellen, le flûtiste Jean-Michel Veillon… ils sont foule aujourd’hui à pleurer son départ.
J’ai gardé un souvenir très vif de la création des Séries au festival de Malguénac en 2011, un projet remontant à ses premières collaborations avec Kristen Noguès. Ils avaient alors travaillé à partir de l’un des grands textes du Barzaz Breiz (ensemble de chants recueillis au XIXe en Bretagne bretonnante) : Les Séries (Ar Rannou) consistant en un dialogue mythique entre un druide et un enfant apprenant les nombres de un à douze par une mnémotechnie fondée sur leurs valeurs symboliques. Ils n’avaient jamais pu terminer leur travail, mais la disparition de sa compagne avait incité Jacques Pellen à s’y replonger, à en confier le texte à Annie Ebrel et la musique au quartette One Shot (James McGaw, Bruno Ruder, Philippe Bussonnet, Daniel Jeand’heur), pour un résultat grandiose, mais sans grandiloquence, composé d’une plume alerte, porté par un élan puissant lâchant la bride aux individualités en dépit d’une écriture serrée, dans un esprit évoquant sans mimétisme le meilleur des premières années 1970. Habitée par le double iconoclasme des phrasés de harpe et de l’approche singulière de l’instrument par Kirsten Nogues, l’écriture traversait, de série en série, cet apprentissage des nombres, auquel faisait écho le raffinement métrique, ronde enivrante et cosmique qui happait le groupe et la voix en un tout organique où chacun trouvait à s’exprimer. Il n’en reste hélas aucune trace phonographique… Mais le nom de Jacques Pellen et le son de sa musique resteront gravés dans nos mémoires et dans nos cœurs. Franck Bergerot