Jazzdor Strasbourg-Berlin-Dresden (3)
15e édition du 6 au 11 juin 2023
Troisième soirée berlinoise : trio et deux 5tets
Espace, tension, flux… On jurerait cette musique totalement improvisée si on n’apercevait des partitions et si l’on n’avait confirmation par Samuel Ber (dm) que ses compositions, réduites à quelques indications minimales, servaient de trame malléable, tissée de points de rendez-vous entre deux échappées. Quelques phrasés et motifs prémédités, et le reste laissé aux instincts de l’instant. Le groupe existe depuis 2015 et si tout fonctionne, c’est le fait d’un état d’esprit partagé entre ses membres, qui n’ont nul besoin de faire le show ni même de communiquer entre eux par d’autres moyens que musicaux. La sonorité rugueuse de Tony Malaby (ts) se marie à merveille aux claviers saturés de Jozef Dumoulin (p, cla), celui-ci prenant aussi en charge basses et infrabasses. Grâce à une émulation constante, l’intensité ne faiblit pas. Les frottements et glissements dans les aigus du ténor cherchent la discordance, sans outrance. On découvre en Ber un batteur prolixe mais subtil, à la sonorité mate. Il compte Benoît Delbecq parmi ses mentors, les deux autres se trouvant sur scène avec lui. Un jazz électrique abstrait et fortement immersif, où tout coule de source malgré l’absence de structures clairement délinéées ou discernables par l’auditeur. Un titre poids lourd rappelle la touffeur de « Jack Johnson » de Miles Davis. Grand bonheur.
« Encre Rouge » est le nom donné au projet de Richard Bonnet (elg) et François Raulin (p), ici flanqués de Mike Ladd (voc), Bruno Chevillon (b) et Tom Rainey (dm). Musique et mots à nouveau, avec comme muse la poésie des haïkus, mais cette fructueuse association transfrontalière adopte une approche plus directe que celle de Sylvain Rifflet la veille. Il s’agit d’une création souhaitée par le festival, et la formation a mis le concert sur pied en un temps record. On n’y perd pas au change avec l’un des sets les plus satisfaisants de cette édition. Raulin et Chevillon ont gravité dans les formations de Louis Sclavis, tandis que Bonnet travaille avec Tony Malaby, Sylvain Darrifourcq et Tom Rainey depuis une dizaine d’années. Le slam ou spoken word se décline selon diverses manières de scansion, toutes fascinantes, jusqu’à un scat ultra-rapide à la fin. Le ton articulé, ferme et décontracté à la fois, Ladd narre des tranches de vie, trouvant leurs origines dans un réel peu amène, et cale son flow sur les lignes de basse. La voix est bien servie, et par un échange de bons procédés elle porte l’ensemble par sa puissance canalisée. La mesure est souvent de mise ; les emportements se distinguent d’autant plus. Un groupe dont on souhaite qu’il poursuive son parcours et laisse des traces.
Les quintettes cosmopolites à deux saxophones ne courent pas les rues. Alerté par des avis enthousiastes du Musina Ebobissé 5et Engrams – Musina Ebobissé (ts, comp), Olga Amelchenko (as, comp), Povel Widestrand (pi), Igor Spalatti (b), Moritz Baumgärtner (dm) – sur ce site et dans les pages du numéro de juin – c’est avec une certaine anticipation que je tendais l’oreille. De tout le festival, c’est sans doute le concert qui doit le plus au jazz américain, à des constructions et tournures héritées du post-bop, sans que cela soit le seul point de référence. Ces jeunes gens ont beaucoup à jouer et exprimer. Leur travail a de quoi séduire les tenants du jazz acoustique aux contours lisibles, de même que ceux qui goûtent les approches plus contemporaines. L’association ténor-alto fonctionne avec fluidité, les soufflants se stimulant et se soutenant à tour de rôle. Ebobissé et ses amis se sont approprié le format et en livrent une version vibrante. Il y a même des applaudissements après un solo, occurrence unique lors de cette édition ! Pour autant, « on est loin du schéma thème-impro-thème » selon l’avisé François-René Simon dans sa chronique de l’album du quintet dans le numéro de juin. Class Struggle déploie une énergie rock et le leader le dédie aux grévistes, activistes et travailleurs sociaux œuvrant pour une autre politique en France. La Russie est présente en la personne de la saxophoniste Olga Amelchenko. Les festivals comme espaces de diplomatie officieuse entre les peuples, loin des mortifères drapeaux ? David Cristol
Photos : Ulla C. Binder
Deuxième partie :
https://jazzmagazine.com/jazzlive/jazzdor-strasbourg-berlin-dresden-2/