Jean-Louis Chautemps : “Si c’est ça le jazz, alors, nul doute, c’est fait pour moi !”
C’est avec tristesse que nous apprennons la mort du saxophoniste Jean-Louis Chautemps, l’une des grandes figures du jazz hexagonal. Quel plus bel hommage que de le retrouver au micro de Stéphane Ollivier, auquel il avait accordé en 2014 un grand entretien pour le numéro spécial 60 ans de Jazz Magazine ?
JEAN-LOUIS CHAUTEMPS
“Si c’est ça le jazz, alors, nul doute, c’est fait pour moi !”
À 83 ans Jean-Louis Chautemps a conservé non seulement sa silhouette de jeune homme mais l’esprit aiguisé, curieux et iconoclaste, qui depuis toujours pimente sa conversation et rend si précieux le regard qu’il pose sans complaisance sur le jazz et son évolution. Grand styliste du saxophone influencé par Lester Young, Charlie Parker et Sonny Rollins, mais aussi, pêle mêle, musicien de studio, compositeur oulipien fasciné par la rigueur conceptuelle de la musique contemporaine, agitateur “deuleuzo-trotskyste”, esthète raffiné et théoricien érudit, Jean-Louis Chautemps apparaît tout autant comme un acteur majeur de la scène jazz hexagonale ayant tout connu du métier de musicien que comme une sorte de “grand témoin” un peu extérieur s’appliquant à démythifier avec malice la vision romantique, un brin naïve à son goût, que le monde du jazz a contribué à façonner de lui-même au fil du temps. Nulle trace de nostalgie donc dans cette traversée intime de plus d’un demi-siècle de carrière, mais des questionnements sur l’avenir du jazz, de l’enthousiasme intact pour l’art musical, et quelques “conseils” décalés que tout apprenti musicien serait bien avisé de prendre en considération.
Stéphane Ollivier Comment vous êtes-vous retrouvé dès 1949, à peine âgé de 18 ans, à jouer du saxophone et à entamer une carrière de jazzman ?
Jean-Louis Chautemps C’est-à-dire que je suis né dans un milieu assez favorable, qui m’a permis d’entrer très tôt en contact avec cette musique. Mes parents ne faisaient pas de musique mais ils s’y intéressaient. Ils avaient même assisté au concert de Duke Ellington en 1933 et à celui de Louis Armstrong à Pleyel en 1934. Ils aimaient le jazz. De la même manière qu’ils s’intéressaient à l’art moderne de leur époque, au surréalisme notamment. Il y avait un piano à la maison, comme alors dans toute bonne famille bourgeoise, mais personne n’en jouait véritablement. Mes premiers souvenirs de musique viennent plutôt du phono que mes parents m’avaient acheté. C’était une machine très simple, et très bon marché, qu’on remontait à l’aide d’une manivelle. J’avais une petite collection de disques de chansons que je me passais en m’amusant à faire varier la vitesse. Sans avoir suivi les cours de Pierre Schaeffer, je pense que ce sont là mes premières créations, mes premières manipulations d’objets sonores. Par la suite, je vais quand même prendre quelques leçons de piano à partir de décembre 1942, puis plus tard de guitare, en 1947, avec Roger Chaput, qui avait joué avec Django. Tout ça en parfait dilettante. C’est avec la libération de Paris, le 26 août 1944, que les choses vont commencer à changer. Paris est en fête. Et surtout le 8 mai 1945 : la libération de la France. Ce jour-là mes parents m’ont conduit dans plusieurs cabarets. Je n’avais que 13 ans mais je me souviens très précisément de ma soirée au Schubert du boulevard Montparnasse. Le saxophoniste Noël Chiboust jouait là en petite formation. Lorsque, à la pause, il est allé s’installer au bar pour boire du champagne entouré de trois ou quatre éblouissantes créatures, je me suis dit : « Si c’est ça le jazz, alors, nul doute, c’est fait pour moi ! »
C’est votre scène primitive ?
Absolument !
Mais vous n’avez que 13 ans et votre connaissance du jazz semble déjà assez pointue. Comment se fait-on alors une “culture jazz” ?
Le jazz faisait partie de mon environnement. Mes parents avaient quelques disques d’Armstrong et d’Ellington. Je les écoutais, à l’occasion, mais j’étais surtout devenu assidu des émissions qu’animait Hugues Panassié à la radio. À l’époque, Panassié était une sommité qu’on ne remettait pas encore en question – sa querelle avec les partisans du bebop n’avait pas encore eu lieu. J’ai beaucoup appris en l’écoutant. Mais “Les figues moisies et les raisins aigres ”, qui s’en souvient ? Bref, très rapidement j’ai commencé à lire les revues spécialisées, Jazz Hot, principalement, auquel ma mère m’avait abonné dès 1945. André Hodeir et Charles Delaunay m’ont beaucoup influencé. Et Boris Vian. Aujourd’hui, je suis toujours abonné à Jazz Magazine et à Down Beat. Je commence aussi à fréquenter des camarades de mon âge qui partageaient les mêmes centres d’intérêt. Je joue de la clarinette. N’importe comment, cela va sans dire. Puis ma mère m’offre un saxophone ténor Dolnet recommandé par Alix Combelle. En 1948, à 16 ans, alors élève à l’École Alsacienne, je me suis retrouvé assis à côté de la sœur de celui qui allait choisir de se faire appeler Jef Gilson. J’ai donc rencontré ce Jef et il a su me donner de bons conseils. Il est même devenu disquaire peu après. Il était possible d’entrer dans son magasin (au 10 rue des Beaux-Arts) pour écouter tous les disques qu’on voulait. Les musiciens le savaient, et beaucoup venaient là pour se tenir au courant des dernières nouveautés du jazz. Sans rien débourser, évidemment. J’ai commencé à jouer un peu avec Jef par-ci, par-là. À l’époque, mon modèle était Lester Young, plus que Coleman Hawkins. J’ai pris quelques leçons avec Marcel Josse, saxophoniste classique très proche de Marcel Mule. Mais je n’ai pas été très emballé. J’ai sans doute eu tort. J’avais choisi, pour un temps, d’explorer l’instrument en solitaire, ou, comme on disait alors, de devenir autodidacte par volonté. Il faut reconnaître que l’opinion la plus courante était alors que pour bien jouer du jazz il n’était pas nécessaire d’aller au conservatoire, d’avoir une maîtrise théorique de la musique, de pratiquer l’instrument. Il s’agissait avant tout d’être sincère. Et ceux qui, comme Martial Solal, faisaient des gammes, étaient souvent considérés comme des tricheurs, voire des traîtres. Il faut dire aussi qu’on avait des exemples magnifiques de musiciens instinctifs. Hubert Fol ou Michel de Villers, par exemple, étaient alors de très bons saxophonistes à qui il ne serait jamais venu à l’idée de travailler des gammes ou de peaufiner des plans. Quant aux vrais professionnels comme Hubert Rostaing, ils ne montraient jamais le travail qui se cachait derrière leur très grand savoir-faire.
Comment entrez-vous dans le métier ?
Nous sommes au tournant des années 1950, à l’aube des fameuses Trente Glorieuses. C’est une époque très particulière : aucun chômage pour les musiciens. Moi, je ne sais pas jouer, à peine lire la musique, mais je suis engagé dans un petit orchestre pour deux mois et demi dans un casino à Veules-les-Roses en Normandie. C’est là, sur le tas, entouré de très bons musiciens, parmi lesquels Jean Liesse, un trompettiste magnifique, que je vais faire mes classes. Je ne sais même pas jouer en mesure, je sais à peine ce qu’est un accord, mais, de se retrouver à jouer quotidiennement, matinée et soirée, pendant des semaines, voilà une méthode d’apprentissage inégalable, malheureusement perdue aujourd’hui. On jouait des standards, de la musique de danse, des paso doble, des tangos… Au bout d’une quinzaine dejours je jouais en mesure. Au sortir de cette expérience j’étais passé professionnel !
Vous voulez dire que ces deux mois en immersion dans un orchestre de danse sur la côte normande ont suffi à faire de vous un musicien professionnel ?
Absolument. Au sortir de cet engagement, les propositions vont affluer, je vais me retrouver embarqué presque malgré moi dans une vie de musicien à plein temps, impliqué dans un grand nombre d’orchestres, parmi lesquels très vite celui de Claude Bolling. Ça, c’était du sérieux : un jazz assez traditionnel, sans doute, mais d’un très haut niveau ! Précisément le début des années 1950 va être le théâtre d’une guerre esthétique entre traditionalistes et modernistes autour de la question du bebop.
En tant que jeune musicien, où vous situez-vous dans ce conflit ?
Oh, vous savez, les musiciens peuvent être des sortes de traîtres. Ils vont d’un orchestre à l’autre, d’un genre à l’autre, selon les sollicitations. Et pas seulement dans le cadre strict du jazz. La vie de musicien alors c’était autant jouer du jazz ou de la musique classique que travailler dans les cabarets. Il faut se rappeler que Boulez, en 1951, a joué pendant quelques mois des ondes Martenot dans la fosse des Folies Bergère. En ce qui me concerne, je joue principalement du jazz, mais je vais me retrouver très vite à faire des remplacements au Lido, au Moulin Rouge, au Casino de Paris… La population des musiciens que l’on côtoie dans ces orchestres est extrêmement hétéroclite, mais la plupart sont de très haut niveau et j’ai énormément appris à leur contact. En ce qui concerne le jazz, il ne faut pas perdre de vue que c’était encore principalement une musique faite pour la danse. Quand je jouais dans l’orchestre de Bolling au Club Saint-Germain en 1952, les gens parlaient, rigolaient, draguaient, la musique n’était pas une fin en soi, elle était là en plus, pour nourrir une convivialité, aider à constituer des couples, dans la danse, dans le frottement des corps… C’était ça le “groove”, une affaire principalement sexuelle, n’ayant strictement rien à voir avec le sillon du disque [en anglais, le groove, NDLR]. Il m’est arrivé de jouer à côté de Don Byas un peu plus tard : quand il se lançait dans une ballade, c’était indiscutablement pour pousser à la consommation. Il faut dire aussi qu’à ce moment-là il n’y avait pas de micro, on était en contact direct avec le son authentique des instruments. J’ai eu la chance d’entendre de très près Stan Getz et Dexter Gordon, c’était extraordinaire et exaltant : leur son n’était pas castré. Il y avait là une proximité qu’on a perdue.
Mais vous ne m’avez pas répondu sur le bebop. Quelle est votre réaction face à cette nouvelle musique ?
J’ai vu arriver Charlie Parker et le bebop avec beaucoup d’excitation. Tout en restant un grand admirateur de Lester Young. Je vais d’ailleurs avoir la chance de jouer avec Prez en 1953. J’étais toujours dans l’orchestre de Bolling et à ce moment-là, on jouait à l’Arlequin, 1 rue du Four, trois fois par semaine l’après-midi. Et un beau jour, en marge d’une tournée du Jazz At The Philharmonic, où il s’ennuyait copieusement à ne jouer en tout et pour tout qu’une petite vingtaine de minutes par concert, il est venu faire le boeuf avec nous, avec une modestie extraordinaire. Donc le bebop, bien sûr, mais Lester toujours, et tout autant. Il y avait une vraie continuité entre les anciens et les modernes. Alors, bien sûr, quand James Moody a débarqué à Paris, tout droit sorti de l’orchestre de Dizzy, ça a fait un choc. Il venait souvent au Club Saint-Germain faire le boeuf. C’était du bebop pur et dur, très impressionnant. Dans les pupitres de l’orchestre de Bolling, je côtoyais Jean-Claude Fohrenbach, qui était un très bon musicien. Mais quand j’ai entendu Moody, là oui, je me suis dit que c’était indiscutablement la direction à explorer.
Charlie Parker devient votre modèle à ce moment-là ?
Oui, mais pas seulement. À cette époque les musiciens de jazz américains, beaucoup plus que les Français, étaient très intéressés par ce que pouvait leur apporter la musique savante. Beaucoup venaient même à Paris prendre des cours avec Nadia Boulanger par exemple. Mais nous, en France, on traitait ça avec pas mal de mépris, on était très enfermé dans une conception franchouillarde du jazz. C’est le moment où je découvre aussi la “belgitude jazzistique” : Sadi, Francy Bolland, René Thomas, Christian Kellens, Jean Warland, que Kenny Clarke considérait comme le meilleur contrebassiste européen. Tous ces musiciens avaient une bonne longueur d’avance sur les Français. Mais le musicien vers qui va toute mon admiration, à ce moment-là, c’est Bobby Jaspar. C’était un scientifique. Il était ingénieur chimiste de formation et il appliquait ses méthodes d’analyse à la musique. Il avait complètement démonté et remonté Don Byas, puis fait la même chose avec Stan Getz : la musique pour lui était aussi une science. Je l’ai pas mal fréquenté et il m’a beaucoup influencé. C’est d’ailleurs grâce à lui que je me suis retrouvé embauché dans l’orchestre de Chet Baker. Jaspar était tellement sollicité qu’il déléguait parfois. Et moi, j’étais devenu en quelque sorte le “Bobby Jaspar du pauvre”… Et quand Chet, suite à la mort de Dick Twardzik, son pianiste, s’est trouvé amené à reprendre une tournée au Danemark, en Islande puis en Italie, c’est moi qui ai pris la place. Je suis même resté cinq ou six mois dans son groupe. On ne répétait jamais. Il jouait à l’instinct, il partait sur un morceau et il suffisait de suivre et d’essayer d’ouvrir les oreilles pour savoir dans quelle tonalité on se trouvait. C’était une école de l’adaptation immédiate, de la rapidité d’esprit. On apprend beaucoup dans de tels contextes.
Vous êtes à ce moment-là du petit nombre de jeunes musiciens français qui accompagnent les grandes stars américaines de passage. Comment cela se passe-t-il entre vous ? Il y a de la solidarité ? De la rivalité ?
Il y a surtout beaucoup de travail et de la place pour tout le monde. Il peut y avoir des jalousies parfois mais c’est assez rare. Ce qui arrivait plus souvent, c’est qu’en acceptant un remplacement on perde sa place dans un autre orchestre. Par exemple, je jouais régulièrement dans les orchestres de Gilson et de Bolling lorsqu’en 1957 je me suis trouvé engagé pendant trois ans en Allemagne avec l’orchestre de Kurt Edelhagen dans la West Deutscher Rundfunk, la Radio de Cologne. Il a bien sûr fallu me remplacer chez Bolling. Mais ça s’est fait naturellement, sans état d’âme. Personne ne se souciait véritablement alors de gérer sa carrière. Les choses venaient d’elles-mêmes, on les attrapait au vol. À un moment, on a vu arriver des musiciens qu’on a aussitôt surnommés les “épiciers”, précisément parce qu’ils pensaient davantage à gérer leur carrière qu’à faire de la musique. Ce qui était considéré comme le summum de la vulgarité. On sortait beaucoup, on se retrouvait tous les soirs dans les clubs qui étaient gratuits pour les musiciens, et c’est là qu’on se repassait les plans et qu’on échangeait des idées. Il y avait beaucoup d’entraide entre nous…
Comment vous parviennent les grandes évolutions langagières du jazz du tournant des années 1960 : Charles Mingus, Sonny Rollins, John Coltrane, Ornette Coleman ? Par le disque ?
Oui, principalement. Même si j’ai entendu Ornette à la Mutualité en 1965. Mais je n’ai jamais pris les disques au sérieux. L’enregistrement est une trahison, et ce qui nous parvient par ce fac-similé ce n’est pas de la musique. En ce domaine je suis très réac’, comme pouvaient l’être certains musiciens de La Nouvelle-Orléans qui refusaient d’enregistrer dans les années 1920 – je pense là bien sûr au grand trompettiste Freddie Keppard. Le disque nous fait perdre ce que les acousticiens appellent les transitoires d’attaque. Le début du son est systématiquement castré par le micro et le phénomène est démultiplié par toute la chaîne d’enregistrement. Aujourd’hui, tous ceux qui ont appris en copiant ce qu’ils entendent dans les disques semblent avoir perdu l’attaque et l’articulation. J’ai toujours privilégié la musique en direct et on avait la chance à ce moment-là d’accueillir de très grands musiciens à Paris : Rollins, Coltrane, et bien d’autres dont le nom n’a pas eu la chance d’atteindre à la postérité mais qui avaient beaucoup de talent.
Et vous souvenez-vous du moment où la notion de free jazz apparaît et la façon dont personnellement vous accueillez cette musique ?
Je me souviens très bien d’Albert Ayler quand il était alors un jeune type modeste et un peu timide. Il faisait son service militaire à Orléans et venait de temps en temps faire le boeuf dans les clubs parisiens où il m’arrivait de jouer avec Henri Renaud. Notamment au Caméléon de la rue Saint-André-des-Arts. Il avait un son banal et ne jouait pas en mesure. Les méchantes langues disaient qu’il jouait “free” pour justifier ses errances… Ce n’était pas extravagant ni brutal, et on ne sentait rien de révolutionnaire encore dans son jeu à cette époque. Il n’avait probablement pas encore rencontré Dieu ou quelque diable… Mais c’est vrai qu’à sa suite se sont engouffrés, notamment en France, beaucoup de musiciens qui se sont tout permis sous l’appellation commode de free jazz. C’étaient des faux révolutionnaires qui choisissaient la facilité. Ils parlaient de liberté mais la liberté peut aussi s’acoquiner avec la maîtrise et la précision. Leur musique semblait dire : « Moi, moi, moi – ma musique ! » Mais il faut écouter Rollins à ce sujet qui explique très bien la disjonction nécessaire entre la pratique et la performance. Pratiquer, bûcher, travailler à la maison, explorer les accords, réfléchir à son discours, élaborer les bases techniques et théoriques de « sa musique », c’est une chose. Mais quand vient le moment de la performance, là, ce n’est plus moi qui joue, c’est un “autre”. Je crois qu’il faut une bonne fois pour toute se débarrasser du moi en musique.
Est-ce la raison pour laquelle durant ces années vous allez développer une pratique plus anonyme de la musique, en multipliant les séances de studio ?
Ah, mais c’était beaucoup plus compliqué que de jouer du jazz. Il fallait savoir jouer tous les styles, tous les instruments. Dans la même séance, on passait du ténor à la flûte, de l’alto au baryton, à la clarinette basse… Il fallait savoir déchiffrer, bien sûr, mais être aussi très en place, sinon on n’était pas repris. C’était une école très exigeante. Mais évidemment, c’était, la plupart du temps, de la musique pour crétiniser les multitudes. On le faisait pour l’argent, en toute connaissance de cause, et on y trouvait notre intérêt dans l’extrême soin qu’on y apportait. Je vais rencontrer Bernard Lubat et Michel Portal dans ce contexte. C’étaient des musiciens extraordinaires mais qui pensaient déjà beaucoup à leur carrière et agissaient en conséquence.
Vous allez également, à la même époque, prendre des cours de saxophone classique et vous tourner de plus en plus vers la musique écrite contemporaine. Est-ce que cela participe alors d’un même grand mouvement vers la maîtrise ?
Je vais en effet prendre cent trente leçons à partir d’octobre 1961 avec cet immense saxophoniste classique qu’était Daniel Deffayet. J’avais le sentiment de ne pas savoir jouer. Et, effectivement, il a parfaitement pointé toutes mes lacunes, a corrigé mon embouchure, mon articulation… Il a m’a fait faire des progrès qui m’ont permis d’aborder des oeuvres de musiques contemporaines extrêmement difficiles qui sans cela me seraient demeurées à jamais étrangères. Et même à jouer souvent avec l’ensemble 2E2M de Paul Méfano, Musique Vivante de Diego Masson, et avec l’Ensemble Inter-Contemporain.
Que trouvez-vous alors dans la musique contemporaineque le jazz ne vous apporte pas ?
Je découvre qu’ils ont des longueurs d’avance en matière de conception et de composition. La musique, ce n’est pas l’art des sons. C’est étymologiquement l’art des muses et elles sont toutes convoquées. Si la musique n’est pas aussi une science, ce n’est rien. Le jazz est obligé lui aussi d’en passer par là pour faire évoluer son langage. André Hodeir avait d’ailleurs déjà commencé ce travail et montré la voie. La musique, c’est sérieux. Et tout ce que j’entendais à l’époque en matière de free jazz ou d’improvisation libre ne me semblait pas à la hauteur. J’aime l’idée d’être autodidacte. Mais par volonté, et non par hasard. C’est dans le même esprit que je vais tenter de m’initier à la musicologie et à la philosophie.
Considérez-vous le groupe Rhizome que vous créez en 1976 comme l’aboutissement de ces années de recherche ?
Oh, c’était un groupe intéressant qui mêlait des jazzmen à des musiciens venus du classique comme Jean-Claude Malgoire, Renaud François, mais qui a été très peu programmé. C’était une musique qui essayait de mêler l’héritage du dodécaphonisme à l’improvisation. Sortir du totalitarisme tonal était une nécessité. C’est un système monarchique qui induit un retour constant à l’unité, à Dieu le père. Il fallait en finir avec ça. J’ai toujours beaucoup aimé composer à partir de contraintes et notamment avec le système des douze sons que Boulez, à l’époque, pouvait supporter. Il n’avait pas encore jeté le chiffre douze par la fenêtre.
Parallèlement à ce travail théorique et philosophique vous menant vers des musique toujours plus précisément agencées, vous allez à la même époque vous engager aux côtés de Bernard Lubat dans des happenings néo-dada proches de Fluxus. Comment articuliez- vous ces univers apparemment antithétiques ?
Oh, la plupart du temps, ces happening s’organisaient du jour au lendemain de façon très libre. On m’appelait, et si j’étais disponible, j’intervenais. Je me souviens avoir passé une fois toute la soirée sans jouer, en fumant simplement un cigare… Mais c’était très à la mode à cette époque-là ce genre de performance. Il n’y avait rien de très novateur là-dedans, ni finalement de très subversif. Ça se voulait lié à des engagements politiques vaguement libertaires mais pas très articulés idéologiquement la plupart du temps. De façon générale, il ne faut pas prendre trop au sérieux les engagements politiques des musiciens.
Et comment avez-vous jugé à partir des années 1980 le grand mouvement néo-conservateur qui s’est imposé dans le jazz ?
On est entré alors dans l’ère des bons élèves. La musique s’est retrouvée comme gelée dans ses développements du fait que les musiciens se sont mis à ne plus jouer face à des publics mais pour des professeurs. Dans les années 1950, Martial Solal a joué pendant six ans au Club Saint- Germain tous les soirs. Dans de telles situations, le langage changeait à une vitesse extraordinaire. L’évolution de son style était perceptible d’une semaine sur l’autre. Aujourd’hui on a affaire à des musiques d’élèves. Doués pour la plupart, obéissants envers leurs professeurs et techniquement virtuoses. Mais le langage ne bouge pas. La seule façon de faire évoluer le langage, c’est de jouer tous les jours. Moi, je suis pour le travail le dimanche. Peut-être pas pour tous, mais au moins pour les saxophonistes. En tout cas pour moi. Il faut dire la vérité aux Français.
Pourquoi finalement, malgré votre haine du disque, avoir consenti à en enregistrer un sous votre nom en 1988 ?
Parce qu’on me l’a demandé. Comme c’était une femme, la délicieuse Jeanne de Mirbeck [sœur de René Urtreger, NDLR], et que je ne sais rien leur refuser, j’ai accepté. J’ai composé quelques morceaux avec, à chaque fois, l’idée de me poser et de résoudre une contrainte particulière. Il y a un morceau, par exemple, dont la structure emprunte la forme du poème de Victor Hugo Les Djinns. Je tenais à mettre Victor dans le coup. À part ça, on a utilisé les possibilités offertes par le Studio 104 de la Maison de la Radio, mis à ma disposition, pour réunir une sorte de groupe virtuel, à partir d’une base structurelle provisoire échafaudée par ordinateur (un Mac Plus). Chacun des musiciens invités a enregistré sa partie séparément à partir de cette maquette. Le disque s’est fait ainsi grâce à la remarquable compétence de Pascal Besnard à la prise de son. Mais tout cela est ancien et je ne m’en souviens plus très bien… Et puis ce n’est qu’un disque… Au moment de sa sortie, j’en avais donné un exemplaire à Martial Solal qui figurait parmi les musiciens du projet. Il l’avait accepté mais m’avait prévenu : « Tu sais, je n’ai pas la machine pour écouter ça… » Et quelques semaines plus tard je le recroise, il vient vers moi tout heureux : « Ah j’ai acheté un lecteur de CD… Mais je n’ai pas d’ampli. » Quand on passe sa vie à faire de la musique à quoi bon s’encombrer avec tout ça ?