Le Blue Note Quartet de Paul Lay embrase la Piccola Scala
On n’avait pas encore coché le nom de la Scala sur notre plan des lieux du jazz à Paris. Et c’est pourtant à guichets fermés que le pianiste Paul Lay présentait, hier 16 avril, son nouveau quartette devant un public chauffé à blanc.
La Scala ? Ceux qui l’ont vu construire en 1873 mangeaient les pissenlits par la racine depuis déjà des lustres à la fin du siècle dernier. Pendant plus d’un demi-siècle, dans cette salle à l’italienne de 1400 places on a pu y applaudir les stars du café-concert, de Paulus (1845 à 1908) à Damia (1889 à 1978). Devenu dans les années 1930 un grand cinéma de 1000 places où l’on put voir en exclusivité les plus grands films du cinéma français, il fut converti en 1977 en multiplex du porno (5 écran, 800 places) avant d’être racheté en 1999 par l’Église universelle du royaume de Dieu. Les voies du Seigneur sont impénétrables… d’ailleurs, il n’en voulut pas et le lieu échappa à la mainmise de cette église baptiste en étant classé en 2006 par la Mairie de Paris comme destiné à la culture. À l’issue d’un long casse-tête juridique, il fut racheté en 2016 par un jeune couple enthousiaste, Mélanie et Frédéric Biessy, qui reprit l’idée du complexe, avec le théâtre de 550 places, La Piccola Scala de 180 places et un restaurant. Ouverture en 2018 sur une programmation atypique en rupture avec la politique artistique du théâtre privé à Paris. En témoigne ce programme Jazz à la Piccola Scala imaginé par Rodolphe Bruneau-Boulmier et inauguré par une carte blanche “Paul Lay and Friends”. Le 23 février, le pianiste y rendait hommage à Bill Evans en trio avec Clemens van der Feen et Dré Pallemaerts, le 25 juin il y revisitera l’œuvre de Bach avec son trio Bach’s Groove (Mátyás Szandai et Donald Kontomanou). Hier, il y présentait le Blue Note Quartet en référence au célèbre label.
Bonheur immédiat, dans ce petit amphithéâtre : proximité, visibilité, acoustique. Il est rare d’entendre une formation de jazz avec cette qualité d’écoute, notamment sur le plan de l’équilibre, entre un saxophone (l’altiste Pierrick Pedron) et une batterie (Gautier Garrigue) l’un et l’autre non amplifiés, seuls étant sonorisés la contrebasse (Riccardo Del Fra admirablement restitué) et le piano (il y aurait un petit effort à faire sur la définition). Il faut dire que d’emblée, ce quartette sonne par sa cohérence et la complicité qui l’anime. Paul Lay semble réjoui de donner la réplique à son ancien “maître” (Riccardo Del Fra, directeur de la classe de jazz du CNSM où l’on a vu Lay s’épanouir, avec la contribution d’Hervé Sellin). Del Fra jubile, danse littéralement, fait rugir l’instrument face à son ancien étudiant, Gautier Garrigue s’inscrit dans cet échange avec un son et un jeu d’une grande élégance, et une répartie de tous les instants. Participant à cette conversation serrée on l’on voit Lay l’écouter, lui répondre, le laisser filer, revenir le contredire, l’encourager, renchérir, Pierrick Pedron exhulte. Cette force de projection dont on le sait capable a évolué au fil des années vers une expression ouverte évoquant parfois le Phil Woods de l’European Rhythm Machine ou le Jackie McLean des années 1960, avec une façon très poétique d’investir les intervalles de la gamme tempérée, de distendre et de hachurer son discours.
Quant au projet de Paul Lay, il s’inscrit dans cette curiosité insatiable qu’il a pour les répertoires et cette capacité à en saisir l’essence pour les endosser sans rien concéder de sa personnalité. Et l’on est frappé par la façon dont il s’empare de cette joie espiègle et fondamentale qui habite la musique d’Horace Silver, saisissant cette quintessence du jazz funky à travers ses détails mélodiques, harmoniques, rythmiques, orchestraux, qui la rendent tout à la fois si pénétrante et si légère. Mais on se réjouit aussi de la façon dont il se l’approprie, fort de cette liberté qui pourrait lui venir des générations suivantes, Paul Bley et Keith Jarrett en premier lieu.
Et c’est un beau public qui les écoute, dans cet amphithéâtre plein comme un œuf. Non ce public de têtes blanches ou chauves que l’on déplore souvent dans les concerts de jazz, mais un public d’âge très divers quoique relativement jeune. Nous sont revenus ces propos aujourd’hui omniprésents dans les salles de rédaction des médias papier, radio ou télévisé, voire dans les bureaux des Scènes nationales et des Scènes de musiques actuelles : « Du jazz ? Euh, pas trop ! C’est pas un peu chiant ? Alors fait court. Ok, mais avec une chanteuse. Ou un rappeur. Une soirée consacrée aux Victoires du jazz ? Super, mais en fin de soirée, et puis avec des chanteurs de variétés, parce que si les lauréats se mettent à jouer, on va perdre des points d’audience. » Emmanuel Bex aime rappeler cette remarque d’une jeune femme quittant un festival de jazz : « Le jazz, je trouve ça chiant ! » Ce à quoi sa copine avait répondu : « Mmmh… Moi, pas tellement ! » Eh bien, hier, à voir l’accueil enthousiaste et unanime réservé par ce concert, on se disait : « Finalement, le jazz, c’est pas si chiant ! » Qu’on se le dise ! Franck Bergerot