Louis Sclavis et les Cadences du Monde
Hier, Louis Sclavis présentait son nouveau programme à deux violoncelles et percusssions, au Triton, où il s’était déjà produit devant les caméras du TRI[TON AIR].
Un nouveau projet de Louis Sclavis. Combien depuis quand ? La première fois que l’on entend parler de lui, c’est lorsqu’en septembre 1975, il participe à « La chasse de Shirah Sharibad », deuxième disque du Free Jazz Workshop qui vient de changer son nom en Workshop de Lyon. Je le revois à gauche au premier plan sur la pochette et cette image se confond avec mon premier concert parisien du Workshop au Carré Sylvia Monfort. Il fait tout de suite sensation de même que cette pochette où il paraît déjà sortir du cadre. Pourtant, il est encore en plein dedans lorsqu’autour du Workshop et du Marvelous Band se constituent l’ARFI et sa Marmite Infernale. L’ARFI: Association pour la Recherche d’un Folklore imaginaire. Il s’en éloignera progressivement, même s’il y a mûri. Je l’associerai toujours à cette histoire d’un folklore imaginaire, même s’il se défend de souvent de cette étiquette trop pratique. Mais elle est justement pratique. Je n’y échappe pas hier en écoutant cette musique qui vient de partout et de nulle part, ce qui est somme tout assez commun aujourd’hui où tout le monde vient de partout et de nulle part, pour le meilleur et pour le pire. Or Louis incarne le meilleur de cette ressource de l’humain contemporain à se constituer un folklore à soi, un imaginaire musical, sonore, et pas que musical et sonore, son répertoire – répertoire de morceaux, de programmes, de projets, de groupes – étant nourri d’engagements, de lectures, d’une culture plurielle. Et ce pluriel, qui chez beaucoup reste un effets de placage, de puzzle, plus ou moins raccord, de compilation, de fusion trop vite sortie du four, relève chez lui de l’imprégnation. Et je ne vois pas comment qualifier autrement cette identité musicale qu’est le Sclavis.
Nouveau projet, presque un par an depuis la sortie de « Clarinettes » en 1985 où il s’affirmait en solo. Nouveau groupe, nouvelle orchestration, nouvelle génération autour de lui qui aura 69 ans dans quelques semaines, avec Bruno Ducret (violoncelle), fils d’Hélène Labarrière et Marc Ducret qui en ont presque autant, une autre violoncelliste de la même génération, Ana Luis. Et Keyvan Chemirani, génération intermédiaire. Clarinettes, violoncelles (alternant pizz et archet), percussions. Du bois et des peaux. Une tendance déjà observée au D’Jazz Nevers Festival. Un côté Nature et Découverts qui pourrait faire sourire, comme feront sourire, les titres de morceaux is, titres poétiques, comme des références mythologiques , sous-entendus politiques possibles, souvenirs personnels, mais qu’il annonce avec une fausse gravité… Fausse? L’air en tout cas de s’excuser sans trop y croire. Pudeur? Jusqu’à être gagné par l’hilarité croissante du public. Mais celui-ci est profondément séduit par ce qui se joue là sous le titre Les Cadences du monde, aux confins des musiques de chambre savantes européennes et des musiques « du monde » (mais les musiques du monde ça commence où, ça s’arrête où ?), aux confins aussi de l’abstraction et d’une lisibilité mélodique et rythmique qui n’est ni interdite ni un diktat, avec ce fort pouvoir évocateur qui a fait également de Sclavis un vrai compositeur de musiques de film. Et lorsque l’on écrit « vrai » à propos de l(o)ui(s), c’est que tout ici est « vrai ».
Nouvel orchestre donc : Ana Luis plutôt lectrice, venue du monde baroque précise le programme, mais aussi improvisatrice d’au moins une belle cadence (pour reprendre le vocabulaire du monde dont elle semble issue) qui pourrait évoquer Hans Werner Henze ; Bruno Ducret, groovant plus souvent en pizz, avec quelques improvisations dévoilant un vocabulaire où l’on croit ici et là surprendre des tournures du père – Marc le guitariste –, mais peut-être « parce qu’on sait », vocabulaire s’imposant surtout dans la durée par une angularité d’une originalité étourdissante ; désormais omniprésentes dans ces musiques venues du jazz où l’on essaie de contourner le caractère trop idiomatique de la batterie, en abusant parfois d’elles comme d’une caution, d’un alibi, au risque même d’user de leurs sonorités comme d’un papier peint de bon aloi, les peaux persanes de Keyvan Chemirani semblent ici totalement connectées avec cette énergie qui rayonne du violoncelle de Ducret.
Un programme splendide, dans les placards d’ECM depuis de trop longs mois suite aux retards qui se sont récemment accumulés chez Manfred Eicher, et dont Louis a racheté les bandes pour un parution prochaine chez son éditeur Jean-Marie Salhani. Franck Bergerot
Ps : Tiens, X. Deher a oublié de faire une photo. C’est plutôt bon signe, non ? La photo ci-dessus est celle figurant sur le site du Triton où la formation avait fait l’objet d’une captation filmée le 7 février dernier, disponible sur le site TRITt[ON AIR]. Mieux qu’un compte rendu un peu bâclé au petit matin d’un samedi avant d’aller faire son marché.