Martial Solal concertant : propos et témoignages
En bonus à l’encadré informatif sur les concertos de Martial Solal joint à l’interview de notre numéro de décembre, Franck Bergerot nous livre ci-dessous les témoignages recueillis ou rassemblés en préparant ce travail auprès de Jean-Charles Richard, Hervé Sellin, Jesko Sirvend, Thierry Caens, Manuel Rocheman… et Martial Solal.
Photo ci-dessus: 23 novembre 1981 au Studio 104 de la Maison de la Radio, dernière répétition la veille de la première du premier Concerto pour piano et orchestre de Martial Solal. De gauche à droite: Marius Constant, Martial Solal, Daniel Humair et Cesarius Alvim. (© X. Deher).
Que de chemin parcouru depuis ce premier concerto créé en 1981 ! Depuis, Martial Solal a multiplié les expériences et affiné ses stratégies face au défi symphonique (voir notre inventaire en bas de ces pages). Le concerto Icosium pour trompette, piano et orchestre de Martial Solal et celui pour saxophone sont à l’affiche respectivement de la Maison de la Radio le 30 janvier avec Thierry Caens et Manuel Rocheman ; et du Théâtre d’Orléans avec Jean-Charles Richard les 26 et 27 février. Celui pour saxophone avait été donné le 11 septembre 2020 par le même Jean-Charles Richard avec l’Orchestre national de France sous la direction de Jesko Sirvend à la même affiche que le Triple Concerto pour trombone, piano et contrebasse (avec Denis Leloup, Hervé Sellin et Jean-Paul Celea) et Coexistence pour piano et orchestre avec Éric Ferrand-N’Kaoua au piano et une partition de percussions, plus jazz qu’à l’ordinaire de ces concertos, confiée à François Merville.
Programmé en pleine crise du covid, un quatrième concerto, Icosium, avait été supprimé du programme, la durée des concerts étant à l’époque écourtée, pour éviter les brassages de public durant l’entracte. Il sera repris à la Maison de la Radio, par le même orchestre mais, cette fois sous la direction de Cristian Măcelaru, au même programme que la 9e Symphonie de Dimitri Chostakovitch, le Concerto pour saxophone partageant quant à lui l’affiche du festival Sax’Ophonies d’Orléans avec Darius Milhaud, Jean Martinon et Aaron Copland, sous la direction de Quentin Hindley.
Comptes rendus à lire :
- Solal symphonique, un concert mémorable par Xavier Prévost
- L’Orchestre national de France sous un Solal radieux par Franck Bergerot
Jean-Charles Richard, l’homme de confiance
Intime de Martial Solal et soliste dédicataire du Concerto pour saxophone, Jean-Charles Richard occupe un poste clé de coordinateur musical auprès du compositeur, notamment dans la mise en œuvre des concertos programmés en septembre 2020 et janvier 2022 à la Maison de la Radio.
Sur ce projet des concertos, je me suis retrouvé à jouer un rôle que je n’avais jamais rencontré dans le jazz, mais qui est très courant dans la musique classique. Il comprend une multitude de tâches d’intendance, dont la saisie des partitions et la vérification de la parfaite concordance entre parties séparées et conducteur. Il s’agit aussi de servir d’intermédiaire entre le compositeur et l’orchestre : questions de coups d’archet, de nuances, de conventions d’écriture. Martial s’est mis très tôt à l’informatique, et a adopté en autodidacte les différentes versions des logiciels disponibles. Mais il travaille à sa façon, or chaque orchestre a ses conventions. Lorsque l’on a livré le matériel des concertos pour le concert de septembre 2020, nous avons découvert que l’Orchestre national de France a une charte graphique très précise à laquelle le compositeur doit se conformer. Il a donc fallu reprendre une saisie qui avait déjà demandé à Martial des centaines d’heures. Je l’ai assisté dans cette tâche et j’ai également joué un rôle de conseiller artistique auprès du chef Jesko Sirvend pendant les répétitions lorsqu’il s’interrogeait sur certains points et j’ai servi d’interlocuteur lorsque Martial s’est trouvé hospitalisé au cours de la semaine précédant le concert.
Le Concerto pour saxophone vous est dédié. Est-il écrit spécifiquement pour vous, en tenant compte de votre personnalité musicale ?
La principale donnée me concernant, c’est que je joue du baryton et du soprano dont je maîtrise les registres aigus, couvrant ainsi l’ambitus du piano. Et il ne s’est pas privé d’en tirer parti. Pour le reste, il fait suffisamment confiance à mes compétences pour servir sa pensée musicale. Ma partie de saxophone, c’est la patte de Martial. Sa partition flirte avec la limite, mais il y a rien d’injouable, là où Jean-Paul Celea et Denis Leloup, sur le Triple Concerto, se sont trouvés confrontés à de réelles difficultés. Pour moi, le véritable problème découle du morcellement de ma partie. Le dispositif concertant comme en miroir entre soliste et orchestre crée des séquences de jeu où alternent des salves concentrées et virtuoses avec des moments de silence où l’orchestre répond. Passer de l’une à l’autre est une des difficultés de la partition. C’est intense et concentré, comme une partie de fleuret ou d’épée. Je me retrouve constamment en train de me “remettre dedans” pour de brefs épisodes. Par ailleurs, outre quelques mesures disséminées où j’étais autorisé à de brèves improvisations, je me suis permis, avec l’accord de Martial, des initiatives, mais où il me fallait assurer une continuité avec ce qu’il avait écrit, le tout sur une écriture harmonique très tendue, faite d’agrégats plus que de simples accords.
Quel type d’écriture pour les pupitres de l’orchestre ?
Il a composé pour l’orchestre comme il l’a fait pour moi. L’un comme l’autre, nous sommes au service de sa pensée. Avec des cordes très rythmiques, une vivacité qui est sa marque de fabrique. En 2009, lors d’une soirée qui lui était dédiée à Jazz à Vienne, j’avais dirigé moi-même les cordes de l’Opéra de Lyon avec les cuivres du Newdecaband. Et j’avais été frappé de voir l’étonnement des musiciens. Ils n’avaient jamais connu ça en jazz. Martial est très sensible à l’harmonie, peut être touché par un accord, mais il évite le pathos du bel accord. L’écriture est vive, sans relâche, sans remplissage, l’orchestre est constamment au travail. Dans le Concerto pour saxophone, les cordes sont complétées par une partie de trombone, seul autre instrument à vent. C’est Denis Leloup qui l’avait créée au festival de musique de chambre de Giverny, découvrant quasiment une partie de soliste. Le trombone est partout : il ponctue, passe sous l’orchestre, commente, se joint aux tutti. Denis avait recommandé à Martial de la confier à un tromboniste basse et, lors de la recréation en septembre 2020, c’est Jean-Philippe Navrez de l’Orchestre national de France qui a joué cette partition. Les percussions quant à elles ramènent au jazz. Il ne s’agit pas de batterie. C’est vraiment écrit pour les percussions, avec un goût particulier de Martial pour marimba et vibraphone qui rappellent le piano, mais avec plus d’attaque et de “time”. Il est important de disposer d’un batteur de jazz bon lecteur comme François Merville qui participa au concert de septembre, doté d’une culture jazz, d’une culture du ternaire, ceci dit très répandue aujourd’hui chez les percussionnistes classiques. Quant à moi, je dois veiller à suivre moins la battue du chef qu’à jouer avec l’orchestre qui en classique joue toujours en arrière de la battue.
Comment l’Orchestre national de France a-t-il reçu ces œuvres en septembre dernier ?
Avec beaucoup d’enthousiasme. Il faut dire que l’on sortait tous du confinement et il y avait le bonheur d’être à nouveau réunis. Moi-même qui ai étudié en classique au Conservatoire national de Paris, Jean-Paul Celea qui l’a enseigné à partir de 1992 à Lyon puis à Paris et qui a une longue expérience de la musique contemporaine, Hervé Sellin qui vient du sérail et travaille au Département jazz à Paris depuis 1993, nous retrouvions beaucoup de connaissances. Quant aux trombonistes, ils étaient subjugués par Denis Leloup et venaient le voir travailler sa partie avec beaucoup d’attention et d’admiration. Ce fut un moment très fraternel.
Hervé Sellin sur la crête du paradoxe
Formé à la double école des clubs de la capitale et de la classe d’Aldo Ciccolini au Conservatoire de Paris, Hervé Sellin partagea en septembre 2020, avec Jean-Paul Celea et Denis Leloup, les redoutables pupitres du Triple Concerto pour trombone, piano et contrebasse.
J’ai réécouté avec bonheur (et émotion) notre version du Triple Concerto. Bon sang, quelle difficulté! Mais quelle écriture et quelle énergie ! Le grand pari que constitue ce concerto, c’est que tout y est écrit et que tout doit paraître improvisé. Le pianiste Guillaume de Chassy, avec qui je m’entretenais quelques temps après la diffusion du concert sur France Musique ne parvenait pas à croire que tout ceci était écrit. À son oreille, ce ne pouvait être qu’improvisé. Et c’est bien ainsi que cela doit être joué. Avec ce paradoxe que tout en ayant l’air improvisé, tout en étant du pur Martial Solal, ça n’est pas du jazz. Et pourtant, s’il a fait appel sur ce concerto à Jean-Paul Celea, à Denis Leloup et à moi-même, c’est que ça ne peut être joué que par des jazzmen. On ne trouve pas une mesure de walking bass dans la partie de contrebasse, entièrement écrite comme tout le reste et destinée originellement à Jean-François Jenny-Clark – Jean-Paul Celea était évidemment idéal dans ce rôle. C’est une partie funambule, tout comme la celle de trombone jouée par Denis Leloup, complice de toutes les aventures orchestrales de Martial depuis les années 1980. Avec ce handicap pour tous deux : Martial écrit pour tous les instruments comme il écrit pour lui et son piano. Le challenge pour moi était ailleurs. Au-delà de la difficulté technique de cette partition, d’autant moins insurmontable qu’elle est composée pour mon instrument, il s’agissait pour moi de prendre la place de Solal – sur une musique pensée par lui et écrite pour lui-même – sans pour autant vendre mon âme au diable en renonçant à cette spécificité de l’interprète qui consiste à s’approprier l’œuvre du compositeur. C’est une situation difficile, mais excitante, tout à la fois un honneur et un bonheur. J’ai tout donné. Et sur ce point, nous étions tous trois également engagés.
Quant à l’orchestre, pour lui aussi Martial écrit comme il improvise. C’est tout lui, c’est son univers que l’on entend d’un pupitre à l’autre, avec ce côté feu follet du réflexe. Les pupitres n’accompagnent jamais, c’est une continuelle partie de ping-pong entre eux et les solistes, dans une permanente situation d’inattendu qui interdit à ces derniers de se caler sur l’orchestre, notre principale sécurité reposant sur une écriture rythmique, d’une précision admirable, à la crête du tempo. Notre seul regret, c’est probablement d’avoir manqué du temps de préparation nécessaire à une assimilation suffisante pour goûter totalement ce qui se jouait autour de nous. Ça n’en reste pas moins une belle aventure.
Message à Martial Solal du chef Jesko Sirvend
Cher Martial,
J’étais très heureux que vous ayez pu assister au concert. Travailler sur vos partitions fut un challenge, mais je vous suis très reconnaissant de m’en avoir donné l’opportunité. Je puis vous dire clairement que les musiciens de l’orchestre ont vraiment admiré votre musique, réalisant combien la complexité et les idées musicales s’y trouvent combinées d’une façon qui invitait chacun d’eux à s’y investir pleinement tout en y goûtant fraîcheur et joie musicale. De mon point de vue très personnel, c’est ce que devrait être la musique contemporaine. Je vous souhaite le meilleur à vous et à votre épouse. Et merci pour votre musique !!! Jesko
Thierry Caens, le transfuge
Membre fondateur de l’ensemble de cuivres Concert Arban, trompette solo auprès des plus grands orchestres symphoniques, Thierry Caens est le trompettiste auquel on fait naturellement appel lorsque l’on écrit à la frontière du jazz et du classique. Dédicataire du concerto pour trompette et piano Icosium qu’il a créé avec Martial Solal au piano, puis repris avec divers orchestres, il tiendra à nouveau la partie de trompette pour le concert du 30 janvier 2022 à Radio France.
Vous êtes de ces musiciens classiques auxquels les jazzmen font confiance. De quel côté vous sentez-vous le plus légitime et de quel côté se situe votre partition ?
Je crois que c’est la bonne question : « de quel côté est-on ? » Je rejoins la position de Martial, à savoir que la tentative de jazzifier la musique classique est vaine, l’inverse également ! Moi je suis clairement un “classique qui s’intéresse au jazz” et qui considère le jazz comme le courant musical le plus important du XXe siècle (même si j’ai toujours aussi travaillé autour des folklores et musiques traditionnelles et d’autres formes musicales). À mon sens, c’est là que sont les terrains d’investigation les plus intéressants pour la création “contemporaine”.
À de rares exceptions près, j’ai eu peu d’émotions avec les courants contemporains de cette deuxième partie du XXe siècle, et j’y ai contribué à peu de créations (à part Iannis Xenakis, André Boucourechliev, Marius Constant, etc.). À l’inverse, j’ai toujours pensé que l’univers du jazz, par ses harmonies, ses rythmiques, sa liberté face au “terrorisme boulézien”, sa connaissance parfaite de l’École de Vienne (si importante) et le métissage (inhérent au monde du jazz) ne pouvaient que donner une musique plus libre, plus créative, plus audible, et plus agréable à jouer !
C’est la raison pour laquelle j’ai développé de nombreuses collaborations et commandé de nombreuses pièces aux jazzmen (Martial Solal, Patrice Caratini, Antoine Hervé, Jean-Loup Longnon, Richard Galliano, Andy Emler…) et à des musiciens d’univers différents (Michel Colombier, William Sheller, Jean Guillou, Gustavo Beytelmann, Bruno Fontaine…)1.
Entendez-vous quelque chose du Solal pianiste dans les traits qu’il vous fait jouer dans son concerto Icosium ?
Oui, clairement. C’est cela qui est intéressant pour moi qui ne suis pas jazzman, mais qui en ai étudié le phrasé et les idiomes au point de modifier mes critères de jeu. Une des difficultés dont j’ai beaucoup parlé avec Wynton Marsalis. Les phrases qu’écrit Martial sont celles de SON JAZZ, qui est identifiable entre mille, car il a créé un monde qui lui-même est une synthèse de ses influences (dont la musique contemporaine, dont même le free…) en y mettant sa patte teintée par son passé de “jazzman classique”.
Lorsque, dans les années 1980, je lui ai commandé Fantaisie pour Quintette de cuivres2, il n’avait pas écrit depuis longtemps et m’a même dit que, par cette commande, je lui avais redonné le goût à écrire. Dans cette Fantaisie, on retrouve le “style Martial”, ces phrasés si identifiables, cet univers harmonique très riche et ces rythmiques si difficiles à jouer pour un groupe, car elles sont pensées par une seule personne et doivent être jouées par plusieurs… Ce fut un grand plaisir de jouer cela car nous retrouvions l’univers de Martial et son SON ! Nous avons aussi été séduits par sa personnalité et sa modestie.
Martial Solal a-t-il commenté sa partition de quelques consignes orales ?
Pas tellement, car l’essentiel est dans la partition, très difficile. Il connaissait mon appétence pour le jazz et je crois que, comme tout créateur, il est curieux de voir comment les musiciens s’approprient sa musique. Tous vous diront qu’il écrit difficile, c’est vrai, mais il connaît aussi très bien les instruments, il sait la musique qu’il veut faire, il l’entend clairement, alors pour nous, à l’honneur de jouer sa musique, s’ajoute ce confort et ce plaisir de la jouer. C’est aussi très rare de rencontrer autant de talent chez une même personne, c’est un monument de la musique au sens large. Il est une de mes grandes rencontres musicales et incarne parfaitement la ligne que j’ai choisie. Je sais aussi de certaines de ses phrases qu’il aurait aimé les entendre comme auraient pu les jouer Roger Guérin ou Éric Le Lann. Cela m’a aidé à trouver ma voie.
J’ai éprouvé les mêmes satisfactions avec Patrice Caratini lorsqu’il m’écrivit Bleue comme une Orange pour trompette et orchestre de jazz (créé à Radio France en février 2003). « Un concerto pour un classique qui s’intéresse au jazz mais qui n’est pas jazzman, avec orchestre de jazz » : c’est exactement le chemin que je voulais parcourir…
Voyez-vous des parentés avec d’autres écritures contemporaines ?
Martial est une synthèse aboutie de tous les courants qu’il a traversés. Vous connaissez son parcours. Très tôt, il est devenu “singulier”, reconnaissable par un jeu qui a intégré l’école de Vienne, les bons côtés du free, les diverses tendances du jazz… et son passé de jazzman plus “classique”. Très tôt, il a eu ce son particulier, cette diction que l’on dit décousue, à tort car elle a toute sa cohérence selon une construction rigoureuse. Il ne parle pas comme tout le monde, qu’on l’écoute en piano solo (mon préféré), en big band ou en symphonique… J’ai poursuivi la filiation en enregistrant un CD de standards, “Tête à tête” avec Manuel Rocheman (Indesens). Je crois que Martial n’est pas très loin !
1 Thierry Caens “3ème Souffle” (Indesens).
2 Concert Arban “Brass Création” (Arion).
Manuel Rocheman : le retour du disciple
Co-interprète du concerto pour trompette et piano Icosium, Manuel Rocheman fut, très jeune, un élève assidu auprès de Martial Solal.
Dans Icosium, l’alternance est peu visible. L’improvisation réduite au minimum. Les quarante secondes que j’imaginais, Martial m’a demandé de les réduire des trois quarts et d’improviser dans le style de son écriture qui en l’occurrence n’est pas très jazz. Je dois encore lui rendre visite pour vérifier que je suis bien dans l’esprit. On s’est déjà entretenus par téléphone au sujet des doigtés. Ce qu’il écrit est à la limite de ce qu’un être humain est capable de jouer. Martial est un ovni, positionné dans le piano jazz, mais c’est un monde à part entière et jusque dans ce concerto qui s’éloigne pourtant du jazz. C’est tout lui et nul autre, avec ces cassures, cette peur de l’installation et ce désir de la diversité maximale.
Pour moi, Martial fut un peu un père. Lorsque j’ai commencé à étudier avec lui, j’avais 15 ans. Plus tard, j’ai été vers d’autres pianistes. Je suis “plus jazz”, moins dans cette volonté de me démarquer. Et j’aime le beau piano dont il se défie par peur de la facilité. Mais il reste entre lui et moi un lien dont je suis heureux et fier. Lorsque Icosium a été supprimé du programme du 11 septembre 2020 afin d’en réduire la durée et d’éviter l’entracte par mesure anti-covid, j’ai été très malheureux et c’est avec un grand soulagement que je me remets au travail.
Martial Solal : (im)pertinences (dé)concertantes
Quelques jours après l’interview accordée à une délégation toutes générations confondues de journalistes de Jazz Magazine, Franck Bergerot est retourné chez le pianiste pour l’interroger spécifiquement sur son œuvre symphonique.
Martial Solal s’excuse de la faiblesse de sa voix qui tend à s’amenuiser encore au cours de cette interview d’une grosse demi-heure. Mais l’esprit reste vif, curieux jusqu’à retourner, à la fin de l’entretien, le cours des questions vers son interlocuteur, précis, sans indulgence pas plus pour lui-même que pour les autres, l’esprit joueur et l’humour toujours aux aguets, sous le regard de son épouse toujours avide de découvrir quelque nouveau détail qu’elle ne connaîtrait pas encore de son mari dont elle partage la vie depuis cinquante-trois ans.
Le trompettiste Thierry Caens salue chez vous l’assimilation de toute la musique du XXe siècle, de l’École de Vienne au free jazz. Diriez-vous la même chose ?
S’il entend par là “influence“, il faut préciser que, depuis longtemps, j’écoute peu les autres. J’ai assisté à des concerts de Xenakis, Stockhausen, également de Dutilleux qui est plus classique… J’ai beaucoup écouté Messiaen. Je connais les compositeurs de l’École de Vienne. Mais je ne les ai pas étudiés, j’ai juste pris conscience à leur écoute de l’existence d’ingrédients intéressants. Il faudrait plus parler d’imprégnation inconsciente. Quant au free jazz, quoique j’en aie souvent critiqué les résultats, l’idée de liberté m’a beaucoup intéressé. J’étais parti du jazz Nouvelle-Orléans et j’ai naturellement évolué avec mon siècle. Mais je n’ai jamais cherché à être à la mode ou dans le rang de quelque esthétique déclarée. J’ai surtout cherché à être moi-même.
Votre esprit joueur s’est-il laissé tenter par le dodécaphonisme, voire le sérialisme ? Ou, à l’inverse, êtes-vous resté tonal et fidèle à certaines habitudes harmoniques du jazz ?
Le dodécaphonisme ou la série, c’est un jeu qui a pu m’amuser dans des pièces pour piano, mais la musique ne peut se réduire à ce genre de système. Pour ce qui est de la tonalité, je ne sais pas. Je ne sais jamais moi-même dans quelle tonalité j’écris. Ça fait bien trente ans que je n’indique rien à la clé sur mes partitions. Quant aux tonalités, elles passent…
Dans votre autobiographie 1, vous écrivez : « J’ai beaucoup appris en jouant. » Vous n’avez pas pris de cours d’écriture ?
Absolument pas. À part deux leçons d’harmonie avec André Hodeir, mais je lui ai tout de suite dit que ça ne me servait à rien. J’entendais déjà ce dont il me parlait et je n’avais nullement besoin de le théoriser. J’ai commencé à écrire par moi-même. Avant d’être arrivé à Paris, j’avais déjà écrit une pièce pour deux saxophones et piano. Ensuite, Aimé Barelli [trompettiste et chef d’orchestre de l’après-guerre] a été le premier à m’offrir d’écrire. C’était pour un effectif de douze musiciens. Ma première expérience symphonique, ce fut un hasard, pour le film À bout de souffle. Pour des raisons cinématographiques, par nécessité de contraster les couleurs d’une séquence à une autre, j’ai ressenti le besoin d’entendre des cordes et j’ai pu convoquer un orchestre. C’est là que je me suis rendu compte qu’il m’était plus facile d’écrire pour les cordes que pour un big band. L’association des trompettes, des trombones et des saxophones, tous dans des registres assez voisins, pose des problèmes que l’on ne rencontre pas avec les cordes. Plus tard, c’est André Francis, en 1980, qui m’a suggéré d’écrire un concerto et, par la suite, j’ai reçu beaucoup de commandes.
Dans vos entretiens avec Xavier Prévost 2, à propos des concertos, vous préférez le terme d’alternance à celui de fusion. Ce n’est pas vraiment ce que l’on entend dans les concertos présentés en septembre 2020, ni dans Icosium prochainement à l’affiche.
Ça n’a jamais été dans mon intention de marier jazz et musique symphonique. Ce que l’on a pu appeler “troisième courant” ou fusion a été à mon sens totalement raté. Si j’ai pu parler d’alternance, c’est que j’alternais des parties franchement jazz, jouées par mon trio, avec des parties purement symphoniques. Plus tard, j’ai préféré le terme d’imbrication pour désigner une intégration à la matière symphonique des phrases ou des passages harmoniques spécifiques au jazz, mais de façon à ce que l’on n’entende qu’une seule musique. C’est pourquoi par la suite j’ai écarté toute improvisation, à de très rares et très brèves exceptions près. Dans le Concerto pour saxophone, Jean-Charles [Richard] dispose de très courts moments de liberté. La création d’Icosium pour trompette et piano ayant eu lieu à l’occasion d’une soirée en mon honneur, je m’étais autorisé à improviser. Mais cette cadence n’en fait pas partie et, si j’ai accordé un moment de liberté à Manuel Rocheman, ça ne doit pas dépasser dix secondes. Encore faut-il qu’il respecte le style du concerto. Lorsque j’ai créé Coexistence, il y a une vingtaine d’années, j’y associais l’Orchestre national de France et mon Dodecaband au sein duquel j’improvisais moi-même ma partie. Plus tard, en le réécoutant, j’ai compris qu’il y avait là quelque chose de bâtard. C’est pourquoi dans la version présentée en septembre 2020, j’ai recomposé toutes les parties orchestrales pour le seul Orchestre national de France et confié une partition de piano totalement écrite au pianiste Éric Ferrand-N’Kaoua. C’est un pianiste classique, mais qui connaît très bien ma musique et de manière plus large les spécificités du langage du jazz. Il rejoue Art Tatum à merveille. Sans être un improvisateur de jazz, il a la double culture nécessaire à l’interprétation de ma musique. Les accents, c’est capital. Je me souviens que lorsque j’ai composé pour la claveciniste Elisabeth Chojnacka qui était rompue aux partitions les plus contemporaines, j’ai passé des heures à lui expliquer le phrasé, hélas sans y parvenir vraiment. Pour Coexistence, j’ai associé François Merville au pupitre de percussions, parce qu’il me fallait quelqu’un qui connaisse le langage rythmique du jazz. Tout est écrit pour lui à part quelques remplissages, mais c’est un excellent lecteur et j’ai aussi fait appel à lui pour le Concerto pour saxophone.
Pour la partie de trompette d’Icosium qui est la première de mes pièces symphoniques où tout était écrit, j’avais souhaité la confier à Claude Egea qui est passé par l’Orchestre du Capitole de Toulouse, par ailleurs très sollicité dans le jazz tant comme soliste que comme premier trompette. Il a décliné. La partition lui a paru trop difficile. Ce que j’ai écrit est très exigeant, sur toute la tessiture, en commençant au début du concerto par la note la plus basse jouable sur une trompette, et par la suite des sauts de registre très rapides. Je me suis donc tourné vers Thierry Caens, immense technicien qui, sans se revendiquer comme jazzman, a cette double culture.
Quelle connaissance avez-vous des instruments ? N’êtes-vous pas parfois trop exigeant ?
J’ai appris la trompette et la clarinette [il me montre, amusé, celle qui se dresse sur l’un des meubles du salon]. J’en connais les rudiments. C’est vrai que Denis Leloup a eu de la peine avec la partition du Triple Concerto. Mais enfin, il s’en est sorti, parce que c’est un fantastique technicien, autant qu’il est un grand soliste hélas bien mal aimé des médias spécialisés. De même pour la partie de Jean-Paul Celea que j’ai découvert le jour où il est venu remplacer au pied levé le contrebassiste régulier du Newdecaband avec une seule répétition.
Comment composez-vous pour un concerto ? Imaginez-vous d’abord la partie soliste ou la partie orchestrale ?
Ni l’un ni l’autre. Je cherche au piano des idées. Ça vient comme ça. J’orchestre dans la foulée, même si j’y reviens pour affiner une fois que je suis parvenu à une forme. Je viens de commencer une longue pièce symphonique sans soliste. J’en ai déjà écrit quatre minutes. Mais elle ne verra probablement jamais le jour. J’ai perdu beaucoup de mon énergie et ne peux guère me concentrer plus de dix minutes et je ne suis même pas certain de pouvoir assister au concert du 30 janvier.
- Ma Vie sur un tabouret, Martial Solal, Actes Sud (2008).
- Martial Solal, Compositeur de l’instant (entretien avec Xavier Prévost), Michel de Maule / Ina (2005).
En podcast sur France Musique :
- Concerto pour piano et orchestre de Martial Solal – son premier concerto – par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Marius Constant avec Cesarius Alvim et Daniel Humair, commenté par Anne-Charlotte Rémond, avec des extraits sonores des entretiens de Martial Solal avec Xavier Prévost.
Martial Solal
symphonique et concertant
Inventaire
“Stress”, pour quintette de cuivres, percussions et trio de jazz, créé le 21 août 1977 à Chateauvallon, par l’Ensemble Ars Nova sous la direction de Marius Constant avec Martial Solal (piano), Cesarius Alvim (contrebasse) et Daniel Humair (batterie). Enregistré 1 en décembre 1979 à Créteil par les mêmes.
Concerto pour piano et orchestre, créé (et enregistré 2 par Radio France) au Studio 104 de la Maison de la Radio le 24 novembre 1981, par l’Orchestre Philharmonique de Radio France sous la direction de Marius Constant avec Martial Solal, Cesarius Alvim et Daniel Humair. Repris 3 par l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo sous la direction de Marius Constant avec Martial Solal (piano), Michel Benita (contrebasse) et François Laizeau (batterie).
Concerto pour claviers et orchestre “Nuit étoilée”, créé (et enregistré 3) en octobre 1989 à Monte-Carlo, par l’Orchestre Philhamonique de Monte-Carlo sous la direction de Marius Constant avec Martial Solal (piano et synthétiseur), Michel Benita (contrebasse) et François Laizeau (batterie).
Fantaisie pour 2 orchestres (orchestre symphonique et big band de jazz), enregistré par Radio France le 4 novembre à Lille et le 5 novembre 1984 au Studio 104 de la Maison de la Radio, par l’Ensemble franco-allemand de jazz sous la direction d’Albert Mangelsdorff et Jean-François Jenny-Clark et la Junge Deutsch-Französiche Philharmonie sous la direction de Justus von Websky.
Concerto pour trombone, piano, contrebasse et orchestre, créé et enregistré en 1989 à Cologne par Westdeutscher Rundfunk, l’Ensemble franco-allemand de jazz et la Junge Deutsch-Französiche Philharmonie, avec Albert Mangelsdorff, Martial Solal et Jean-François Jenny-Clark. Recréé et enregistré le 11 septembre 2020 en version symphonique par l’Orchestre national de France sous la direction de Jesko Sirvend avec Denis Leloup (trombone), Hervé Sellin (piano) et Jean-Paul Celea (contrebasse).
Concerto pour piano et cordes “Échanges”, créé (et enregistré par Radio France) le 29 avril 1989 au Théâtre de l’Agora d’Évry par la Camerata de France sous la direction Daniel Tosi avec Martial Solal (piano).
Concerto pour piano et cordes “Sponde”, créé en 1993 à Cannes par l’Orchestre régional de Cannes Provence Alpes Côte d’Azur sous la direction de Philippe Bender avec Martial Solal (piano).
Concerto pour piano et orchestre “Coexistence”, créé (et enregistré 4 par Radio France) le 21 juin 1997 au Studio 104 de la Maison de la Radio par l’Orchestre National de France sous la direction de Didier Benetti et le Dodecaband de Martial Solal lui-même au piano. Recréé et enregistré le 11 septembre 2020 en version symphonique par l’Orchestre national de France sous la direction de Jesko Sirvend avec Éric Ferrand-N’Kaoua (piano) et François Merville (batterie).
Concerto pour trompette, piano et orchestre “Icosium”, créé et enregistré 5 le 13 mai 2004 à Saujon par l’Orchestre Poitou-Charentes sous la direction d’Enrique Barrios avec Thierry Caens (trompette) et Martial Solal (piano). Recréé (et enregistré 6 par Radio France) le 30 janvier 2022 à l’Auditorium de la Maison de la Radio avec Thierry Caens (trompette) et Manuel Rocheman (piano).
Prélude pour piano et orchestre, créé (et filmé) le 30 juin 2009 à Jazz à Vienne par l’Orchestre symphonique de l’Opéra de Lyon sous la direction de Jean-Charles Richard avec Martial Solal (piano).
“Incoercible” pour trompette, piano, big band et orchestre symphonique, créé et filmé le 30 juin 2009 à Jazz à Vienne par l’Orchestre symphonique de l’Opéra de Lyon sous la direction de Jean-Charles Richard et le Newdecaband de Martial Solal avec Éric Le Lann (trompette).
“A Frail Dance” (paroles de Claudia Solal), créé et filmé le 30 juin 2009 à Jazz Vienne par l’Orchestre symphonique de l’Opéra de Lyon sous la direction de Jean-Charles Richard et le Newdecaband de Martial Solal avec Claudia Solal (voix) et Denis Leloup (trombone).
Concerto pour saxophone et orchestre, créé le 24 août 2019 au festival de musique de chambre de Giverny par un orchestre à cordes plus marimba et batterie sous la direction Florian Bonetto, avec Jean-Charles Richard et la participation de Denis Leloup. Repris et enregistré 6 le 11 septembre 2020 à Radio France par les cordes et les percussions de l’Orchestre national de France sous la direction de Jesko Sirvend avec Jean-Charles Richard (saxophones soprano et baryton) avec la participation de François Merville (percussions).
- Marius Constant “Stress – Psyché – Complexes”, Erato.
- Écoute commentée en podcast par Anne-Charlotte Rémond sur France Musique.
- Martial Solal Concerto pour claviers et orchestre “Nuit étoilée” et Concerto pour piano et orchestre, Erato.
- Copie disparue des archives.
- Concerto pour trompette, piano et orchestre “Icosium”.
- Diffusé le 9 octobre 2020.
Remerciements à Martine Palmé et Xavier Prévost.