Rémi Dumoulin sur la ligne de démarcation
Dans notre numéro d’août 2022, nous avons chroniqué avec un peu d’avance “La Ligne de démarcation”, album du saxophoniste Rémi Dumoulin paru trois mois plus tard et dont il célébrait jeudi dernier au Sunset la parution. Vérification faite à l’écoute en public : il a bien mérité son “Choc” .
“La Ligne de démarcation” ici ne fait pas référence à cette frontière qui divisa la France en deux durant l’Occupation, mais à une vieille pratique du jazz, également connue sous le nom de démarquage, consistant à prendre les harmonies d’un standard – morceau connu de tous – comme terrain de jeu en remplaçant la mélodie originale par une nouvelle mélodie originale, occasion pour l’improvisateur d’empocher des royautés là où le compositeur du standard se réservait l’entièreté du salaire pour une œuvre dont il n’était le créateur que des 32 premières et 32 dernières mesures du morceau, soit 64 mesures d’exposé souvent très réinventées par les jazzmen.
L’un des standards les plus démarqués fut le I Got Rhythm de George Gershwin (1930), avec d’abord Shag de 1932 qui commence par quatre chorus d’improvisation sur ce que l’on finira par désigner du nom les rhythm changes, avant d’enchainer sur cinq grilles de blues. La majeure partie des compositions de Charlie Parker reposent ainsi sur ces rhythm changes, mais le champion du démarquage ce fut peut-être Lennie Tristano qui multiplia les détournements, maquillant d’autant plus ses emprunts que ses mélodies, affranchies de la prosodie des chansons de Broadway, en ignoraient la césure et en évitaient les redites.
Aussi n’est-ce pas un hasard si le concert comme le disque du projet de Rémi Dumoulin intitulé “La Ligne de démarcation” débute par Licks For 1 Penny démarqué de Pennies from Heaven, terrain de jeu fréquenté par Tristano (Lennie’s Pennies, C Minor Complex, East Thirty Second…). Dumoulin est aussi impressionnant par la façon inexorable dont il tire le fil mélodique de sa composition, l’improvisation qui s’ensuit semblant filée de manière continue d’une même bobine.
Bruno Ruder est tout aussi fascinant par la façon dont il pose son accompagnement par touches (qui sont parfois de véritables frappes) espacées, comme s’il visait dans le discours de son comparse quelque articulation où il pourrait porter sa flèche ; puis dans sa manière d’improviser tout aussi réfléchie, d’authentiques abstractions pouvant prendre des allures quasi-monkiennes ou se faire au contraire plus denses jusqu’à rendre les deux mains indistinctes l’une de l’autre ; le tout avec sa belle maîtrise sonore du piano, jusque sur l’instrument droit du Sunset.
Dreaming est une chase haletante entre le ténor et le piano évoquant celles que pouvaient se livrer Warne Marsh et Lee Konitz chez Tristano, ce dernier restant ici une référence absolue. La rythmique de Pascal Le Gall (batterie) et de Frédéric Chiffoeleau (contrebasse) se joue d’un bel équilibre entre le flux continu qu’appréciait Tristano et l’interaction… Et l’on sait que Tristano était tellement exigent avec ses batteurs qu’il préférait quasiment les museler sauf lorsqu’il avait affaire à un musicien d’exception.
Pour les derniers morceaux du second set qui témoignent de ce que le quartette n’a pas tout dit sur son disque, apparaît Pierre Perchaud avec un allant qui évoque tout à la fois Wes Montgomery et George Benson, avec soudain un étrange abandon de ce drive au profit de petits nuages de mélancolie à la Bill Frisell. Franck Bergerot
PS. Dans notre numéro de décembre, c’est un autre “Choc” qui salue cette fois le talent de Bruno Ruder pour son second album en solo, “Anomalies” (Vision Fugitive). Concert de sortie le 13 janvier prochain au Triton.