Riccardo Del Fra et Stéphane Kerecki : la touche européenne
Hier, 2 février, Jazz sur le vif recevait au Studio 104 de la Maison de la Radio Riccardo Del Fra, Stéphane Kerecki et leurs orchestres, Moving People 6tet pour le premier, French Touch 4tet pour le second.
Ce premier week end de février était très “contrebasse”. Vendredi, pour des raisons de planning et de géographie, j’avais boudé la soirée d’ouverture de Sons d’hiver par Ambrose Akinmusire – qui fait la “Une” (et le Choc de l’année 2018) de notre numéro “Nouvelle formule” de février –, pour aller écouter le solo de Claude Tchamitchian au Triton des Lilas (pour des raisons également de planning et de géographie, je n’en ai vu que le dernier morceau, mais Jean-François Mondot était présent qui vous en dira peut-être quelques mots). Hier, quatre contrebassistes-leaders étaient à l’affiche parisienne et banlieusarde : Yves Rousseau présentait au Triton son nouveau septette (créé la veille à Beynes), Joachim Govin jouait au 38 Riv’ avec son Small Talk 4tet et le Studio 104 de la Maison de la Radio accueillait le French Touch 4tet de Stéphane Kerecki et le Moving People 6tet featuring Kurt Rosenwinkel de Riccardo del Fra. Ce sont toujours des raisons de planning et de géographie qui ont guidé mes pas vers le Studio 104 de la Maison Ronde.
French Touch : Julien Lourau (ss, ts, effets), Jozef Dumoulin (p, elp, effets), Stéphane Kerecki (b), Fabrice Moreau (dm).
On conçoit mal que quelqu’un s’improvise jazz critic sans connaître le répertoire. Mais j’avoue ne rien savoir du répertoire de “standards” proposés sous le titre de French Touch par Stéphane Kerecki et il n’est pas certain que son public, vu l’âge moyen, en sache tellement plus que moi. J’ai donc entendu ce concert comme un concert de musique originale, ce qui n’est pas loin d’être le cas vu le pari tenu par le contrebassiste d’adapter le succès des musiques électroniques de la French Touch (Air, Daft Punk, Kavinsky…) au son et au vocabulaire d’un quartette de jazz… j’allais dire acoustique. Il ne l’est qu’en partie. Jozef Dumoulin ouvre le concert avec ce génie des couleurs et des climats qu’il liquéfie sur les effets électroniques associés à son Fender-Rhodes en phrases insaisissables, génie pur qu’il exerce également sur le piano acoustique, mêlant l’un et l’autre durant ce concert avec une grâce infinie. Contrairement à Emile Parisien, Julien Lourau apporte aussi un peu d’électronique avec ses saxophones, dont il salit et dédouble parois le son, selon un vocabulaire de l’effet plus rudimentaire que Dumoulin, mais qui le démarque de Parisien, dont il est la doublure sur ce quartette, le lyrisme du titulaire ayant tendance à donner une allure un peu kitsch à cette French Touch, là où Lourau durcit le ton. L’autre génie de ce programme, c’est Fabrice Moreau dans cette façon d’assouplir et de poétiser la découpe de ces grooves, tout au long d’un concert un peu court – première partie oblige – et un peu froid au regard de ce qui allait se dérouler ensuite, ou de ce que je découvre ce matin sur le disque “French Touch”.
Moving People : Tomasz Dabrowski (tp), Jan Prax (ss, as), Kurt Rosenwinkel (elg), Carl-Henri Morisset (p), Riccardo Del Fra (b, comp), Nicolas Fox (dm).
Arnaud Merlin qui programme et présente ces concerts sous l’étiquette Jazz sur le vif, en digne successeur d’André Francis et Xavier Prévost, qualifiait hier de “beethoveniennes” les notes d’intention de Riccardo Del Fra à ce nouveau répertoire, où il est question des drames migratoires et de solidarité entre les peuples, intention que le contrebassiste-compositeur concrétise avec cet orchestre paneuropéen (Jan Prax est allemand, Tomasz Dabrowski est polonais et résident danois tourné vers la Scandinavie, Del Fra est italien, Nicolas Fox est français) et tout à la fois transatlantique (Carl-Henri Morisset est français de parentes haïtiens, Kurt Rosenwinkel est américain, mais vit à Berlin). À vrai dire, je le verrai plus comme un ellingtonien, son projet humaniste et son goût pour le descriptif et le narratif me renvoyant moins à l’auteur de la Symphonie Pastorale et de L’Hymne à la joie, qu’aux tone parallels de Duke Ellington, sa pièce Ressac m’évoquant plus précisément ce qu’il y a de formidablement ellingtonien dans la fameuse suite City Movement de Wynton Marsalis. Bien plus, ce qui peut passer un peu inaperçu à l’écoute “domestique” du disque, ou ce qui n’était peut-être pas encore totalement acquis lors de l’enregistrement à l’été dernier, explose sur scène face au public. Depuis le séjour au studio La Buissonne, Riccardo Del Fra a conduit son projet tout au long de l’automne en résidence hebdomadaire à la Gare, devant un public jeune, en partie debout, n’étant pas tenu à son siège par une entrée payante, qu’il a su conquérir, captiver, électriser comme j’ai pu le constater en me rendant sur place. Hier, c’est le public plus policé de Radio France qui s’est fait boxé par ces walking bass pugnaces et ces mises en place brutales comme des uppercuts, cette écriture dont les bonnes intentions pourraient faire craindre quelque mièvrerie, mais qui charge sabre au clair, feinte et contre-attaque avec une bravoure que partagent ses comparses : Thomas Dabrowski, héritier de ce que Tomasz Stanko avait de moins lissé, de plus farouche, Jan Prax vif comme l’éclair et cette rythmique, Carl-Henri Morisset et Nicolas Fox soudés autour de leur leader et de la dimension épique de son projet.
Après une première partie violemment expressionniste, l’entrée en scène de Kurt Rosenwinkel a apporté un peu se sérénité et de luminosité à une deuxième partie du programme à laquelle j’ai été moins sensible, en dépit de l’art incomparable du guitariste – art admirable et singulier de l’équation harmonique et de sa résolution mélodique et rythmique sur le manche –, à laquelle, notamment lors d’une belle chase, Jan Prax apporta une excitante solution de continuité, les deux musiciens se trouvant comme chez eux sur la proposition mélodique initiale de Del Fra Wind On An Open Book. En final, une reprise Let’s Call This de Thelonious Monk introduite par le contrebassiste en solo autour d’une note pédale dont Carl-Henri Morisset va s’emparer à son tour en solo, comme inspiré par le Fasoli qui lui a été confié, pour une prodigieuse variation stride autour de cette note, débouchant par une espèce d’hommage à Liszt oxymorique dans ce contexte monkien… Point d’orgue et l’orchestre se lance dans un exposé héroïque du thème contredit par ce que je prends d’abord pour quelque exercice stevecolemanien de polyvitesse, avant de découvrir au deuxième tour qu’il ne s’agit que de la ponctuation par la rythmique des mises en place d’Evidence. • Franck Bergerot