Rudy Van Gelder : “Ce qui me préoccupe, c’est que les micros marchent bien.”
Fin 2008, Rudy Van Gelder avait bien voulu répondre aux questions de l’envoyé spécial de Jazz Magazine, Christian Gauffre. Avec une exigence : pouvoir lire les questions à l’avance. Et c’est sur papier que le sorcier des micros avait livré ses réponses ! Vous avez dit perfectionniste ?
D’où votre famille était-elle originaire ?
Mon père était né à Arnhem, en Hollande.
Quel était le métier de vos parents ?
Ils tenaient une boutique. Aujourd’hui on dirait “une entreprise familiale”.
Rudy, c’est votre vrai prénom ?
Mon vrai prénom est Rudolph. Tout le monde m’appelle Rudy.
Comment aviez-vous fait la connaissance de Gil Melle ?
À Hackensack, j’ai enregistré un disque pour un petit label appartenant à un certain Gus Statiris. Gil Melle était le leader de la formation. Apparemment, ce disque a plu à Alfred Lion : il est finalement sorti sous étiquette Blue Note.
Avant de rencontrer Alfred Lion et Francis Wolff, quel genre de musique écoutiez-vous ?
J’ai toujours aimé le jazz de l’époque, à la radio et sur disque.
Et aujourd’hui ?
Des choses dans la même veine, si ce n’est que j’ai mes préférences parmi les divers types de jazz actuels. Au cours d’une séance, je veille à ce que tout se passe bien, jusqu’au mastering inclus. Ensuite, quand on m’apporte un exemplaire du produit fini, je peux l’apprécier.
Jouez-vous, ou avez-vous joué, d’un instrument ?
Au lycée, je jouais de la trompette. Assez mal. Je faisais partie de la fanfare pour les matches de football. Puis, ils ont préféré me mettre à la récupération des tickets à la porte d’entrée.
Avant que vous ne commenciez à travailler pour Blue Note, qui enregistrait pour leur compte ?
Pour autant que je sache, ça se passait au studio WOR, qui dépendait d’une station de radio locale de New York.
En dehors de Thelonious Monk avec le thème Hackensack, d’autres musiciens ont-ils fait référence à vous, directement ou indirectement, dans leur œuvre ?
Duke Pearson a intitulé l’un de ses thèmes Dear Rudy ? [qui figure dans l’album “Sweet Honey Bee”, Blue Note, 1956]. Hank Mobley a intitulé un thème Funk In A Deep Freeze parce qu’il faisait vraiment froid dans le studio pendant cette séance. Chasin’ The Trane a pris son titre d’un commentaire que j’avais fait dans la cabine au cours d’une conversation avec John et Bob Thiele.
Vous est-il arrivé d’enregistrer de la musique que vous n’aimiez pas ?
Je ne juge pas la musique. Je l’accepte telle qu’elle est, comme j’accepte les musiciens tels qu’ils sont. Si un musicien se comporte de manière odieuse en studio, j’ai tendance à classer sa musique dans la catégorie “que je n’aime pas”. Mais cela arrive très, très rarement.
Parmi les disques sur lesquels vous avez travaillé jusqu’à présent, lesquels préférez-vous ?
Il y a si longtemps que je fais ce métier qu’il m’est impossible de répondre à cette question. En gros, j’aime les disques de Miles Davis, ceux avec Wynton Kelly et Red Garland au piano, Lee Morgan sur “The Sidewinder”, “Stolen Moments” d’Oliver Nelson, “Blue Train” de John Coltrane, et de nombreux arrangeurs : Creed Taylor, Gil Evans, Claus Ogerman, Don Sebesky et Quincy Jones.
Pourriez-vous nous citer quelques musiciens avec qui vous êtes devenu ami ?
George Duvivier, Billy Higgins, Ron Carter, Houston Person, et beaucoup d’autres.
Vous est-il arrivé de suggérer des musiciens à Alfred Lion ? Des gens que vous aviez entendus dans d’autres séances ?
Jamais. M. Lion venait me trouver pour que j’enregistre ses disques, pas pour me demander mon avis.
On dit que vous mettiez des gants blancs pour travailler. Est-ce vrai ?
Désolé, c’est une légende. Pendant une séance d’enregistrement, il y a des câbles partout sur le sol. Des années durant, c’est moi qui les enroulais, les rangeais. Le meilleur moyen de conserver ces câbles propres et en état de marche, c’est de les manipuler avec des gants (pas blancs). Ç’a été mon quotidien pendant des années.
Que pensez-vous du rapport entre technique et esthétique ?
C’est une bonne question et je ne veux pas y répondre de manière trop générale. Je ne peux parler qu’à titre personnel. Je crois que le seul propos de la technologie est de faire sonner la musique comme le musicien veut qu’elle soit entendue. Je n’ai pas de secret. Chacun peut acheter les mêmes machines que moi. Ma technique, c’est ma manière de les utiliser.
En dehors de celui d’optométriste, quel autre métier auriez-vous choisi si vous n’aviez pas pu travailler dans l’industrie du disque ?
La musique m’a fourni le métier de ma vie. Il se trouvait simplement que j’aimais le jazz, et elle m’a donné la possibilité d’employer mon temps à travailler pour quelque chose que j’aime. Vous voulez savoir ce que j’avais envie de faire quand j’étais jeune : je voulais que ça ait quelque chose à voir avec la photographie ou l’enregistrement sonore. Deux activités qui ont pour caractéristique de préserver des événements.
On parle souvent du “son Blue Note”, presque jamais du son d’autres compagnies – à l’exception d’ECM. Qu’en pensez-vous ?
Le son Blue Note s’est développé pour un certain nombre de raisons. Si Alfred Lion aimait certains musiciens, il les enregistrait autant de fois que possible. Ce qui donnait aux musiciens le temps de se sentir à l’aise dans mon studio. Ils arrivaient en séance en n’ayant que la musique en tête, pas en pensant qu’ils étaient dans un studio d’enregistrement. Je connaissais bien le son de chacun, et je comprenais ce que recherchait Alfred, sur le plan acoustique. S’il entendait quelque chose qui s’écartait de son but, il me le disait et je faisais ce que je pouvais pour y remédier. Le son Blue Note est né dans la tête d’Alfred Lion. Je suis celui qui l’a concrétisé.
Quel type de contrat aviez-vous avec Blue Note à cette époque ?
Je n’ai jamais eu de contrat avec Blue Note. Alfred a été un client fidèle, sur le long terme. Le seul label avec qui j’ai eu un contrat d’exclusivité, ç’a été, plus tard, CTI.
Bob Weinstock, de Prestige, a enregistré la plupart de ses disques avec vous. Avec qui préfériez-vous travailler, Alfred ou Bob ?
J’ai aimé travailler pour les deux. Les séances de Bob Weinstock étaient toujours agréables et pas trop longues. Les séances d’Alfred étaient habituellement intenses.
Lequel préparait le plus soigneusement ? Lequel intervenait le plus ?
En arrivant, Alfred avait en tête le résultat final de la séance. Pour utiliser une analogie à la Ansel Adams, je dirai qu’il “pré-visualisait” ce que le produit fini serait. Il savait comment les musiciens jouaient et veillait que je les enregistre comme il fallait. Bob Weinstock, de son côté, était plutôt du genre « Laissons les musiciens faire leur musique et voyons ce qu’il se passe ». C’était un producteur “non-interventionniste”. Et puis, Alfred enregistrait surtout des originaux, alors que Bob Weinstock penchait plutôt pour les standards et de la musique qui n’était pas nécessairement écrite pour la séance en question. Parfois, c’est un grand plus, et ses disques en sont le reflet.
Le son Blue Note doit beaucoup aux musiciens, mais à vous aussi. Travailliez-vous sur un enregistrement Blue Note de la même manière que sur un enregistrement Prestige, ou bien le perfectionnisme d’Alfred Lion vous faisait-il adopter une approche différente ?
Il existe certains fondamentaux, bien sûr, que j’utilisais avec les deux. Mais si je voulais, par exemple, essayer un nouveau micro ou une nouvelle technique, je le faisais d’abord dans une séance Prestige, parce que Bob Weinstock me laissait beaucoup plus de liberté pour expérimenter qu’Alfred. Avec Alfred, je devais être au top.
Dans vos souvenirs, quels étaient les musiciens et les producteurs les plus patients, et les plus impatients ?
Je ne me souviens pas de producteurs impatients. Ni de musiciens impatients, d’ailleurs. Le producteur le plus patient avec qui j’aie jamais travaillé était Creed Taylor.
Quel était le musicien le plus ponctuel, et le moins ponctuel ?
Au début d’une séance, ce qui me préoccupe, c’est que les micros marchent bien. Qu’un musicien soit en retard, parfois ça me rend service. Je me concentre sur l’enregistrement. Je ne suis pas là pour pointer.
Est-il vrai que les musiciens, à l’époque, ne pouvaient ni boire ni fumer dans votre studio ?
Tout dépend de la décennie concernée. Au début, ils pouvaient fumer, boire et manger dans le studio, mais pas dans la cabine. Le plus important, c’était la fumée, mais maintenant c’est interdit dans tout le bâtiment, et il y a une petite zone réservée dans le studio pour manger. Tout reste interdit dans la cabine.
Y avait-il des musiciens très conscients de la spécificité de leur son, qui travaillaient avec vous pour qu’elle se retrouve sur la bande ?
Certains, oui, mais j’ai oublié qui, à l’exception de Ron Carter. Parfois, Ron venait avant les séances et travaillait avec moi le son de la basse, en particulier le micro pick-up. Ça a duré quelques années. Philly Joe arrivait en avance lui aussi, mais pas pour travailler sur le son – c’était pour répéter son opéra, Aida.
Savez-vous pourquoi le label Blue Note a enregistré beaucoup plus de musique qu’il n’en a publié – j’ai lu qu’à la vente de la compagnie Lion avait laissé l’équivalent de 200 albums…
C’est un point important. Quand Alfred a vendu sa compagnie, les enregistrements inédits faisaient partie de son actif. Alfred plaçait la barre très haut sur le plan artistique. Il n’aurait jamais publié une séance qu’il n’estimait pas assez bonne. D’autres compagnies sortaient tout ce qu’elles enregistraient, quelle que soit la qualité. Et puis, il y avait peut-être aussi des séances qu’il avait l’intention de publier, mais qui étaient encore dans le tuyau quand il a vendu la compagnie. D’ailleurs, 200 albums inédits, ce n’est pas correct. C’était plutôt du côté de 100, d’après Michael Cuscuna. • Propos recueillis par Christian Gauffre|Fin 2008, Rudy Van Gelder avait bien voulu répondre aux questions de l’envoyé spécial de Jazz Magazine, Christian Gauffre. Avec une exigence : pouvoir lire les questions à l’avance. Et c’est sur papier que le sorcier des micros avait livré ses réponses ! Vous avez dit perfectionniste ?
D’où votre famille était-elle originaire ?
Mon père était né à Arnhem, en Hollande.
Quel était le métier de vos parents ?
Ils tenaient une boutique. Aujourd’hui on dirait “une entreprise familiale”.
Rudy, c’est votre vrai prénom ?
Mon vrai prénom est Rudolph. Tout le monde m’appelle Rudy.
Comment aviez-vous fait la connaissance de Gil Melle ?
À Hackensack, j’ai enregistré un disque pour un petit label appartenant à un certain Gus Statiris. Gil Melle était le leader de la formation. Apparemment, ce disque a plu à Alfred Lion : il est finalement sorti sous étiquette Blue Note.
Avant de rencontrer Alfred Lion et Francis Wolff, quel genre de musique écoutiez-vous ?
J’ai toujours aimé le jazz de l’époque, à la radio et sur disque.
Et aujourd’hui ?
Des choses dans la même veine, si ce n’est que j’ai mes préférences parmi les divers types de jazz actuels. Au cours d’une séance, je veille à ce que tout se passe bien, jusqu’au mastering inclus. Ensuite, quand on m’apporte un exemplaire du produit fini, je peux l’apprécier.
Jouez-vous, ou avez-vous joué, d’un instrument ?
Au lycée, je jouais de la trompette. Assez mal. Je faisais partie de la fanfare pour les matches de football. Puis, ils ont préféré me mettre à la récupération des tickets à la porte d’entrée.
Avant que vous ne commenciez à travailler pour Blue Note, qui enregistrait pour leur compte ?
Pour autant que je sache, ça se passait au studio WOR, qui dépendait d’une station de radio locale de New York.
En dehors de Thelonious Monk avec le thème Hackensack, d’autres musiciens ont-ils fait référence à vous, directement ou indirectement, dans leur œuvre ?
Duke Pearson a intitulé l’un de ses thèmes Dear Rudy ? [qui figure dans l’album “Sweet Honey Bee”, Blue Note, 1956]. Hank Mobley a intitulé un thème Funk In A Deep Freeze parce qu’il faisait vraiment froid dans le studio pendant cette séance. Chasin’ The Trane a pris son titre d’un commentaire que j’avais fait dans la cabine au cours d’une conversation avec John et Bob Thiele.
Vous est-il arrivé d’enregistrer de la musique que vous n’aimiez pas ?
Je ne juge pas la musique. Je l’accepte telle qu’elle est, comme j’accepte les musiciens tels qu’ils sont. Si un musicien se comporte de manière odieuse en studio, j’ai tendance à classer sa musique dans la catégorie “que je n’aime pas”. Mais cela arrive très, très rarement.
Parmi les disques sur lesquels vous avez travaillé jusqu’à présent, lesquels préférez-vous ?
Il y a si longtemps que je fais ce métier qu’il m’est impossible de répondre à cette question. En gros, j’aime les disques de Miles Davis, ceux avec Wynton Kelly et Red Garland au piano, Lee Morgan sur “The Sidewinder”, “Stolen Moments” d’Oliver Nelson, “Blue Train” de John Coltrane, et de nombreux arrangeurs : Creed Taylor, Gil Evans, Claus Ogerman, Don Sebesky et Quincy Jones.
Pourriez-vous nous citer quelques musiciens avec qui vous êtes devenu ami ?
George Duvivier, Billy Higgins, Ron Carter, Houston Person, et beaucoup d’autres.
Vous est-il arrivé de suggérer des musiciens à Alfred Lion ? Des gens que vous aviez entendus dans d’autres séances ?
Jamais. M. Lion venait me trouver pour que j’enregistre ses disques, pas pour me demander mon avis.
On dit que vous mettiez des gants blancs pour travailler. Est-ce vrai ?
Désolé, c’est une légende. Pendant une séance d’enregistrement, il y a des câbles partout sur le sol. Des années durant, c’est moi qui les enroulais, les rangeais. Le meilleur moyen de conserver ces câbles propres et en état de marche, c’est de les manipuler avec des gants (pas blancs). Ç’a été mon quotidien pendant des années.
Que pensez-vous du rapport entre technique et esthétique ?
C’est une bonne question et je ne veux pas y répondre de manière trop générale. Je ne peux parler qu’à titre personnel. Je crois que le seul propos de la technologie est de faire sonner la musique comme le musicien veut qu’elle soit entendue. Je n’ai pas de secret. Chacun peut acheter les mêmes machines que moi. Ma technique, c’est ma manière de les utiliser.
En dehors de celui d’optométriste, quel autre métier auriez-vous choisi si vous n’aviez pas pu travailler dans l’industrie du disque ?
La musique m’a fourni le métier de ma vie. Il se trouvait simplement que j’aimais le jazz, et elle m’a donné la possibilité d’employer mon temps à travailler pour quelque chose que j’aime. Vous voulez savoir ce que j’avais envie de faire quand j’étais jeune : je voulais que ça ait quelque chose à voir avec la photographie ou l’enregistrement sonore. Deux activités qui ont pour caractéristique de préserver des événements.
On parle souvent du “son Blue Note”, presque jamais du son d’autres compagnies – à l’exception d’ECM. Qu’en pensez-vous ?
Le son Blue Note s’est développé pour un certain nombre de raisons. Si Alfred Lion aimait certains musiciens, il les enregistrait autant de fois que possible. Ce qui donnait aux musiciens le temps de se sentir à l’aise dans mon studio. Ils arrivaient en séance en n’ayant que la musique en tête, pas en pensant qu’ils étaient dans un studio d’enregistrement. Je connaissais bien le son de chacun, et je comprenais ce que recherchait Alfred, sur le plan acoustique. S’il entendait quelque chose qui s’écartait de son but, il me le disait et je faisais ce que je pouvais pour y remédier. Le son Blue Note est né dans la tête d’Alfred Lion. Je suis celui qui l’a concrétisé.
Quel type de contrat aviez-vous avec Blue Note à cette époque ?
Je n’ai jamais eu de contrat avec Blue Note. Alfred a été un client fidèle, sur le long terme. Le seul label avec qui j’ai eu un contrat d’exclusivité, ç’a été, plus tard, CTI.
Bob Weinstock, de Prestige, a enregistré la plupart de ses disques avec vous. Avec qui préfériez-vous travailler, Alfred ou Bob ?
J’ai aimé travailler pour les deux. Les séances de Bob Weinstock étaient toujours agréables et pas trop longues. Les séances d’Alfred étaient habituellement intenses.
Lequel préparait le plus soigneusement ? Lequel intervenait le plus ?
En arrivant, Alfred avait en tête le résultat final de la séance. Pour utiliser une analogie à la Ansel Adams, je dirai qu’il “pré-visualisait” ce que le produit fini serait. Il savait comment les musiciens jouaient et veillait que je les enregistre comme il fallait. Bob Weinstock, de son côté, était plutôt du genre « Laissons les musiciens faire leur musique et voyons ce qu’il se passe ». C’était un producteur “non-interventionniste”. Et puis, Alfred enregistrait surtout des originaux, alors que Bob Weinstock penchait plutôt pour les standards et de la musique qui n’était pas nécessairement écrite pour la séance en question. Parfois, c’est un grand plus, et ses disques en sont le reflet.
Le son Blue Note doit beaucoup aux musiciens, mais à vous aussi. Travailliez-vous sur un enregistrement Blue Note de la même manière que sur un enregistrement Prestige, ou bien le perfectionnisme d’Alfred Lion vous faisait-il adopter une approche différente ?
Il existe certains fondamentaux, bien sûr, que j’utilisais avec les deux. Mais si je voulais, par exemple, essayer un nouveau micro ou une nouvelle technique, je le faisais d’abord dans une séance Prestige, parce que Bob Weinstock me laissait beaucoup plus de liberté pour expérimenter qu’Alfred. Avec Alfred, je devais être au top.
Dans vos souvenirs, quels étaient les musiciens et les producteurs les plus patients, et les plus impatients ?
Je ne me souviens pas de producteurs impatients. Ni de musiciens impatients, d’ailleurs. Le producteur le plus patient avec qui j’aie jamais travaillé était Creed Taylor.
Quel était le musicien le plus ponctuel, et le moins ponctuel ?
Au début d’une séance, ce qui me préoccupe, c’est que les micros marchent bien. Qu’un musicien soit en retard, parfois ça me rend service. Je me concentre sur l’enregistrement. Je ne suis pas là pour pointer.
Est-il vrai que les musiciens, à l’époque, ne pouvaient ni boire ni fumer dans votre studio ?
Tout dépend de la décennie concernée. Au début, ils pouvaient fumer, boire et manger dans le studio, mais pas dans la cabine. Le plus important, c’était la fumée, mais maintenant c’est interdit dans tout le bâtiment, et il y a une petite zone réservée dans le studio pour manger. Tout reste interdit dans la cabine.
Y avait-il des musiciens très conscients de la spécificité de leur son, qui travaillaient avec vous pour qu’elle se retrouve sur la bande ?
Certains, oui, mais j’ai oublié qui, à l’exception de Ron Carter. Parfois, Ron venait avant les séances et travaillait avec moi le son de la basse, en particulier le micro pick-up. Ça a duré quelques années. Philly Joe arrivait en avance lui aussi, mais pas pour travailler sur le son – c’était pour répéter son opéra, Aida.
Savez-vous pourquoi le label Blue Note a enregistré beaucoup plus de musique qu’il n’en a publié – j’ai lu qu’à la vente de la compagnie Lion avait laissé l’équivalent de 200 albums…
C’est un point important. Quand Alfred a vendu sa compagnie, les enregistrements inédits faisaient partie de son actif. Alfred plaçait la barre très haut sur le plan artistique. Il n’aurait jamais publié une séance qu’il n’estimait pas assez bonne. D’autres compagnies sortaient tout ce qu’elles enregistraient, quelle que soit la qualité. Et puis, il y avait peut-être aussi des séances qu’il avait l’intention de publier, mais qui étaient encore dans le tuyau quand il a vendu la compagnie. D’ailleurs, 200 albums inédits, ce n’est pas correct. C’était plutôt du côté de 100, d’après Michael Cuscuna. • Propos recueillis par Christian Gauffre|Fin 2008, Rudy Van Gelder avait bien voulu répondre aux questions de l’envoyé spécial de Jazz Magazine, Christian Gauffre. Avec une exigence : pouvoir lire les questions à l’avance. Et c’est sur papier que le sorcier des micros avait livré ses réponses ! Vous avez dit perfectionniste ?
D’où votre famille était-elle originaire ?
Mon père était né à Arnhem, en Hollande.
Quel était le métier de vos parents ?
Ils tenaient une boutique. Aujourd’hui on dirait “une entreprise familiale”.
Rudy, c’est votre vrai prénom ?
Mon vrai prénom est Rudolph. Tout le monde m’appelle Rudy.
Comment aviez-vous fait la connaissance de Gil Melle ?
À Hackensack, j’ai enregistré un disque pour un petit label appartenant à un certain Gus Statiris. Gil Melle était le leader de la formation. Apparemment, ce disque a plu à Alfred Lion : il est finalement sorti sous étiquette Blue Note.
Avant de rencontrer Alfred Lion et Francis Wolff, quel genre de musique écoutiez-vous ?
J’ai toujours aimé le jazz de l’époque, à la radio et sur disque.
Et aujourd’hui ?
Des choses dans la même veine, si ce n’est que j’ai mes préférences parmi les divers types de jazz actuels. Au cours d’une séance, je veille à ce que tout se passe bien, jusqu’au mastering inclus. Ensuite, quand on m’apporte un exemplaire du produit fini, je peux l’apprécier.
Jouez-vous, ou avez-vous joué, d’un instrument ?
Au lycée, je jouais de la trompette. Assez mal. Je faisais partie de la fanfare pour les matches de football. Puis, ils ont préféré me mettre à la récupération des tickets à la porte d’entrée.
Avant que vous ne commenciez à travailler pour Blue Note, qui enregistrait pour leur compte ?
Pour autant que je sache, ça se passait au studio WOR, qui dépendait d’une station de radio locale de New York.
En dehors de Thelonious Monk avec le thème Hackensack, d’autres musiciens ont-ils fait référence à vous, directement ou indirectement, dans leur œuvre ?
Duke Pearson a intitulé l’un de ses thèmes Dear Rudy ? [qui figure dans l’album “Sweet Honey Bee”, Blue Note, 1956]. Hank Mobley a intitulé un thème Funk In A Deep Freeze parce qu’il faisait vraiment froid dans le studio pendant cette séance. Chasin’ The Trane a pris son titre d’un commentaire que j’avais fait dans la cabine au cours d’une conversation avec John et Bob Thiele.
Vous est-il arrivé d’enregistrer de la musique que vous n’aimiez pas ?
Je ne juge pas la musique. Je l’accepte telle qu’elle est, comme j’accepte les musiciens tels qu’ils sont. Si un musicien se comporte de manière odieuse en studio, j’ai tendance à classer sa musique dans la catégorie “que je n’aime pas”. Mais cela arrive très, très rarement.
Parmi les disques sur lesquels vous avez travaillé jusqu’à présent, lesquels préférez-vous ?
Il y a si longtemps que je fais ce métier qu’il m’est impossible de répondre à cette question. En gros, j’aime les disques de Miles Davis, ceux avec Wynton Kelly et Red Garland au piano, Lee Morgan sur “The Sidewinder”, “Stolen Moments” d’Oliver Nelson, “Blue Train” de John Coltrane, et de nombreux arrangeurs : Creed Taylor, Gil Evans, Claus Ogerman, Don Sebesky et Quincy Jones.
Pourriez-vous nous citer quelques musiciens avec qui vous êtes devenu ami ?
George Duvivier, Billy Higgins, Ron Carter, Houston Person, et beaucoup d’autres.
Vous est-il arrivé de suggérer des musiciens à Alfred Lion ? Des gens que vous aviez entendus dans d’autres séances ?
Jamais. M. Lion venait me trouver pour que j’enregistre ses disques, pas pour me demander mon avis.
On dit que vous mettiez des gants blancs pour travailler. Est-ce vrai ?
Désolé, c’est une légende. Pendant une séance d’enregistrement, il y a des câbles partout sur le sol. Des années durant, c’est moi qui les enroulais, les rangeais. Le meilleur moyen de conserver ces câbles propres et en état de marche, c’est de les manipuler avec des gants (pas blancs). Ç’a été mon quotidien pendant des années.
Que pensez-vous du rapport entre technique et esthétique ?
C’est une bonne question et je ne veux pas y répondre de manière trop générale. Je ne peux parler qu’à titre personnel. Je crois que le seul propos de la technologie est de faire sonner la musique comme le musicien veut qu’elle soit entendue. Je n’ai pas de secret. Chacun peut acheter les mêmes machines que moi. Ma technique, c’est ma manière de les utiliser.
En dehors de celui d’optométriste, quel autre métier auriez-vous choisi si vous n’aviez pas pu travailler dans l’industrie du disque ?
La musique m’a fourni le métier de ma vie. Il se trouvait simplement que j’aimais le jazz, et elle m’a donné la possibilité d’employer mon temps à travailler pour quelque chose que j’aime. Vous voulez savoir ce que j’avais envie de faire quand j’étais jeune : je voulais que ça ait quelque chose à voir avec la photographie ou l’enregistrement sonore. Deux activités qui ont pour caractéristique de préserver des événements.
On parle souvent du “son Blue Note”, presque jamais du son d’autres compagnies – à l’exception d’ECM. Qu’en pensez-vous ?
Le son Blue Note s’est développé pour un certain nombre de raisons. Si Alfred Lion aimait certains musiciens, il les enregistrait autant de fois que possible. Ce qui donnait aux musiciens le temps de se sentir à l’aise dans mon studio. Ils arrivaient en séance en n’ayant que la musique en tête, pas en pensant qu’ils étaient dans un studio d’enregistrement. Je connaissais bien le son de chacun, et je comprenais ce que recherchait Alfred, sur le plan acoustique. S’il entendait quelque chose qui s’écartait de son but, il me le disait et je faisais ce que je pouvais pour y remédier. Le son Blue Note est né dans la tête d’Alfred Lion. Je suis celui qui l’a concrétisé.
Quel type de contrat aviez-vous avec Blue Note à cette époque ?
Je n’ai jamais eu de contrat avec Blue Note. Alfred a été un client fidèle, sur le long terme. Le seul label avec qui j’ai eu un contrat d’exclusivité, ç’a été, plus tard, CTI.
Bob Weinstock, de Prestige, a enregistré la plupart de ses disques avec vous. Avec qui préfériez-vous travailler, Alfred ou Bob ?
J’ai aimé travailler pour les deux. Les séances de Bob Weinstock étaient toujours agréables et pas trop longues. Les séances d’Alfred étaient habituellement intenses.
Lequel préparait le plus soigneusement ? Lequel intervenait le plus ?
En arrivant, Alfred avait en tête le résultat final de la séance. Pour utiliser une analogie à la Ansel Adams, je dirai qu’il “pré-visualisait” ce que le produit fini serait. Il savait comment les musiciens jouaient et veillait que je les enregistre comme il fallait. Bob Weinstock, de son côté, était plutôt du genre « Laissons les musiciens faire leur musique et voyons ce qu’il se passe ». C’était un producteur “non-interventionniste”. Et puis, Alfred enregistrait surtout des originaux, alors que Bob Weinstock penchait plutôt pour les standards et de la musique qui n’était pas nécessairement écrite pour la séance en question. Parfois, c’est un grand plus, et ses disques en sont le reflet.
Le son Blue Note doit beaucoup aux musiciens, mais à vous aussi. Travailliez-vous sur un enregistrement Blue Note de la même manière que sur un enregistrement Prestige, ou bien le perfectionnisme d’Alfred Lion vous faisait-il adopter une approche différente ?
Il existe certains fondamentaux, bien sûr, que j’utilisais avec les deux. Mais si je voulais, par exemple, essayer un nouveau micro ou une nouvelle technique, je le faisais d’abord dans une séance Prestige, parce que Bob Weinstock me laissait beaucoup plus de liberté pour expérimenter qu’Alfred. Avec Alfred, je devais être au top.
Dans vos souvenirs, quels étaient les musiciens et les producteurs les plus patients, et les plus impatients ?
Je ne me souviens pas de producteurs impatients. Ni de musiciens impatients, d’ailleurs. Le producteur le plus patient avec qui j’aie jamais travaillé était Creed Taylor.
Quel était le musicien le plus ponctuel, et le moins ponctuel ?
Au début d’une séance, ce qui me préoccupe, c’est que les micros marchent bien. Qu’un musicien soit en retard, parfois ça me rend service. Je me concentre sur l’enregistrement. Je ne suis pas là pour pointer.
Est-il vrai que les musiciens, à l’époque, ne pouvaient ni boire ni fumer dans votre studio ?
Tout dépend de la décennie concernée. Au début, ils pouvaient fumer, boire et manger dans le studio, mais pas dans la cabine. Le plus important, c’était la fumée, mais maintenant c’est interdit dans tout le bâtiment, et il y a une petite zone réservée dans le studio pour manger. Tout reste interdit dans la cabine.
Y avait-il des musiciens très conscients de la spécificité de leur son, qui travaillaient avec vous pour qu’elle se retrouve sur la bande ?
Certains, oui, mais j’ai oublié qui, à l’exception de Ron Carter. Parfois, Ron venait avant les séances et travaillait avec moi le son de la basse, en particulier le micro pick-up. Ça a duré quelques années. Philly Joe arrivait en avance lui aussi, mais pas pour travailler sur le son – c’était pour répéter son opéra, Aida.
Savez-vous pourquoi le label Blue Note a enregistré beaucoup plus de musique qu’il n’en a publié – j’ai lu qu’à la vente de la compagnie Lion avait laissé l’équivalent de 200 albums…
C’est un point important. Quand Alfred a vendu sa compagnie, les enregistrements inédits faisaient partie de son actif. Alfred plaçait la barre très haut sur le plan artistique. Il n’aurait jamais publié une séance qu’il n’estimait pas assez bonne. D’autres compagnies sortaient tout ce qu’elles enregistraient, quelle que soit la qualité. Et puis, il y avait peut-être aussi des séances qu’il avait l’intention de publier, mais qui étaient encore dans le tuyau quand il a vendu la compagnie. D’ailleurs, 200 albums inédits, ce n’est pas correct. C’était plutôt du côté de 100, d’après Michael Cuscuna. • Propos recueillis par Christian Gauffre|Fin 2008, Rudy Van Gelder avait bien voulu répondre aux questions de l’envoyé spécial de Jazz Magazine, Christian Gauffre. Avec une exigence : pouvoir lire les questions à l’avance. Et c’est sur papier que le sorcier des micros avait livré ses réponses ! Vous avez dit perfectionniste ?
D’où votre famille était-elle originaire ?
Mon père était né à Arnhem, en Hollande.
Quel était le métier de vos parents ?
Ils tenaient une boutique. Aujourd’hui on dirait “une entreprise familiale”.
Rudy, c’est votre vrai prénom ?
Mon vrai prénom est Rudolph. Tout le monde m’appelle Rudy.
Comment aviez-vous fait la connaissance de Gil Melle ?
À Hackensack, j’ai enregistré un disque pour un petit label appartenant à un certain Gus Statiris. Gil Melle était le leader de la formation. Apparemment, ce disque a plu à Alfred Lion : il est finalement sorti sous étiquette Blue Note.
Avant de rencontrer Alfred Lion et Francis Wolff, quel genre de musique écoutiez-vous ?
J’ai toujours aimé le jazz de l’époque, à la radio et sur disque.
Et aujourd’hui ?
Des choses dans la même veine, si ce n’est que j’ai mes préférences parmi les divers types de jazz actuels. Au cours d’une séance, je veille à ce que tout se passe bien, jusqu’au mastering inclus. Ensuite, quand on m’apporte un exemplaire du produit fini, je peux l’apprécier.
Jouez-vous, ou avez-vous joué, d’un instrument ?
Au lycée, je jouais de la trompette. Assez mal. Je faisais partie de la fanfare pour les matches de football. Puis, ils ont préféré me mettre à la récupération des tickets à la porte d’entrée.
Avant que vous ne commenciez à travailler pour Blue Note, qui enregistrait pour leur compte ?
Pour autant que je sache, ça se passait au studio WOR, qui dépendait d’une station de radio locale de New York.
En dehors de Thelonious Monk avec le thème Hackensack, d’autres musiciens ont-ils fait référence à vous, directement ou indirectement, dans leur œuvre ?
Duke Pearson a intitulé l’un de ses thèmes Dear Rudy ? [qui figure dans l’album “Sweet Honey Bee”, Blue Note, 1956]. Hank Mobley a intitulé un thème Funk In A Deep Freeze parce qu’il faisait vraiment froid dans le studio pendant cette séance. Chasin’ The Trane a pris son titre d’un commentaire que j’avais fait dans la cabine au cours d’une conversation avec John et Bob Thiele.
Vous est-il arrivé d’enregistrer de la musique que vous n’aimiez pas ?
Je ne juge pas la musique. Je l’accepte telle qu’elle est, comme j’accepte les musiciens tels qu’ils sont. Si un musicien se comporte de manière odieuse en studio, j’ai tendance à classer sa musique dans la catégorie “que je n’aime pas”. Mais cela arrive très, très rarement.
Parmi les disques sur lesquels vous avez travaillé jusqu’à présent, lesquels préférez-vous ?
Il y a si longtemps que je fais ce métier qu’il m’est impossible de répondre à cette question. En gros, j’aime les disques de Miles Davis, ceux avec Wynton Kelly et Red Garland au piano, Lee Morgan sur “The Sidewinder”, “Stolen Moments” d’Oliver Nelson, “Blue Train” de John Coltrane, et de nombreux arrangeurs : Creed Taylor, Gil Evans, Claus Ogerman, Don Sebesky et Quincy Jones.
Pourriez-vous nous citer quelques musiciens avec qui vous êtes devenu ami ?
George Duvivier, Billy Higgins, Ron Carter, Houston Person, et beaucoup d’autres.
Vous est-il arrivé de suggérer des musiciens à Alfred Lion ? Des gens que vous aviez entendus dans d’autres séances ?
Jamais. M. Lion venait me trouver pour que j’enregistre ses disques, pas pour me demander mon avis.
On dit que vous mettiez des gants blancs pour travailler. Est-ce vrai ?
Désolé, c’est une légende. Pendant une séance d’enregistrement, il y a des câbles partout sur le sol. Des années durant, c’est moi qui les enroulais, les rangeais. Le meilleur moyen de conserver ces câbles propres et en état de marche, c’est de les manipuler avec des gants (pas blancs). Ç’a été mon quotidien pendant des années.
Que pensez-vous du rapport entre technique et esthétique ?
C’est une bonne question et je ne veux pas y répondre de manière trop générale. Je ne peux parler qu’à titre personnel. Je crois que le seul propos de la technologie est de faire sonner la musique comme le musicien veut qu’elle soit entendue. Je n’ai pas de secret. Chacun peut acheter les mêmes machines que moi. Ma technique, c’est ma manière de les utiliser.
En dehors de celui d’optométriste, quel autre métier auriez-vous choisi si vous n’aviez pas pu travailler dans l’industrie du disque ?
La musique m’a fourni le métier de ma vie. Il se trouvait simplement que j’aimais le jazz, et elle m’a donné la possibilité d’employer mon temps à travailler pour quelque chose que j’aime. Vous voulez savoir ce que j’avais envie de faire quand j’étais jeune : je voulais que ça ait quelque chose à voir avec la photographie ou l’enregistrement sonore. Deux activités qui ont pour caractéristique de préserver des événements.
On parle souvent du “son Blue Note”, presque jamais du son d’autres compagnies – à l’exception d’ECM. Qu’en pensez-vous ?
Le son Blue Note s’est développé pour un certain nombre de raisons. Si Alfred Lion aimait certains musiciens, il les enregistrait autant de fois que possible. Ce qui donnait aux musiciens le temps de se sentir à l’aise dans mon studio. Ils arrivaient en séance en n’ayant que la musique en tête, pas en pensant qu’ils étaient dans un studio d’enregistrement. Je connaissais bien le son de chacun, et je comprenais ce que recherchait Alfred, sur le plan acoustique. S’il entendait quelque chose qui s’écartait de son but, il me le disait et je faisais ce que je pouvais pour y remédier. Le son Blue Note est né dans la tête d’Alfred Lion. Je suis celui qui l’a concrétisé.
Quel type de contrat aviez-vous avec Blue Note à cette époque ?
Je n’ai jamais eu de contrat avec Blue Note. Alfred a été un client fidèle, sur le long terme. Le seul label avec qui j’ai eu un contrat d’exclusivité, ç’a été, plus tard, CTI.
Bob Weinstock, de Prestige, a enregistré la plupart de ses disques avec vous. Avec qui préfériez-vous travailler, Alfred ou Bob ?
J’ai aimé travailler pour les deux. Les séances de Bob Weinstock étaient toujours agréables et pas trop longues. Les séances d’Alfred étaient habituellement intenses.
Lequel préparait le plus soigneusement ? Lequel intervenait le plus ?
En arrivant, Alfred avait en tête le résultat final de la séance. Pour utiliser une analogie à la Ansel Adams, je dirai qu’il “pré-visualisait” ce que le produit fini serait. Il savait comment les musiciens jouaient et veillait que je les enregistre comme il fallait. Bob Weinstock, de son côté, était plutôt du genre « Laissons les musiciens faire leur musique et voyons ce qu’il se passe ». C’était un producteur “non-interventionniste”. Et puis, Alfred enregistrait surtout des originaux, alors que Bob Weinstock penchait plutôt pour les standards et de la musique qui n’était pas nécessairement écrite pour la séance en question. Parfois, c’est un grand plus, et ses disques en sont le reflet.
Le son Blue Note doit beaucoup aux musiciens, mais à vous aussi. Travailliez-vous sur un enregistrement Blue Note de la même manière que sur un enregistrement Prestige, ou bien le perfectionnisme d’Alfred Lion vous faisait-il adopter une approche différente ?
Il existe certains fondamentaux, bien sûr, que j’utilisais avec les deux. Mais si je voulais, par exemple, essayer un nouveau micro ou une nouvelle technique, je le faisais d’abord dans une séance Prestige, parce que Bob Weinstock me laissait beaucoup plus de liberté pour expérimenter qu’Alfred. Avec Alfred, je devais être au top.
Dans vos souvenirs, quels étaient les musiciens et les producteurs les plus patients, et les plus impatients ?
Je ne me souviens pas de producteurs impatients. Ni de musiciens impatients, d’ailleurs. Le producteur le plus patient avec qui j’aie jamais travaillé était Creed Taylor.
Quel était le musicien le plus ponctuel, et le moins ponctuel ?
Au début d’une séance, ce qui me préoccupe, c’est que les micros marchent bien. Qu’un musicien soit en retard, parfois ça me rend service. Je me concentre sur l’enregistrement. Je ne suis pas là pour pointer.
Est-il vrai que les musiciens, à l’époque, ne pouvaient ni boire ni fumer dans votre studio ?
Tout dépend de la décennie concernée. Au début, ils pouvaient fumer, boire et manger dans le studio, mais pas dans la cabine. Le plus important, c’était la fumée, mais maintenant c’est interdit dans tout le bâtiment, et il y a une petite zone réservée dans le studio pour manger. Tout reste interdit dans la cabine.
Y avait-il des musiciens très conscients de la spécificité de leur son, qui travaillaient avec vous pour qu’elle se retrouve sur la bande ?
Certains, oui, mais j’ai oublié qui, à l’exception de Ron Carter. Parfois, Ron venait avant les séances et travaillait avec moi le son de la basse, en particulier le micro pick-up. Ça a duré quelques années. Philly Joe arrivait en avance lui aussi, mais pas pour travailler sur le son – c’était pour répéter son opéra, Aida.
Savez-vous pourquoi le label Blue Note a enregistré beaucoup plus de musique qu’il n’en a publié – j’ai lu qu’à la vente de la compagnie Lion avait laissé l’équivalent de 200 albums…
C’est un point important. Quand Alfred a vendu sa compagnie, les enregistrements inédits faisaient partie de son actif. Alfred plaçait la barre très haut sur le plan artistique. Il n’aurait jamais publié une séance qu’il n’estimait pas assez bonne. D’autres compagnies sortaient tout ce qu’elles enregistraient, quelle que soit la qualité. Et puis, il y avait peut-être aussi des séances qu’il avait l’intention de publier, mais qui étaient encore dans le tuyau quand il a vendu la compagnie. D’ailleurs, 200 albums inédits, ce n’est pas correct. C’était plutôt du côté de 100, d’après Michael Cuscuna. • Propos recueillis par Christian Gauffre