SOLAL SYMPHONIQUE : un concert mémorable !
Les turbulences du temps (virus, sécurité sanitaire, mesures barrières….), faillirent nous priver de ce que nous attendions : écouter plusieurs œuvres symphoniques de Martial Solal lors d’un concert de l’Orchestre National de France. Heureusement il n’en fut rien. L’acharnement de Martine Palmé y est pour beaucoup. Elle avait déjà œuvré, avec la complicité de Jean-Charles Richard, pour que se concrétise le duo avec Dave Liebman (concerts en 2015 à Paris au Sunside, en 2016 au studio 104 de la Maison de la Radio pour la série ‘Jazz sur le Vif’, et deux disques «Masters in Bordeaux», «Masters in Paris»). Elle s’était aussi mobilisée pour qu’adviennent les concerts en solo de la fin 2018 au ‘Porgy and Bess’ de Vienne et au ‘Klavier Festival’ d’Ottobrunn, près de Munich ; et celui de janvier 2019 à Paris, Salle Gaveau. Il y fallut aussi la complicité d’Arnaud Merlin, qui pilote la programmation de ‘Jazz sur le Vif’, et l’engagement total de Radio France en la personne de son directeur de la musique et de la création, Michel Orier. Il a mis tout en œuvre pour que, malgré les restrictions sanitaires, l’événement puisse advenir.
La limitation de durée des concerts à une heure environ, en une seul partie, a conduit à renoncer à faire entendre Icosium pour trompette, piano et orchestre, qui devrait être programmé lors de la prochaine saison de Radio France avec en solistes Thierry Caens et Manuel Rocheman. L’obligation de limiter l’effectif global de l’orchestre pour cause de distanciation a conduit le compositeur à réduire un peu la nomenclature. L’engagement du Maestro Jesko Sirvend et de l’Orchestre National de France, collectivement symbolisé par la violon solo Sarah Nemtanu, fut total.
Et l’événement a eu lieu, et en présence de Martial Solal, qui a fêté le 23 août son 93ème anniversaire. Jean-Charles Richard, soliste du concerto pour saxophone, fut aussi l’oreille du compositeur qu’il a représenté lors des répétitions. Que toutes et tous soient remerciés par l’amateur que je suis (au nom de tous les amateurs pour qui cette musique a tant de prix), pour avoir permis à ce concert tant attendu d’advenir.
Orchestre National de France
Jesko Sirvend (direction, Sarah Nemtanu (premier violon), Jean-Charles Richard (coordination musicale)
Solistes : Denis Leloup, Hervé Sellin, Jean-Paul Celea, Jean-Charles Richard, Éric Ferrand-N’Kaoua, François Merville
Paris, Maison de la Radio, 11 septembre 2020, 20h
Concerto pour trombone, piano, contrebasse et orchestre
Solistes : Denis Leloup (trombone ténor), Hervé Sellin (piano), Jean-Paul Celea (contrebasse amplifiée)
Ce triple concerto avait été créé à Cologne en 1989 par Albert Mangelsdorff, Martial Solal, Jean-François Jenny-Clark, et l’Orchestre Franco-Allemand des jeunes. Le trombone ouvre la voie, vite rejoint par le piano et la contrebasse, le ton est vif, les phrases incisives : la touche inimitable de la liberté solalienne. S’ensuit une joute entre cordes lyriques et cuivres-percussions en tempête. Le trombone reprend son chant, vite fracturé par le piano : le goût des contrastes du compositeur est décidément bien présent, et ce sera le cas dans chaque partie du programme. C’est comme une joute entre les cordes et les cuivres arbitrée par les percussions. Trombone porté par les cordes, puis fracture insolente par le piano. La cadence est pleine d’éclats et de nuances, puis la cadence de contrebasse se fait entre solo et dialogue, bientôt fracturée par les cuivres, et tout le monde se trouve embarqué vers la coda, avec au passage des éclats cuivrés qui rappellent les premier big bands de Martial Solal, dans les années 50. Public ravi, chroniqueur itou, et quand je dirai à l’un de solistes mon bonheur d’auditeur, il se dira lui aussi heureux d’avoir joué cette œuvre. Interrogé sur le confort d’exécution il me dira que ce fut parfois étrange, avec trois tempi légèrement différents : celui du chef, celui de l’orchestre, et celui des solistes. Je ne m’en suis pas le moins du monde aperçu (limite, plus que plausible, de ma condition d’amateur ?). Il faudra que j’interroge le compositeur, qui à la fin de cette pièce comme à la fin du concert, m’a paru enchanté par l’interprétation….
Concerto pour saxophone et orchestre
Solistes : Jean-Charles Richard (saxophones baryton et soprano), avec la participation de François Merville (batterie)
Ce concerto pour saxophone(s), au pluriel si l’on veut car le soliste passe du baryton au soprano, a été écrit en 2014, et créé en 2019 à Vernon, dans l’Eure, dans le cadre du festival de musique de chambre de Giverny. À la création c’était un ensemble numériquement modeste de 12 cordes, augmenté d’un marimba, d’une batterie et d’un trombone. En cette occasion avec Denis Leloup au trombone ténor. Mais pour ce concert, comme le tromboniste était soliste de la pièce précédente, c’est le trombone basse de l’O.N.F. qui officiait, ainsi que l’un des percussionnistes de l’orchestre au marimba et au vibraphone. Le saxophone baryton commence seul, rejoint ensuite par les cordes dans un esprit concertant. C’est lyrique, mais d’un lyrisme de combat, souligné par les percussions à clavier et la batterie. Le trombone basse offre un motif rythmique qui résonne comme une signature ancienne des cuivres orchestrés en big band par le compositeur puis, après un ultime chant du baryton en dialogue avec l’orchestre ; le saxophone soprano fait son entrée et s’envole. Les cordes s’embarquent dans une marche claudicante qui me rappelle L’Apprenti Sorcier de Paul Dukas, version dessin animé de Walt Disney. Le soprano chante, les cordes s’animent d’un rythme ‘à la Bartók’, avec le concours des percussions et du trombone basse. Le saxophone chante, c’est d’un lyrisme assumé : on se reprend, on s’emballe, jusqu’au retour en majesté du sax baryton. Ce pourrait être une musique figurative, mais les images sont celles de purs émois musicaux. Après des intervalles tendus (je pense encore à Bartók, j’espère que l’on me pardonnera mon obsession….), le soprano revient et s’enflamme comme on le fait dans une improvisation de jazz, et après une sorte de fausse fin en trompe-l’oreille, la phrase conclusive est pour le saxophone soprano, seul.
Concerto ‘Coexistence’ pour piano et orchestre
Soliste : Éric Ferrand-N’Kaoua (piano), avec la participation de François Merville (batterie)
Conclusion de ce beau concert avec le retour d’un œuvre créée le 21 juin 1997 pour la Fête de la musique au studio 104 (alors salle Olivier Messiaen) de Radio France, en direct sur France Musique. Ce jour-là, c’était un face à face entre le Dodecaband, avec Martial au piano, et l’O.N.F., sous la direction de Didier Benetti. Dans un article intitulé «Absence de Coexistence» (Les Cahiers du Jazz, n°3, nouvelle série, 2006), Jean-Louis Chautemps rappelait que l’enregistrement s’est perdu…. Ce n’était pas une production du bureau du jazz, où je devais succéder à André Francis trois mois plus tard, ce qui fait que nous n’en avions, hélas, pas une copie d’archives. D’où le commentaire humoristique (et consterné) du saxophoniste sur la présence-absence de l’œuvre. Martial Solal a remanié la partition pour le seul Orchestre National de France, augmenté d’un batteur de jazz (également premier prix de musique de chambre au Conservatoire National Supérieur de Paris) en la personne de François Merville. Mais l’esprit demeure dans le cadre d’un seul orchestre : le pupitre des cuivres notamment (avec 4 cors qui rejoignent trompettes, trombones et tuba) apporte dans de nombreux passages une couleur qui est celle du big band de jazz. Coexistence donc de deux univers, parfois (souvent) en alternance, mais aussi parfaite osmose. Pour jouer la partie de piano, entièrement écrite comme toutes les parties solistes de la soirée (avec dérogation pour Jean-Charles Richard), le compositeur a choisi un concertiste qu’il apprécie, Éric Ferrand-N’Kaoua, grand connaisseur de l’univers de Martial dont il a enregistré les œuvres, y compris un duo de pianos avec le compositeur. En prélude à l’arrivée du soliste et du chef, un régisseur de plateau vient nettoyer le clavier de l’instrument (mesures sanitaires en vigueur obligent) et termine son intervention par un glissando de clavier, très applaudi, qui détend l’atmosphère. Un accord de piano ouvre le champ à l’orchestre qui fait une entrée en fragments. La caisse claire de François Merville donne le ton : le jazz aussi sera de la partie, et l’orchestre répond dans un registre qui est plutôt celui de la ‘musique savante contemporaine’. Le décor est dressé. La partie va se jouer en permanence sur les deux terrains : alternance, contrastes, échanges, termes utilisés par Martial Solal pour titrer certaines de ses œuvres ; et bien sûr coexistence. La partition est émaillée d’interventions vives, d’explosions syncopées, de dissonances et de tensions harmoniques des cuivres qui rappellent l’écriture caractéristique du compositeur : Fantasque (1958), Suite (1981), les disques «Expositions sans tableau» (Newdecaband, 2005) et «Contrastes» (Danish Radio Jazz Orchestra et Martial Solal Trio 1999), mais aussi le Concerto pour piano et orchestre (1980, enregistré en 1990). Bref de tous les pupitres surgissent des traits qui nous rappellent, si c’était nécessaire, la grande singularité du compositeur. Une cadence de piano, écrite, évoque le style si particulier des improvisations de Martial. Éric Ferrand-N’Kaoua fait merveille dans l’exercice qui consiste à se glisser dans le pianisme du musicien qu’il admire tant. Le dialogue est presque permanent entre le piano et les différents pupitres de l’orchestre, la musique est exigeante mais infiniment vivante. Au sortir d’une cadence de piano rêveuse puis mutine une tempête de cuivres et de bois déboule dans une sorte de rage percussive. La batterie de François Merville revient avec un phrasé typiquement jazz, puis les langages entrent à nouveau dans une sorte de conflit : une coexistence turbulente, mais une coexistence pacifique, comme disaient les politiciens soviétiques dès les années 50. Sauf qu’il s’agit ici non de tenir en respect une quelconque menace, mais bien de porter l’amour de la diversité musicale à son paroxysme.
Public conquis, musiciens aux anges, chroniqueur bouleversé. Franck Bergerot, qui a déjà commenté ce concert ici même, nous décrit un Martial Solal radieux à l’issue du concert. Je confirme. Quel bonheur pour nous tous d’assister à cet événement, et de voir ce musicien fêté en une telle circonstance. MERCI MARTIAL !
Xavier Prévost
Les solistes et le chef applaudissent le compositeur qui est dans la salle)
Le concert sera diffusé sur France Musique le vendredi 9 octobre à 20h, puis en réécoute sur https://www.francemusique.fr/concerts