Suite lyrique d’Alban Berg : codes et décodages par Marc Ducret et le Quatuor Béla
Ce 19 mars 2022 à 11h du matin, sous l’Opéra de Lyon, cet espace de proximité que constitue l’Underground, le Quatuor Béla rejouait la Suite Lyrique d’Alban Berg, dont Marc Ducret nous déjoua quelques codes et secrets.
Monument, intimidant mais tout aussi exaltant si l’on accepte de s’y perdre. Je m’y suis perdu ce 19 mars à l’Underground, comme le héros de La Montagne Magique de Thomas Mann s’égare dans la tempête de neige entre émerveillement et effroi, perdant les repères auxquels je m’étais pourtant préparé lors d’écoutes préalables les jours précédents, au point d’avoir soupçonné quelque inversion des mouvements. Et l’amie que j’avais entraînée à ce concert, s’y étant également préparée, s’est trouvée pareillement déroutée. « Normal ! » me rassurera l’altiste Julian Boutin que j’interrogerai à l’issue du concert. « Nous avons bien joué les six mouvements dans le bon ordre, mais tout est là pour dérouter. »
Je ne dirai donc rien de cette pièce sinon pour me réjouir de l’alternance rapide de ces homophonies nerveuses et de ces vertigineuses dispersions polyrythmiques, de cette magnificence du quatuor à cordes ici portée à son apogée par la précision avec laquelle sont exploitées les ressources du bois, des cordes et du crin, de cette façon dont le désarroi traverse l’apparente sécheresse de l’abstraction et le cryptage de ce qui s’est révélé être une secrète déclaration d’amour.
Or s’il est bon de s’émerveiller sans savoir, devant le bleu du ciel ou une œuvre musicale, on ne se trouve pas dépouillé de son émerveillement par quelque connaissance, preuve il en est que les commentateurs les plus bouleversants du bleu du ciel ou de la création artistique sont les sachants, qu’ils soient astrophysiciens et musicologues ou musiciens eux-mêmes, pour peu qu’ils aient aussi le savoir de l’expression écrite ou parlée et se donnent la peine d’aimer leurs auditoires. Autrement dit un plaisir plus qu’une peine.
C’est ce plaisir qu’a partagé Marc Ducret en ouverture de ce concert, habité et visiblement ému par son propos, avec une qualité vocale et une clarté d’esprit qui firent dire à ma voisine, avocate de son métier : « Ce pourrait être un grand avocat. » Guitare en main, il a parlé de l’amour interdit d’Alban Berg pour l’épouse d’un ami, des codes par lesquels le compositeur avait fait de ce quatuor une déclaration secrète, recourant notamment aux lettres de l’alphabet qui désignent en allemand les notes de musique, comme les musiciens germaniques le firent dès l’époque baroque pour adresser des messages secrètement glissés entre les portées de leurs partitions. Et posant enfin ses doigts sur les cordes de sa guitare, Marc Ducret a illustré la malédiction qui frappait le compositeur en nous faisant entendre les dissonances entre les notes correspondant aux initiales et à l’orthographe des noms épelés d’Alban Berg, de son épouse Helene et de son amour secret, Anna Fuchs. Anna Fuchs ! Autrement dit une femme renarde, une sorcière, une Foxy Lady… Surgissent alors de l’ampli du guitariste quelques notes de la célèbre composition de Jimi Hendrix qui concluront ce solennel et poignant récit. Une voix de grand avocat, certes ! Une voix d’acteur, sans aucun doute ! Plus encore, une voix de conteur qui nous invite moins au concert qu’à une sorte de veillée, en cette fin de matinée.
Et le Quatuor Béla, déjà en place, d’entrer sans transition dans cette Suite Lyrique et ses six mouvements : Julien Dieudegard, Frédéric Aurier (violons), Julian Boutin (violon alto), Luc Dedreuil (violoncelle). Nous n’en dirons pas plus que notre égarement émerveillé, jusqu’à ce dernier mouvement dont je n’ai pas pu ne pas reconnaître enfin les douloureux accents Largo Desolato et cette fin qui a moins les apparences d’une conclusion que celles, sans façon, d’une disparition dans le lointain.
L’émotion et l’intelligence ont toujours fait bon ménage chez Marc Ducret. S’il a accepté d’emblée la proposition du Quatuor Béla de travailler sur cette Suite Lyrique, c’est qu’il la fréquentait depuis longtemps et en adorait déjà le caractère codé. C’est ce jeu qu’il aime aussi dans la littérature et qui lui a inspiré notamment par le passé son travail sur Ada de Nabokov. Comme il y a aimé la façon dont l’émotion perle ou jaillit de cet exercice lorsque l’on s’y attend le moins, à travers l’impitoyable écriture au scalpel de cet écrivain.
Après la Suite Lyrique jouée par le Quatuor Béla, interprétation qui ne suscita aucun applaudissement – soit que le public ait été aussi égaré que moi, soit qu’il ait soupçonné l’inachèvement du rituel que constituait cette « veillée » –, de nouveaux mouvements se sont déployés, visiblement de la plume de Marc Ducret (sans que l’on ait pris la peine de nous en avertir), redistribuant les voix sans recourir forcément à la totalité des pupitres, accordant même une improvisation à l’un des deux violons (quelques accents de violoneux nous permirent d’identifier Frédéric Aurier qui, en d’autres temps, amena le quatuor au contact du violoniste de tradition auvergnate Jean-François Vrod), avec ce même souci du bois, des cordes et du crin, mais avec cette énergie de l’après (l’après-Boulez, l’après-Hendrix, l’après-Reich, l’après-Metheny, l’après Cage, l’après Dylan, l’après-Berne, et cet etcetera qui pourrait résumer le refus de Ducret d’être apparenté à un seul des genres musicaux ou des disciplines artistiques qui fondent son art). Vint s’y joindre la guitare électrique jusqu’à l’effacement du quatuor laissant les doigts du guitariste phraser seul en homophonie – comme on l’a déjà entendu faire sur d’autres textes – avec la déclamation millimétrée, pudique mais éminemment poignante, d’une lettre d’Alban Berg à Anna Fuchs où, doutant de trouver les mots pour dire toute sa douleur, le compositeur imagine que seule une partition pour quatuor pourrait y parvenir. Franck Bergerot