Vincent Courtois relit Jack London, Stéphane Payen délie James Baldwin
Soirée littéraire pour conclure le festival Les Émouvantes, avec les séduisants vagabondages du trio de Vincent Courtois autour des nouvelles de Jack London et l’étonnante mécanique poétique imaginée par Stéphane Payen autour de la vie et l’œuvre de James Baldwin.
Quelqu’un me faisait remarquer hier que mon compte rendu du concert d’Hélène Labarrière était plus court que celui consacré à celui de Bruno Angelini. Je lui faisais remarquer en retour que la longueur du commentaire ne dictait aucune hiérarchie de valeur de l’objet commenté. Il y a simplement des commentaires faciles, parce que les mots vous viennent, parce que la musique s’y prête, parce qu’elle, déjà connue de vous, elle a pu faire son travail pour accoucher votre esprit d’analyse ou votre imaginaire et sens de la métaphore ; à l’inverse parce que la musique était tellement neuve que tout restait à dire à son sujet. L’efficacité d’un dossier de presse bien argumenté, et vous voilà prêt à écrire un livre, un échange avec un musicien ayant le goût de la communication saura délier votre plume, sauf à l’intimider par une intelligence à la hauteur de laquelle vous craignez de ne savoir vous hisser.
Alors que mon TGV glisse le long des quais de la gare Saint-Charles avant de s’élancer vers Paris, j’ouvre ce texte avec une inquiétude extrême. Saurai-je – d’ici mon arrivée en Gare de Lyon – tirer trois lignes des concerts entendus hier soir qui pourtant m’ont laissé étourdi d’émotion et d’admiration.
Après avoir déjà chroniqué dans ces pages le trio “Love of Life” – Robin Fincker (clarinette, saxophone ténor), Daniel Erdmann (saxophone ténor), Vincent Courtois (violoncelle) – et commenté le programme complémentaire “Oakland” (le même trio complété par les voix de Pierre Baux et John Greaves), ai-je vraiment tout dit du projet de Vincent Courtois et ses complices de ratisser l’œuvre de Jack London pour en extraire le ferment de leurs compositions et improvisations ? Probablement pas, mais tout ce que je puis dire aujourd’hui, c’est que loin d’une quelconque lassitude, j’ai eu l’impression que c’était encore mieux. Soit que leur musique ait mûri en moi, soit que de concert en concert ce trio ne cesse de se bonifier. De la confidence à l’emportement (fût-il motivé par la colère ou l’enthousiasme), ces musiciens – instrumentistes exceptionnels – improvisent avec le naturel de la conversation, nous faisant oublier leurs partitions pourtant d’un extrême raffinement, comme on oublie le dictionnaire et le manuel de grammaire en saluant la boulangère ou en présentant le journal de 20h. C’est d’un naturel ahurissant, d’une liberté folle, d’une complicité et d’une complémentarité orchestrale de tous les instants, d’une ahurissante élégance des timbres, avec de l’humeur, de l’humour, beaucoup d’amour…
Du concert suivant, on commencera par présenter l’effectif du projet « Baldwin en transit » : Séphane Payen (saxophone, compositions), Dominique Pifarély (violon), Sylvaine Hélary (flûte), Marc Ducret (guitare électrique), Mike Ladd, Jamika Ajalon, Tamara Singh (voix, textes). Deux lignes : à l’arrière, les instrumentistes plus ou moins dissimulé derrière leurs pupitres, devant les trois diseurs. Deux lignes perméables et néanmoins indépendantes. J’avais déjà tenté de rendre compte de l’un des concerts préliminaires de ce projet tel que présenté chez Hélène Aziza en octobre 2021, en petit comité selon une sorte d’ossature instrumentale réduite au trio : Payen, Pifarély et Ducret. Avec l’ajout des trois voix qui réagissent à l’œuvre de Baldwin plus qu’elles n’en tournent les pages, le mystère s’épaissit et la fascination grandit. Qu’est-ce qui garantit tout à la fois l’indépendance et la complémentarité des deux plans vocal et instrumental ? Comment fonctionnent l’un et l’autre ? Les commentaires en sortie de scène par Stéphane Payen mériteraient un relevé précis et relancé par un interlocuteur avisé. La compréhension écarquillée que j’en ai eue s’est estompée dans la brume de la nuit pour ne laisser que le souvenir d’une étrange mécanique mentale faite d’une multitude d’engrenages précisément conçus pour s’enclencher de mille et imprévisibles manières au gré des initiatives improvisées des instrumentistes comme des diseurs. Reste cette sensation d’exceptionnalité partagée au sortir du concert alors que le déluge d’un grand orage nous retenait dans l’enceinte du conservatoire, en guise de bouquet final de l’édition 2022 des Émouvantes. Franck Bergerot