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Publié le 30 Sep 2024

Adieu cher Jacques Réda, l’improviste du jazz

Pascal Anquetil revient sur tout ce qui faisait et fera toujours la singularité de notre ami Jacques Réda, qui vient de s’éteindre à l’âge de 95 ans.

C’est une lettre de protestation envoyée à Jazz Magazine à propos d’une critique qui lui vaut en 1963 d’être invité à rejoindre les collaborateurs du mensuel. Il y fait ses gammes : « Le journalisme dégourdit, permet d’écrire beaucoup de prose, un exercice dans lequel je ne me sentais pas à l’aise. » Le jazz, pour Jacques, c’était la vie ou, du moins, c’était la sienne. Et le swing « une manifestation de la Trinité, temps fort, temps faible, syncope ». » Et Jacques de préciser : « Je n’aime pas que le jazz. Mais il n’y a que le jazz qui puisse me donner ce qui précisément le constitue, c’est-à-dire le swing, en tant que métamorphose en danse du mouvement de la marche. La plupart des grandes œuvres du jazz reposent sur un tempo qui peut osciller de celui d’un pas très vif à l’allure d’une promenade (le parangon absolu à cet égard me semblant être le  « Body and Soul » de Coleman Hawkins). Est-ce que je danse quand je marche ? Est-ce que mon pied d’appui accuse plus particulièrement le temps faible, comme pour essayer de swinguer ? Quelquefois peut-être… »

A propos de la version canonique du Bean de Body and Soul, il écrivit dans les colonnes de Jazz Magazine en juillet 1969 : « Et il me plaît que ce chef d’œuvre de Hawkins, qui se trouve être aussi l’une des sept ou huit merveilles du jazz, autorise à parler de l’âme un peu plus gravement que ne l’eussent permis, sans lui, le titre et même la mélodie de cette chanson sentimentale. Bien loin d’ailleurs que le “and” de « Body and Soul » suggère une distance ou une opposition, il joue un rôle très actif et profond de conjonction vraiment copulative, et la musique de Hawkins en son meilleur point d’équilibre, comme celle de ses pairs, énoncera toujours le balancement intérieur de cette indissociable alliance ; elle dira toujours, en recourant implicitement à la copule fondamentale qu’est le verbe être : “Body is Soul”, ou l’inverse si l’on préfère. » 

Né en 1929 en même temps que les grands orchestres de la Swing Era, Jacques Réda en célébra l’âge d’or, celui des années de son adolescence. La radio lui ouvre alors les portes d’un monde inconnu qu’il explore avec avidité, de King Oliver à Charlie Parker en passant par son idole Duke Ellington. Comme il le dit, « avant ma génération, le jazz n’avait pas d’histoire » et, après sa disparition, « cette musique n’en aura plus ». Entre-temps, il aura beaucoup écrit à son propos, « par raccroc » à l’origine, selon son expression. On doit principalement à ce à rythmicien de l’écriture syncopée plusieurs ouvrages essentiels sur le jazz. En priorité Anthologie des musiciens de jazz, publiée chez  Stock en 1981 et rééditée en version revue et augmentée en 2002 sous le titre d’Autobiographie du jazz aux Editions Climats. Et bien sûr L’improviste publé en 1980 chez Gallimard. Une « nouvelle  édition augmentée » de l’ouvrage, dédié à Philippe Carles, rassembla en un seul volume les deux livres parus dans la collection « Le Chemin » : L’improviste (1980) et Jouer le jeu (L’improviste, II) (1985). Tous ces magnifiques textes ont été pour la plupart publiés dans leur première version dans Jazz Magazine, entre 1964 et 2009, soit plus de quarante ans d’écriture dévouée au jazz « à travers la succession de ses âges, sous la multiplicité de ses aspects ». Qu’y a-t-il ici de nouveau par rapport à la première édition Folio datée de 1990. D’abord la couverture. On passe d’une illustration de Nicolas de Staël (Les musiciens, souvenir de Sidney Bechet) à celle de Gérard Fromanger (Bouche à bouche). On perd sans doute au change, mais on gagne en revanche quelques « bonus tracks » chers à Hubert : en introduction, « une note complémentaire sur le swing », un additif jubilatoire « sur le riff » dans l’article « Lunceford, Basie : le rebond et la glissade », enfin un texte  sur « Sir Charles Thompson ou le passage perpétué ». 

Qu’est-ce qui fait, hier comme aujourd’hui et demain, le bonheur de lecture de Jacques Réda ? La réponse est évidente : son style, d’abord et toujours, et l’entêtante musique qu’il suscite. A savoir une écriture unique et singulière,entre rigueur et drôlerie, avec l’enroulement savant de ses longues phrases au rythme subtilement balancé ; écriture fascinante par sa précision d’orfèvre et sa capacité à féconder cette abstraction lyrique qui exprime au plus près l’indicible du jazz ; écriture élégamment distanciée, tout à la fois sèche et pointue, volontairement blanche, essorée de tout pathos, sans nul surgissement d’ego intempestif, mais avec ce sens du tragique qui donne toute sa dimension et sa force à la musique que nous aimons. « « Avec son influx tonifiant, sa face rayonnante, c’est de cet être en vérité tragique qu’il est question dans ce livre, à travers ceux qui ont donné un ton, un  nom, une physionomie singulière aux moments cruciaux de son destin. ». Conclusion : il faut lire et relire Jacques Réda. Il arrive toujours à l’improviste à nous offrir en partage une certaine intelligence du jazz qui n’appartient qu’à lui. C’est la griffe des grandes  plumes !

A titre d’exemple cet extrait de texte sur Benny Golson qui lui aussi vient de disparaître iI y a quelques jours. Il plaçait le saxophoniste « au plus haut dans ma petite hiérarchie intime. » Ainsi, dans les pages de Jazz Magazine (n° 647), il écrit : « Il me surprend toujours par sa façon de surgir et de se maintenir dans une présence dont la réalité a une telle force qu’elle ne peut être en même temps qu’un peu de l’ordre du fantastique. La véhémence de Golson implique un désir de rupture qui se traduit par ce phrasé roulé-boulé qui ne lisse pas mais arrondit les angles en volutes revenant sur elles-mêmes. Comme dans les rêves et avant ces orages où les nuages prennent plus de matérialité que le paysage déréalisé par une lumière qui n’éclaire plus. Dans ce contre-jour, Golson fonce. Il est superbe. »

Photo : Jean-Robert Masson