Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Je n’avais pas la moindre ambition de devenir quoi que ce soit. J’étais à la maison, je jouais, j’étais bien. Mon père et ma mère étaient très protecteurs, je ne sortais pas beaucoup. À Montélimar, rue Pierre Julien, ils avaient ouvert un magasin de musique, Special Music. Je réparais les cassettes des types qui les avaient coincées dans leur autoradio. Je les ouvrais, je rafistolais tout ça… Je réparais aussi les postes de radio, j’accordais les guitares, faisais la démonstration des orgues pour les clients. « Michel ! Viens jouer pour le monsieur ! » J’ai entendu ça toute ma jeunesse… Dès que quelqu’un débarquait à la maison, je le sentais venir, et je me planquais en me disant que j’allais y avoir droit. Ça ne me plaisait pas de montrer que je jouais, mais beaucoup de parents ont cette attitude. Je me rappellerai toujours la voix de mon père criant « Michel ! » Finalement, quand j’y repense, je n’ai pas eu une enfance tellement heureuse. D’hôpital en hôpital, de jambes en bras cassés, de plaques en plâtres, de rêves en choses oubliées… Au début des années 1970, j’ai participé à mes premiers concerts, des bals. On jouait des tangos, des paso-doble, du Christophe (Aline, Les mots bleus)… Je n’oublierai pas mon premier cachet : une orange, que m’avait donnée mon père. J’étais très fier ! A l’époque, je jouais de la batterie. Comme je faisais des études classiques, je n’avais pas vraiment le droit de jouer du jazz – ou autre chose – au piano, ma mère ne voulait pas, elle insistait pour que je ne joue que du classique. Donc, mon père a eu la bonne idée de me mettre à la batterie. Il en avait assemblé une petite, à ma taille, ce qui me permettait en plus de me muscler les jambes. C’était à la fois une thérapie d’ostéopathe et un moyen de m’éclater en jouant du jazz avec mes frères et mon père. Beaucoup de pianistes jouent aussi de la batterie : Keith Jarrett en joue très bien, Corea aussi. Et Jack DeJohnette, lui, joue très bien du piano ! Moi, je joue un peu de guitare, de la basse, et un peu de saxophone soprano… Pas étonnant : dans le magasin d’instruments de mes parents, je touchais à tout… Mais je connais surtout la batterie et la guitare. Comme je jouais toujours avec mon père, j’avais l’impression de participer à un vrai concert seulement quand il n’était pas là, et quand je jouais avec d’autres musiciens. Dès qu’il était là, j’étais en famille, en sécurité, comme si on était à la maison. Avec d’autres musiciens, plus question d’amour ou de famille, si je faisais une bêtise, il fallait assurer… »

(À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Quand je me suis retrouvé devant ce piano rapporté de la base aérienne où travaillait mon père, ma mère a dit qu’il fallait que je prenne des cours de musique classique. J’ai donc commencé par la méthode Rose, très connue en France et dans le monde pour apprendre le piano aux enfants – il y a des petits chats, des souris… J’ai “massacré” deux professeurs, parce que j’allais trop vite et que j’étais impertinent. Je les ai épuisés ! C’est plus tard, quand nous sommes arrivés à Montélimar, que j’ai eu MON professeur de piano, Madame Jacquemart. Elle ve nait de Paris, et avait dû arrêter sa carrière de concertiste. Elle m’a enseigné le piano pendant une dizaine d’années. Nous nous sommes souvent bagarrés, mais elle avait du peps. J’avais déjà ma vision de la musique, même pour le classique, que j’entendais à ma façon. J’ai toujours pris la musique au sérieux. Si je voyais mon prof lire ou penser à autre chose, je me mettais en colère ! J’interprétais les oeuvres classiques à ma façon, avec un son, un tempo différents. On me rétorquait que ce n’était pas comme ci, mais plutôt comme ça, et moi je répondais : « Je l’entends comme ça, et ne me faites pas chier ! » J’avais un petit circuit de voitures électriques, un Circuit 24, et un jour Madame Jacquemart m’a dit : « Au lieu de jouer avec ça, tu ferais mieux de travailler ton piano… D’ailleurs, avec ton sacré circuit, j’ai filé un bas… » Je lui ai envoyé : « Avec le pognon que vous file mon père, vous pourriez bien vous en payer une autre paire… » J’avais 8 ans ! J’ai toujours été comme ça… Ça vient peut-être du fait que je suis handicapé, petit, que je ne peux pas marcher. C’est une forme de défense. On est sur la défensive quand on est différent. Les cours de piano classique, c’était une heure par semaine. Mais avec mon père, c’était tous les jours, jazz et classique. Ma mère supervisait… Côté musique, elle avait pris mes frères moins au sérieux, elle était davantage préoccupée par leur scolarité. Moi, c’était la musique. Côté scolaire, j’avais un prof qui venait deux ou trois fois par semaine à la maison. Ça n’allait pas du tout : mauvais profs, pas de concurrence avec d’autres élèves… Ces profs à domicile finissaient par partir, parce que ça n’allait jamais entre nous. S’ils restaient, c’est parce que je les avais complètement amadoués – certains allaient même jusqu’à faire mes devoirs…

(À suivre.)

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Je suis né d’une mère d’origine bretonne, Anne, et d’un père d’origine italienne, Antoine – Tony. Mon père joue de la guitare, mon frère Philippe aussi, et mon autre frère, Louis, de la contrebasse. Aussi loin que je puisse remonter dans ma mémoire, je me souviens avoir toujours baigné dans la musique. Dès l’âge de 3 ans, j’ai été captivé par le guitariste Wes Montgomery. Mon père écoutait tout le temps ses disques lorsqu’il travaillait sa guitare. Moi j’écoutais, fasciné par le son, le tempo, les phrases et le swing de Wes. C’était chaud, fort – c’était un peu mon père quoi… Dans la famille, on est musicien de père en fils. Le père de mon père était napolitain et jouait aussi de la guitare. Ma naissance a dû être un choc pour ma famille. En 1962, ma maladie, l’ostéogénèse imparfaite, on ne la connaissait pas très bien. Avant l’arrivée d’un vrai piano à la maison, il y a eu ce piano jouet que mes parents m’avaient offert, et que j’ai cassé parce qu’il ne sonnait vraiment pas comme ce que j’avais entendu. Cette anecdote a fait fureur, et a souvent été reprise, bien qu’elle ne m’ait pas marqué outre mesure. Ce n’est pas ça qui a changé ma vie. Le vrai son de piano, je l’avais entendu, et surtout “vu” dans une émission de télévision. Le pianiste, c’était Duke Ellington. Un grand moment de télé pour moi, un peu comme quand mon père nous avait réveillés, mes frères et moi, pour les premiers pas sur la Lune. Mais Duke… Ce grand piano, la beauté de cet instrument. Un immense souvenir, sonore et visuel. Je n’ai jamais voulu savoir quelle était cette émission, c’est comme un rêve que je ne veux pas démythifier.

Mon père travaillait beaucoup, il faisait surtout des bals. C’est un homme timide, très prude, très italien : avec lui, il ne faut pas trop parler de choses personnelles. Quand je l’appelle et que je lui dis : « Je ne te dérange pas ? », il me fait : « Comment ?! Mon fils, me déranger ? Michel, ne dis pas ça… » Ma mère aussi travaillait beaucoup, elle faisait des retouches, des ourlets, le plus souvent à la maison, mais aussi pour un tailleur. Mes frères allaient à l’école, moi je restais à la maison. Nous sommes partis pour Orange quand j’avais 6 ans, et nous nous sommes installés à Montélimar. J’ai de bons souvenirs de cette époque. Je me rappelle mon père répétant dans le garage… Bien qu’il n’ait jamais eu d’argent, il n’a jamais manqué de quoi que ce soit, et a toujours voulu pour lui et sa famille ce qu’il y avait de mieux. Nous avions une petite villa, une voiture, le téléphone, la télé – ce qui n’était pas si courant à l’époque. Le confort moderne quoi. Je n’ai pas le sentiment d’avoir été malheureux ou d’avoir souffert. Mais je sais que mes parents galéraient. Il fallait payer tout ça, et le loyer. Les fins de mois devaient être difficiles. A 5 ou 6 ans, je suis allé écouter Count Basie au Théâtre Antique d’Orange. C’était rare de sortir pour un môme, car nous étions élevés à la dure : à sept heures du soir, au lit ! Mais c’était une soirée particulière, nous nous étions tous habillés pour l’événement. Je les ai vu déballer leurs instruments, et Basie est venu me parler, il a posé sur ma tête cette casquette de marin qu’il avait tout le temps, et a dit un truc en anglais dont je ne me souviens plus. »

(À suivre.)

En tournant avec un groupe international – Roberto Negro, Theo Croker, Nasheet Waits, Joe Martin et Manu Codjia – pour défendre son album “Louise”, le saxophoniste a créé l’événement. Solange Brousse les a suivi sur la route et livre un documentaire, Six Doin’ Jazz, à regarder sur YouTube.

A l’heure où il ne sort guère plus d’album sans une vidéo de présentation tournée en studio (le fameux EPK pour Electronic Press Kit), le documentaire de Solange Brousse, Six DoinJazz réalisé auprès du Sextet d’Emile Parisien, capté sur la route, est une initiative réjouissante. Surtout, il lève le voile sur une rencontre de sommités comme on en connaît assez peu (trois français, trois américains), et plus encore sur la vie en tournée, qui mobilise tant d’heure et de calories de nos musiciens préférés mais qui reste le plus souvent secrète, ou du moins non dite. De portraits individuels en scènes de vie de groupe (voyage, attentes, concerts), de plaisanteries de coin de table (de TGV) à confessions intimes (Emile Parisien se livrant sur sa conception de son art et son rapport au mot jazz dans la partie Epilogue), ces presque 60 minutes en compagnie de cette formation atypique fait espérer d’autres initiatives de ce genre.

Le trompettiste, qui vient de signer sur le label Nonesuch après avoir longtemps collaboré avec Blue Note, publie aujourd’hui le premier volet d’une trilogie inédite.

par Yazid Kouloughli

Ce premier album Nonesuch, cette figure du jazz avant-gardiste l’a enregistré en trio, en compagnie du guitariste Bill Frisell et du bassiste Herlin Riley. Ambrose Akinmusire ne les a pas choisis par hasard : dans les huit morceaux qui composent “Owl Song”, il s’exprime de façon peut-être plus épurée et introspective que jamais, en réaction « à l’assaut d’informations que je subis » dit-il.

Si l’on ne sait pas encore grand-chose des deux prochains albums de cette trilogie annoncée, sinon que chacun sera très différent des deux autres dans son instrumentation et ses intentions, “Owl Song” lance de la plus belle des façons ce qui pourrait bien être l’une des périodes les plus fécondes et intéressantes de sa carrière.

Et pour voir tout ça de vos propres yeux, n’oubliez pas qu’Ambrose Akinmusire sera en concert le 7 février prochain, au Théâtre de la Cité Internationale à Paris, dans le cadre du festival Sons d’Hiver, avec cette fois Jakob Bro à guitare et Billy Hart à la batterie.

“Owl Song” est Choc Jazz Magazine : découvrez la chronique publiée dans notre n°766 !

Quelques jours avant le concert de sortie de son nouvel album, le 20 décembre au Studio de l’Ermitage à Paris, Pierre Durant est revenu pour Jazz Magazine sur la genèse de “Chapter III – The End & The Beginning”. Et, surtout, sur son amour et sa vision de la musique.

Propos recueillis par Félix Marciano / photo : XDR (pierredurandmusic.com)

Vos albums personnels sont tous numérotés : c’est une série ?

En effet, c’est bien une histoire que je raconte, avec un début et une fin. Pour autant, il n’y a pas d’ordre imposé pour les écouter. C’est simplement une suite qui devrait compter sept chapitres, peut-être huit. Chaque album propose ainsi un angle de lecture du jazz. Car, pour moi, le jazz n’est pas un style : c’est un état d’esprit. Même s’il a des racines africaines, on peut y mélanger tous les genres musicaux en y incorporant une part d’improvisation. Le premier album était le solo, une forme essentielle en jazz, tourné vers l’introspection. Le deuxième reposait sur le quartette, une autre forme classique, avec sax, guitare, contrebasse et batterie. Mais j’ai essayé d’apporter ma vision, mon regard, en mélangeant des esthétiques très différentes, issues de musiques traditionnelles irlandaise ; malienne, mexicaine ou mauritanienne, mais aussi du blues. Et dans “Chapter III – The End & The Beginning”, le troisième disque, j’ai essayé de donner une lecture jazz d’un son pop-rock.

Vous parlez de lecture et de chapitres : ce sont plutôt des notions littéraire…

J’ai un rapport très fort à la littérature. En fait, j’ai lu plus de livres que je n’ai écouté de disques. Et j’en écoute beaucoup ! Le premier titre du deuxième album est même une composition directement inspirée par Dans la brume électrique avec les morts confédérés, le roman de James Lee Burke, que j’ai lu au début des années 2000. C’est d’ailleurs après avoir lu ce livre que j’ai décidé d’aller enregistrer mon premier album à La Nouvelle Orléans. Et c’est aussi en référence à la littérature que je mets des citations dans les livrets de mes disques.

Vous parlez des sept chapitres : vous savez déjà quelle sera la couleur des prochains ?

Oui. J’en ai une idée claire. Mais c’est un travail de longue haleine. Car j’essaye à chaque fois de proposer une vision personnelle, différente de ce qui existe déjà. Je dois à chaque fois trouver un nouvel angle, une nouvelle vision. Et je tiens à faire vivre les albums sur scène, avec des concerts, avant même d’enregistrer. Tout cela prend du temps. Épisode Covid mis à part, chaque disque m’a demandé quatre ans de préparation, de gestation, de réalisation : j’espère aller plus vite pour les suivants. Mais je suis plutôt un marathonien qu’un sprinter !

Découvrez la chronique 4 étoiles du nouvel album de Pierre Durand dans notre N°766

Vous avez d’ailleurs attendu longtemps avant de réaliser un premier album sous votre nom….

Absolument ! Déjà, je me suis mis très tard au jazz : je n’aimais pas cette musique, et c’est seulement vers 18 ans que j’ai commencé à l’apprécier. Et c’est même à 21 ans que j’ai compris que ma vie était dans la musique, et pas dans les études générales que j’avais entamées et qui m’ennuyaient profondément. C’était vital. C’est à ce moment que je suis allé à l’American School, à Paris, avant d’entrer au CNSM. C’est seulement après avoir obtenu mon prix de conservatoire, en 2003, que j’ai réellement commencé à travailler comme musicien professionnel, un peu avant mes 30 ans. Mais cela m’a laissé le temps de mûrir ma réflexion, et de savoir ce que je voulais vraiment faire dans cette voie.

Le jazz est par nature une musique protéiforme. Passer d’un univers à un autre me permet de ne pas ronronner et d’apprendre toujours des choses.

Cette passion pour la musique remontait à quand ?

A mon enfance. En fait, dès mes 5 ans, j’étais déjà attiré, fasciné par la guitare. Mon premier choc provient de Atahualpa Yupanqui, un chanteur-guitariste argentin. J’étais complètement sous le charme de cet “ailleurs”, de ce que sa musique véhiculait. Je me souviens également d’un autre moment très fort en famille, à la même époque, chez ma tante qui vivait en Algérie avec son compagnon, Ahmid, jouant de la guitare dans le jardin, à la nuit tombée. C’était magique… Mes parents ont vite compris mon intérêt pour la musique et j’ai commencé à prendre des cours avec un prof un peu particulier : un disquaire, ancien accordéoniste, qui enseignait à la dure dans son arrière-boutique, en me forçant à apprendre le solfège et à jouer en droitier alors que je suis gaucher. J’étais frustré au début, mais avec le recul, je lui en suis vraiment reconnaissant.

Pourquoi ?

J’ai une très mauvaise main droite. Même en travaillant beaucoup, je suis incapable de faire des allers-retours propres et rapides comme certains guitaristes. J’ai donc développé un jeu plus legato à la main gauche, en alternant les notes attaquées et les notes liées, comme des consonnes et des voyelles.

Vous avez aussi suivi des cours au conservatoire…

Oui, notamment avec Philippe Lombardo, à qui je dois énormément. Le répertoire classique, qui était le seul enseigné au conservatoire, commençait à m’ennuyer, surtout quand j’ai commencé à écouter les guitaristes de rock comme Chuck Berry, Gene Vincent, Bill Halley ou Little Richard dont je suis vite devenu fan. Et c’est ce prof qui m’a fait comprendre ce que j’aimais profondément dans leur musique, en me jouant du blues : ça m’a bouleversé. Une révélation ! Et je me suis plongé dans cette musique, c’était viscéral. Ce qui m’impressionnait, qui me touchait le plus, c’était cette possibilité de dire autant de choses avec très peu de notes. Et c’est ce qui m’a progressivement entraîné vers le jazz, que je trouvais très compliqué et trop démonstratif au départ. J’ai commencé à l’apprécier avec Wayne Shorter, Count Basie et Archie Shepp chez qui j’ai retrouvé cet esprit minimaliste et ce groove implacable. Et même si j’ai depuis étudié beaucoup d’autres styles que j’adore, je reste fidèle au blues. C’est ma “maison”, mes racines. La mode passe, le blues reste !

Des racines qui ne vous ont pas empêché de vous impliquer dans toutes sortes de musiques en jouant avec une multitude d’artistes, de Greg Zlap à Daniel Humair en passant par Amina Claudine Myers, Henri Texier, Daniel Zimmermann, Airelle Besson, Joce Mienniel, Anne Paceo, Raphaël Imbert et beaucoup d’autres. Vous n’avez pas peur de vous perdre entre tous ces univers ?

J’ai aussi beaucoup joué au Caveau de la Huchette [le temple parisien du jazz traditionnel, NDR], avec une équipe formidable. Et j’ai adoré ! Car cette musique dansante remet les pendules à l’heure. Elle groove terriblement et elle autorise plein d’expérimentations. Il m’est même arrivé de jouer totalement out, et de réharmoniser des grilles en temps réel. Tout est possible, tant que l’on respecte le groove et le son. C’est qui fait que cette musique ne sent pas la naphtaline ! Mais oui, je suis curieux de nature et j’aime mélanger les genres. Le jazz est par nature une musique protéiforme. Passer d’un univers à un autre me permet de ne pas ronronner et d’apprendre toujours des choses. Et même si c’est imparfait, j’essaye toujours de m’imprégner de chaque style, de chaque culture. Tant pis s’il y a des “pains”, l’essentiel, c’est de respecter l’esprit. A titre personnel, je privilégie toujours le fond à la forme.

C’est aussi ce que vous avez fait dans “Chapter III – The End & The Beginning” ? Comment avez-vous construit ce projet, et choisi les musiciens qui vous accompagnent ?

Comme à chaque fois, j’ai essayé de trouver un angle d’attaque original, qui représente ma vision. Ce n’était pas simple dans le cas de ce projet, car il y a déjà des dizaines d’excellents albums de jazz dans l’esprit pop-rock. J’avais déjà des idées de compositions, mais pas la couleur générale, ni l’esprit. Et c’est lors d’une balance, avant un concert avec Daniel Zimmermann que tout s’est déclenché. Jérôme [Regard], qui est très connu pour son jeu à la contrebasse, joue de la basse électrique dans ce groupe. Et il en joue incroyablement bien, pas comme un contrebassiste qui transpose son jeu, mais comme un vrai bassiste électrique, avec des effets. Et c’est en improvisant avec lui, pendant les réglages de son, que l’esprit de l’album m’est apparu, comme une évidence. C’est aussi lui qui m’a présenté le batteur, Marc Michel. Il était parfait, à la fois nerveux, terrien, toujours à l’écoute des autres. Pour compléter l’ensemble, car je ne voulais pas d’un énième trio, je cherchais un pianiste jouant des synthés et, surtout, du Vocoder, pour apporter une touche vocale et organique aux mélodies, mais sans chanteur, car je tenais à faire une musique instrumentale. Et c’est l’ingénieur du son qui m’a parlé de Fred Escoffier. Un conseil judicieux car c’était exactement le claviériste dont je rêvais ! Un vrai musicien tout-terrain. Il connaît le jazz, la pop, le rock, il sait improviser, et il adore David Bowie, comme moi ! Je voulais aussi éviter le côté groupe de jazz-rock fusion, avec une musique trop “propre”, car j’aime que l’on puisse partir instantanément dans n’importe quelle direction, tous ensemble, sans préméditation, à l’instinct. Et Fred est exactement dans cet état d’esprit, comme les autres. Tout a collé immédiatement entre nous, dès la première répétition. J’ai ensuite beaucoup travaillé sur les compositions, pour les affiner, les rendre plus “justes”, plus cohérentes, quitte à tout changer d’une fois sur l’autre. Surtout, nous avons eu la chance de faire rapidement une résidence et plusieurs concerts, pour faire vivre ce répertoire et l’améliorer avant d’entrer en studio pour enregistrer l’album. C’est ce qui nous a permis de prendre des risques, d’aller plus loin encore dans l’interaction. Et c’est cette cohésion, cet esprit, cette fraîcheur que je compte bien retrouver pour notre concert au Studio de l’Ermitage !

Concert : le 20 décembre au Studio de l’Ermitage à Paris

Avec :

Pierre Durand (guitare, compositions)

Fred Escoffier (synthé, claviers, vocoder)

Jérôme Regard (basse électrique)

Marc Michel (batterie)

Le guitariste, grand amoureux d’Erik Satie devant l’éternel, lui avait déjà consacré un album. Il vient de publier un EP digital de relectures inédites des partitions du célèbre compositeur.

On avait beaucoup aimé “Zappe Satie” (Choc dans nos colonnes à sa sortie) et si vous aussi, vous aimerez forcément “Satinédits”, déjà disponible au streaming et au téléchargement. 6 nouveaux titres où, très bien entouré (Quentin Ghomari à la trompette, Thibault Gomez au piano électrique, Alexandre Perrot à la contrebasse et Ariel Tessier à la batterie), Pierrejean Gaucher resonge avec maestria Pacific 431, Gnosienne n°8 ou encore Air à faire jouir.

Avant son concert du 9 décembre au Sunside avec son Bordeaux Quintet, le batteur nous a parlé de quelques-uns de ses confrères qui l’ont le plus marqué, reflétant ses amours sans bornes pour toutes les musiques.

Jeff “Tain” Watts

J’ai toujours aimé le jazz “traditionnel”, le bebop et le hard bop, mais c’est Jeff Watts qui m’a vraiment marqué dans ce style avec l’album “Black Codes From The Underground” de Wynton Marsalis, qui m’a “traumatisé” au bon sens du terme ! Au-delà de son jeu, c’est tout ce qu’il se passe autour qui m’a plu : les compositions sont magnifiques, les solos du pianiste Kenny Kirkland, des frères Marsalis ou de Charnett Moffett le contrebassiste aussi. Bien sûr, j’aime la batterie, le côté technique voire les prouesses parce que je respecte le travail qu’il faut pour y arriver, mais à condition que ça s’inscrive dans un propos musical. Je l’ai ensuite suivi à travers la famille Marsalis et tout au long dans années 1990 alors qu’il jouait sur les plus gros albums de cette époque, notamment avec Kenny Garrett. A travers lui, on entend Elvin Jones et Tony Williams, et j’ai remonté la généalogie des grands batteurs grâce à lui – j’essaye toujours de “faire mes devoirs” historiques…

A écouter :

Wynton Marsalis : “Black Codes From The Underground” (Columbia, 1985)

Jeff “Tain” Watts : “Bar Talk” (Columbia, 2002)

Vinnie Colaiuta

Voilà quelqu’un qui représente toutes les possibilités de la batterie. Quand il joue, il s’abandonne totalement à la musique pour mieux laisser ses idées transparaître sur le moment, en réagissant à tout ce qu’il ressent. Il a une très grosse technique qu’il met entièrement au service de la musique. Il joue sans réfléchir car selon son mantra, « la pensée est l’ennemie du flow ». Sur mon troisième album, il y a d’ailleurs un morceau que j’ai composé, Strut For My Boys From P.A – P.A c’est la Pennsylvanie et Jeff Watts et Vinnie Colaitua en sont originaires… Malgré son immense technique, Vinnie Colaitua a enregistré beaucoup de choses simples, avec Sting, Joni Mitchell ou Nik Kershaw, mais il y met toujours quelque chose de différent de tout autre batteur, c’est la marque des grands.

A écouter :

Nik Kershaw “The Works” (MCA, 1989)

Steve Tavaglione “Blue Tav” (Sohbi, 1990)

Omar Hakim

Quand je pense à Omar Hakim, “Sporting Life” (1984) et “Domino Theory” (1984) viennent tout de suite à l’esprit, sa collaboration avec Miles Davis ou “As We Speak” de David Sanborn (1981) que j’adore, mais dans “Bring The Night” de Sting (1986), tout est là : de la pop, une partie jazz improvisée, et chacun de ses breaks sont fantastiques, originaux, joués avec conviction. Tout Omar Hakim est rassemblé dans cet album, mais je recommande aussi “Tonight !” de David Bowie qui démontre sa capacité à jouer une pop-rock féroce très convaincante où ont sent vraiment qu’il peut fouetter la batterie à chaque break. C’est peut-être justement dans des contextes a priori plus simples, comme dans la pop, qu’on reconnaît les bons des grands batteurs. C’est d’ailleurs comme ça que Sting a repéré Omar Hakim, chez Dire Straits ou peut-être chez Bowie.

A écouter :

Sting Bring On The Night” (A&M, 1986)

David Bowie “Tonight” (EMI, 1984)

Stewart Copeland

C’est le batteur du célèbre groupe The Police, que j’ai dû découvrir vers 6 ans parce que mes sœurs écoutaient ça, les Beatles et Toto. Ce groupe m’a beaucoup marqué. La batterie est omniprésente : ils ne sont que trois et il y a de la place à prendre pour se faire entendre, et Stewart Copeland, qui est le boss de The Police qu’il a cofondé, a un son très original, avec cette caisse claire accordée assez haut, grâce à une utilisation des splashes et du charleston très personnelle. On sait tout de suite que c’est lui. Il est très créatif, très “violent” au bon sens du terme, avec un côté rock et pop marqué mais une position de jeu, et notamment une main gauche de batteur de jazz tout en cognant comme un animal, ce qui lui confère une aura spéciale. Quand on joue au morceau de The Police on ne peut pas jouer autrement que comme lui ! La preuve : quand Vinnie Colaiuta jouait des morceaux du groupe avec Sting, il jouait comme Stewart, Copland, ce qui en dit long sur son génie créatif.

A écouter :

The Police Regatta De Blanc” (A&M, 1979)

The Police “Ghost In The Machine” (A&M, 1981)

Phil “Fish” Fischer

C’est le batteur de Fishbone, un groupe noir américain de Los Angeles, et plus précisément de South Central, le quartier craignos de la ville. Forcément, leurs textes sont engagés et leur discographie, y compris leurs paroles, sont très intéressantes. Ils jouent du rock, du punk comme du ska et du reggae ou du funk, mais quoi qu’ils jouent c’est ultra authentique et ce batteur Fisch là il joue tout ça avec un flègme absolument incroyable : même sur un morceau d’une extrême rapidité, si on regarde son visage on a l’impression qu’il est juste en train de lire le journal ! Souvent on dit que le rock, plus qu’une musique est un art de vivre, et je suis d’accord, mais il n’empêche qu’on peut jouer du rock authentique sans porter de blouson en cuir. Je recommande 

A écouter :

Fishbone : “Give A Monkey A Brain And He’ll Swear He’s The Center Of The Universe” (1993)“

Fishbone : ”The Reality Of My Surroundings” (1991).

Jeff Porcaro 

Il y a tant de choses à dire ! Il est parti à 37 ans, ce qui est scandaleux. Maintenant que j’en ai 50 je me rends compte qu’à cet âge j’étais un gosse. Il avait pourtant déjà tout fait, joué avec tout le monde ! J’ai eu le chance de le rencontrer et c’était un amour, très humble. Je suis fan de Michael McDonald, de Toto et de Christopher Cross, de Rickie Lee Jones, Boz Scags ou de George Benson qui même s’ils n’en viennent pas ont son très West Coast, et Jeff Porcaro était la référence pour ce genre de musique. L’album “Hydra” de Toto est plein de subtilités, notamment le morceau Mama qui est un chef-d’œuvre. Jeff Porcaro était connu ses shuffles extraordinaires notamment celui de Rosanna, mais celui Mama est bien plus complexe !

A écouter :

Toto  “Hydra” (Columbia, 1979)

Manu Katché et Paco Sery

Ils ont un peu le même physique, un jeu à la fois détendu, sec et nerveux, ce sont deux boules de nerfs ! En un coup, on sait que c’est Manu Katché ou Paco Séry qu’on entend. Je suis étonné, même déçu, qu’ils n’aient pas fait grand-chose ensemble. C’est vraiment deux personnes importantes pour nous en France, que j’aime beaucoup, très inspirantes et originales. Quand j’ai eu la chance de remplacer Paco au sein du Syndicate de Joe Zawinul ou de Sixun, j’étais très content de le faire, mais je me disais que s’il était là, ce serait vraiment beaucoup mieux !

Et quand on joue Sledgehammer ou Englishman In New York, on essaye forcément de reproduire ce qu’a enregistré Manu Katché. Même si beaucoup de batteurs auraient pu jouer quelque chose qui tient la route sur ces morceaux, c’étaient les bonnes personnes pour ces chansons, celles qui ont fait que ces disques sont ce qu’ils sont.

A écouter :

Sting “…Nothing Like the Sun” (A&M, 1987)

Sixun “Pygmées” (Open, 1987)

Au micro : Yazid Kouloughli. Photo : Hervé Lefèbvre

CONCERT Le 9 décembre au Sunside (Paris), avec le Bordeaux Quintet.

DISQUE Straight Outta Palmer (to Bordeaux via Lormont Rugby, Roots RDC), 4 étoiles Jazz Magazine, Jazz Family.

La première partie de cet entretien au long cours du contrebassiste Charles Mingus au micro de Philippe Carles, parue à l’origine dans notre n°207, vient d’être republiée dans notre numéro daté décembre 2023-janvier 2024. Chose promise, chose dûe : en voici la suite. Charles Mingus sortait tout juste de scène au festival de Châteauvallon. Photo : Mingus à New York le 4 juillet 1976 (Tom Marcello / Wikimedia).

Aujourd’hui encore, Charles  il vous arrive de jouer Fables Of Faubus. Treize ans après que vous l’ayez enregistrée pour la première fois, que représente pour vous cette composition ?

Je joue encore Fables Of Faubus parce que, surtout, c’est une de mes compositions où je m’impose le moins aux gars qui jouent. Il y a une séquence avec un peu d’atonalité, de liberté. Les musiciens peuvent faire ce qu’ils veulent même ne pas jouer “libre”. C’est évident quand on écoute l’enregistrement avec Eric Dolphy, Clifford Jordan et John Coltrane… Non, pas John Coltrane… Johnny Coles ! Ça n’a jamais été publié en disque, mais je vais essayer de le publier moi-même. Là, on se rend compte que dans certaines séquences les gars au moins essayaient… Je ne condamne pas pour autant ceux qui, jouant avec moi, ne veulent pas aller dans ce sens. Peut-être ont-ils l’impression que ça va trop loin. Ce qui est complexe rend les gens méfiants. Ou alors ils se disent que c’est une sorte de mensonge – un type ne peut pas vraiment jouer do-si-la-sol-fa-mi-ré-do s’il en a envie. Ce qu’ils ignorent, c’est que même le Pape ne pourrait pas jouer ça. Encore qu’il aurait peut-être le feeling. C’est cela qu’ils injectaient… Il suffit qu’un type puisse l’exprimer… Je sais de quoi je parle, je suis un musicien qui a étudié, j’en ai entendu de ces types dits “amateurs” qui ne savent même pas la moitié de ce que McPherson et moi nous savons… A propos de cette composition, je ne suis pas exigeant. J’essaie de leur faire comprendre ce qu’il faut faire et ils ne le font pas. Pour vous dire la vérité, les choses que je voudrais faire – pas toutes, mais quelques-unes – ressembleraient beaucoup à cela. Aussi en un sens, c’est comme si l’on m’avait fait un compliment, comme si l’on m’avait dit : « Nous vous avons entendu. » Quand j’écoute certains types aujourd’hui, je me souviens de l’époque où j’étais avec Teo Macero, Teddy Charles, Eric Dolphy… Même Buddy Collette jouait ce que l’on appelle aujourd’hui “musique libre”… Je n’aime pas faire mention de musiciens blancs, je sais que mes amis m’en voudront pour cela, mais il faut que je parle de Teo Macero. Au saxophone, il pouvait tout jouer. Les accords, les harmoniques, plusieurs notes en même temps… Et il pouvait le faire chaque fois, le lire et l’écrire… Il pouvait transcrire ce qu’il jouait.

Ce n’était jamais par hasard. Il savait ce qu’il disait. Maintenant, vous pourriez me dire que ça n’a rien à voir avec le soul, mais je suis certain que les Egyptiens ou les Indiens, qui font une musique méditative, procèdent ainsi, mais à leur façon. Leur démarche spirituelle, créative, a le même but. Quand ils arrivent à faire ce qu’ils veulent, ils en ont conscience… Mais je ne veux pas mentir. Je ne dis pas que j’ai envie d’entendre toutes leurs musiques, même si j’aime beaucoup cela. Ne le dites à personne… J’aime ça parce que pour moi, maintenant, c’est quelque chose de sacré. J’aimerais trouver des gars qui pourraient m’aider à réaliser ce que je veux dans cette direction. Je suis un de ceux qui ont commencé à jouer comme ça… Ou alors nous jouons comme Jelly Roll Morton.

Cela me rappelle un truc drôle. Un jour, j’avais fait un travail sur le blues. Je suis rentré chez moi et j’ai improvisé pour des copains. Ils m’ont dit : « On croirait du Monk.» Ils ont été assez surpris quand je leur ai dit que j’avais emprunté ça à Jelly Roll Morton les dernières mesures d’un de ses thèmes. Monk avait peut-être écouté Jelly Roll. Comme je n’étais pas à New York, je ne le connais pas assez bien… Les jeunes qui ne connaissent pas l’Histoire ne veulent pas admettre ce genre de choses. Pourtant, quand je regarde où ils en sont… Voilà du Jelly Roll Morton, et quand on le joue ça ressemble à du Monk ! C’était pourtant Jelly Roll, en 1923 je crois… C’est votre faute si je parle autant… Ce qui est important c’est d’isoler les souffleurs dans un orchestre – un tout seul, puis deux ensemble puis trois, puis aucun, juste le silence. Voilà ce que je n’arrive pas à apprendre à mes gars, voilà ce que ça devrait être… La musique comporte des moments d’accalmie. De même, vous pourriez faire une interview où ce serait moi qui vous écouterais…

Mais si je veux cette fille, ou cette femme, je ne vais pas faire de baratin. Il vaut mieux l’écouter pour savoir ce qu’elle veut, ou alors je ne l’aurai pas. Mais la musique ne se fait pas ainsi, ou ce n’est pas de la musique… C’est une chance que nous ayons joué le blues ce soir. Sinon nous n’aurions eu aucun succès.

[Écoutant les applaudissements qui saluent le Michel Portal Unit.] Vous savez ce qu’aurait fait Charlie Parker s’il avait été là ? Il serait allé sur scène, aurait souri et demandé aux gens d’applaudir encore plus fort. Oui il était comme ça… Mais ces gosses, ceux qu’on appelle “la nouvelle génération” et qui pensent être de ma tribu, avec eux il n’y a pas d’autre voie : « C’est mauvais, ce n’est pas bon. » Comment le savent-ils ? Surtout s’ils ne connaissent même pas la gamme diatonique et sont incapables de dire ce que fait ce type. J’ai le sentiment qu’il y a là beaucoup plus que ce qui est écrit. Ce n’est pas seulement du free calculé. C’est bien organisé. Il s’agit-là de bons musiciens, de bons compositeurs. Je ne les connais pas, mais je sais que ce sont des compositeurs. Je n’en suis pas certain, mais je le sens. Même pendant que je vous parlais j’écoutais, parce que je suis deux personnes à la fois. Au moins deux. Un jour les gens écouteront ça. Mais il ne faut pas que tout le monde soit comme ça. C’est ce qui n’allait pas chez Stravinsky, mais il s’est repris ensuite. Quand il a été plus âgé, il est revenu en arrière et a fait des choses différentes. Alors que quand il avait 20 ans, tout était contestation, tout était presque atonal… La jeunesse est toujours ainsi. Ils trouvent un petit truc et disent « Me voici, regardez-moi » Pensez plutôt à Duke Ellington, même à propos d’atonalité ou d’avant-garde. Il serait capable de faire du très bon boulot. Il était déjà drôlement difficile à comprendre pour son époque ! Je suis certain que Duke, s’il était ici, pourrait transcrire tout ça. Il dirait : « Oh, c’est très bien ! » Puis il rentrerait chez lui et ferait encore mieux. Même chose pour Teo Macero. Je sais qu’il pourrait le faire… Stravinsky, Duke …

Avez-vous rencontré Stravinsky ?

Non, pas au sens où les gens l’entendent… Peut-être avez-vous entendu parler d’un gars nommé Boyd Raeburn… En Californie, il y avait un arrangeur qui s’appelait Jimmy…Ou John… John Handy. En tout cas il s’appelait Handy. Vous connaissez le disque “Boyd Meets Strawinsky” ? Eh bien, Stravinsky avait écrit une composition. Je ne sais pas s’ils l’ont jamais enregistrée, mais quand il l’a apportée j’assistais à la répétition… Boyd m’avait demandé d’écrire quelque chose pour son orchestre. A cette époque, quand j’écrivais pour un orchestre comme celui de Boyd, j’écrivais déjà ce que je sentais, ce que je savais de la vie… En ce qui concerne le jazz, ma musique venait directement de l’église… Et les gars n’arrivaient pas à la jouer. C’était très difficile. En fait, j’étais moi-même incapable de la jouer ! Imaginez deux mesures ensemble. Ce n’est pas qu’il y avait beaucoup de notes, c’est plutôt qu’ils n’arrivaient pas à entendre les intervalles. Donc ça ne collait pas, et je le savais. Je suis allé trouver un musicien. Il m’a dit : « Quelles notes as-tu en mi ? » J’ai dit: « Nous sommes en mi dièse, j’ai un ré et un sol. » Il a voulu m’expliquer : « Minute, mon vieux. Si tu veux que ça colle, enlève le ré. » Voilà comment ça n’a jamais marché avec Boyd Raeburn. Quant à Handy… C’était George Handy… Qu’est-il devenu ?  Il était pourtant la vedette de “l’avant-garde”.

Il avait écrit un arrangement de Body And Soul où il y avait une fille qui chantait… j’ai oublié son nom… [“Boyd Meets Stravinsky” (Savoy Mg-12040) enregistré à New York (1945-47) par divers grands orchestres dirigés par le saxophoniste Boyd Raeburn. La chanteuse était la femme de Raeburn, Ginnie Powell, NDR] Tout le monde avait l’impression que c’était faux, que ce n’était pas ça… C’est vrai, c’était faux, mais seulement parce qu’elle n’était pas à la répétition. Finalement, quand elle est venue et qu’elle a chanté la mélodie, les gars ont tous dit : « Eh, attends un peu… C’est vraiment Body And Soul. » C’était très beau.

Vous disiez récemment que vous aimeriez utiliser des contrebasses à la place d’une section d’anches…

Non, pas exactement. Je ne veux pas utiliser de basses “à la place” d’une section d’anches, mais à côté, en plus… Je pense que ça sonnerait bien, j’ai ce son en tête. Je connais déjà l’utilisation de la basse entre les sections. Il faudrait au moins deux basses. Une qui serait jouée avec l’archet… J’ai enseigné à des musiciens d’orchestre symphonique qui venaient de différentes régions, et j’écrivais pour eux. Il fallait noter le plus précisément possible ce qui constitue l’aspect dynamique de la musique, et aussi tous les embellissements… Avant d’écrire, je le jouais. Eh bien, pour vous dire la vérité, ils m’écrasaient. Je le savais, et eux aussi. Il y en avait un, j’ai oublié son nom et d’où il venait, je vous le dirai la prochaine fois que je vous verrai – qui me demandait toujours de lui jouer ces trucs. Je lui envoyais des bandes et il me les renvoyait… Cela m’a permis de me rendre compte d’une chose les gens ne savent pas : que le violon et les autres instruments à cordes peuvent swinguer autant et de la même facon que Charlie Parker. Il suffit que ce soit écrit comme il faut… Évidemment, quand on joue sans tenir compte des règles techniques, quand on déborde les lignes et le rythme, c’est une autre affaire. Il est très difficile d’écrire la liberté sur un rythme précis ce que l’on appelle le “swing”. Si je voulais appliquer cela, le violon serait par exemple en 12/8 sur du 4/4. Mais en plus il y aurait toutes les notes d’ornement. S’il n’y a pas cela, s’il n’y a pas le rythme, le violon sonne de façon ridicule. Surtout s’ils essaient de jouer du jazz. Ils n’en ont pas l’habitude… Tiens, où est l’étoile polaire ? On ne la voit pas cette nuit…

Avez-vous entendu le disque de Charlie Haden “Liberation Music Orchestra” ?

C’est un bassiste ?Je le connaissais bien. Il n’est pas mort ?

Non. Il a fait un disque que l’on a comparé à votre album “The Black Saint and the Sinner Lady”…

Ah, ce n’est pas le même. C’est drôle, je pensais à un autre Haden, qui est contrebassiste… un type de couleur… En tout cas, je n’ai pas entendu ce disque. Je n’ai ni tourne-disque, ni télévision. On m’a tout volé, et pas qu’une fois… Finalement, j’ai réussi à avoir à nouveau un piano. Mais peut-être qu’il ne sera plus là à mon retour… Quoi qu’il en soit, si le disque dont vous parlez rappelle le mien, c’est sans doute que ce type m’aime bien. Il faudrait savoir ce qu’il en pense… Je crois que c’est un compliment. On essaie toujours de prendre ce qu’on aime. Quand j’étais gosse, avant même d’être contrebassiste et de pouvoir participer aux jam sessions, je me souviens que tous les bassistes devaient jouer comme Jimmy Blanton. Avant lui, c’était Slam Stewart, et avant Slam, Walter Page. Si vous jouiez One O’Clock Jump, vous deviez apprendre son solo par cœur. Pas seulement les notes, mais aussi le feeling, le rythme… C’est en suivant de tels exemples que l’on apprenait à swinguer. Comme les musiciens classiques qui doivent étudier Bach et analyser ses œuvres… On vous demandait de jouer le solo de Slam Stewart, ensuite on vous vidait de la scène et on passait au suivant.

Joe Comfort [Joseph G. Comfort, dit “Joe”. Bassiste, il jouait aussi de la trompette, du trombone et du bugle baryton. Il est né à Los Angeles en 1919. A travaillé avec Lionel Hampton, Nat King Cole, Perez Prado, Harry James, Billy May et Nelson Riddle, NDR] connaissait ce solo par cœur. De plus, il avait une justesse parfaite. Il jouait avec Nat Cole… Il était bien meilleur que moi. Finalement j’ai réussi à le dépasser. Vous pouvez le lui demander… Ça m’a pris du temps, car Joe était un musicien-né. Quelle oreille !

Moi, il m’a fallu travailler. Je n’étais pas né avec la même oreille… La mienne était accordée sur autre chose… En fait, quand je joue, je sais ce que j’entends, mais si je n’ai pas mon instrument avec moi je n’ai pas envie de savoir de quelle note il s’agit. Pendant un temps, j’ai eu dans l’oreille un certain timbre. Pour ne pas devenir fou, j’ai cherché à retrouver, à identifier ce son au piano. C’était un ré. Ensuite j’étais très heureux quand ce son apparaissait, car ainsi je pouvais identifier n’importe quelle autre note. Je me disais « Bon, par rapport à ce ré c’est un la, ou un si bémol. » Plus tard, j’ai été très malheureux le jour où j’ai entendu un autre son, une sorte de grincement sans hauteur précise. J’ai essayé de le retrouver avec mon pianiste qui avait une oreille parfaite. Ça l’a angoissé encore plus que moi…

Mais comment en sommes-nous venus à parler de ça ? Ah oui, à propos de ce type qui aime ma musique… C’est comme Duke Ellington, il ne s’est jamais fâché et n’a jamais dit que je l’imitais. Il faut dire qu’avant de rencontrer Duke je ne savais pas que je jouais sa musique. Quand je m’installe au piano, je ne joue que moi-même. Quand je dis que je ne sais pas si j’ai écouté en disque Sophisticated Lady, les gens trouvent ça drôle. Bien sûr, maintenant, je suis conscient de ce que je fais. Ce qui s’est passé, c’est qu’en passant devant un juke-box j’ai entendu ça et j’ai aimé… Tout le monde est comme ça, tout le monde a un musicien favori… On m’a fait écouter Count Basie, mais je ne l’ai jamais aimé autant que Duke. J’ai entendu Lunceford, mais je ne l’ai jamais aimé autant que Duke, malgré les typesquime disaient « Lunceford est meilleur que Duke.» C’était vrai de leur point de vue. C’était toute leur vie, et il n’est pas question de la détruire… De même, j’aime Stravinsky, mais d’abord il y a Debussy. Puis quelqu’un m’a dit « Laisse tomber, écoute plutôt Ravel. Ça, c’est quelqu’un. » J’ai dit « Bon, d’accord. » Mais en moi-même j’ai dit « non ». Pour moi, c’était toujours Debussy, et puis aussi Richard Strauss pour deux ou trois choses qui m’ont accroché. Il y a aussi la musique de ce film italien, une histoire de cirque, avec un acteur mexicain-américain qui joue le rôle d’un Italien… Il a une femme qu’il fait travailler comme clown…

La Strada ?

Oui, c’est ça, Fellini. Eh bien, celui qui a composé ce truc pour trompette est vraiment un musicien. Tout le monde ne sera peut-être pas de mon avis, mais ce type, sans copier qui que ce soit et avec des possibilités très restreintes au niveau de l’orchestre a trouvé quelque chose de très pur, de très ingénieux. Peut-être a-t-il composé des millions de choses, mais ce thème suffirait à prouver son génie [Il s’agit de Nino Rota, NDR]. Sans doute n’est-il pas aussi célèbre que Beethoven, Bach ou Brahms, mais j’aime ça. Sans parler de Charlie Parker… Mais je vous ai déjà dit quels musiciens j’aime, je l’ai même écrit… Quant à vous parler de ceux que je n’aime pas et pour quelles raisons, ça pourrait faire l’objet d’une autre interview… Je vous l’ai dit, j’aime beaucoup Beethoven, mais pas tout. Je n’ai jamais aimé sa façon d’écrire pour l’orchestre, c’est trop rigide. Je préfère ses quatuors à cordes, surtout les numéros 7, 8, 9 et 12.

N’avez-vous jamais eu envie de faire un opéra ?

C’est mon rêve. Je voudrais faire un opéra-ballet. J’espérais pouvoir le faire avant la mort de Baby Lawrence. Je prévoyais ce ballet comme un portrait de la société où j’ai vécu. Ce n’était pas seulement pour montrer un spectacle de danse. Baby Lawrence allait au-delà. Il faisait partie de ces types qui jouent la mélodie avec leurs pieds. Beaucoup de gens l’ignorent, mais souvent les musiciens ont piqué des figures rythmiques aux danseurs à claquettes. Il m’est arrivé d’entendre des airs joués par des danseurs, des airs que je connaissais en version orchestrale, très syncopés… A l’époque où je travaillais avec Baby Lawrence, je me souviens qu’un jour le batteur était en retard. C’était Dannie Richmond. Baby a dit : « Allez-y, je jouerai la partie de batterie. » Et il a remplacé la batterie avec ses pieds. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’était mieux que la batterie, mais en tout cas il nous a fait swinguer. Il a même pris un solo. Quand j’ai raconté cette histoire, on ne m’a pas cru. C’est assez proche de ce que je fais quand je frappe sur le bois de ma contrebasse. Je joue la mélodie, ou plutôt la trame rythmique de la mélodie, sans rien faire avec la bouche. Mais les gars reconnaissent rarement. C’est trop loin pour eux, ils ne savent pas qu’à l’origine il n’y a pas que la mélodie. Il y a aussi le battement… Tant qu’un musicien ne sait pas ça, il n’est pas prêt. Quand je demandais à Baby Lawrence « Que jouons-nous », il ne me disait jamais le titre. Par exemple Now’s The Time ou Salt Peanuts… Il indiquait le titre en dansant la mélodie. Quand il dansait dans un nouvel endroit, les gens croyaient qu’il était fou. Il frappait sur les tables, le mur, le plancher… En fait, il s’exerçait comme un type qui essaie le clavier d’un piano qu’il ne connaît pas.

Il appelait cela “répéter”… C’est toute une partie de ma vie, ça. Je crois que j’ai assez parlé.

Transcription : Charlotte Coleman.

Le contrebassiste publiait il y a peu un superbe album inspiré par Marcel Proust. Il le présentera le jeudi 23 novembre à Paris, au Bal Blomet.

Fidèle à son tempérament d’explorateur et à son goût pour les projets originaux, le contrebassiste a imaginé un album hors du commun à partir de l’œuvre de cette figure majeure de la littérature française et entouré d’un quartette cinq étoiles, celui-là même qui l’accompagnera sur scène : David El-Malek (saxophone ténor), Quentin Ghomari (trompette) et Franck Agulhon (batterie).

“Le Temps suspendu” (Trebim Music / L’Autre Distribution) est Choc Jazz Magazine (lire la chronique d’Yvan Amar dans notre n°763) et si l’émotion était grande sur disque, il faut voir sur scène ce groupe lié par une complicité de longue date interpréter ces compositions du contrebassiste.

Rendez-vous est donc pris au Bal Blomet le 23 novembre à 20h : nous y serons et espérons vous y voir nombreuses et nombreux ! Réservez en cliquant ici !

Photo © X DR / Diegoimbert.com