D’une évocation des camps d’extermination à un art de galopins célestes en passant par l’amitié franco-allemande.

Il y aura quatre-vingt ans, le 25 novembre prochain, l’armée américaine libérait un premier camp de concentration nazi, le seul établi sur le sol français, tandis que sur le front de l’Est commençaient les marches de la mort consécutives à l’évacuation des camps devant l’avancée des forces soviétiques, les Nazis s’appliquant à effacer, tant que faire se pouvait, les traces de leurs crimes de masse. C’est cette mémoire ineffaçable à laquelle était consacré le programme de 12h15 de ce 14 novembre 2024 dans la petite salle de La Maison à Nevers. Le sociologue, écrivain et metteur en scène Michel Simonot y lisait Traverser la cendre (Éditions Espaces, 62 pages, 13,50 €).

À la lecture de ce titre (Traverser la cendre) puis à l’écoute de la première “strophe” de ce long poème (tombé comme debout / écroulé sous toi / en dessous de toi / à quatre pattes / avancer encore et encore / t’arracher de la boue / t’extirper des succions / pieds genoux coudes doigts menton / gluant de glaise / de neige fondue), difficile de ne pas penser à L’Innommable de Samuel Beckett. Et plus encore ce discours à la deuxième personne, où la distance du “je” et du “tu” se trouve constamment questionnée. Simonot n’a pas vécu l’enfer des camps nazis, son intention est de faire parler les témoignages et les pièces du dossier : écrits enterrés par les déportés comme autant de bouteilles jetées à la mer, les photos clandestines de l’horreur sorties sous le manteau, le compte rendu de la réunion des hauts dignitaires nazi du 20 janvier 1942 qui décida de l’industrialisation de la mort, compte rendu en 30 exemplaires tous destinés à être détruits, sauf un qui parvint jusqu’à nous. La relance « tu racontes » ponctue les témoignages des victimes et des petites mains de la Solution finale, tels que restitués par Simonot, mais aussi les listes, les noms de lieux, la catégorisation maniaque des nazis cousue sur les uniformes des prisonniers, ou injectée à l’encre dans leur chair, la récupération pointilleuse des dents. « tu racontes, tu regardes, tu vois, tu entends, tu marches, tu veux parler, tu veux entendre… », cette convocation du « tu » comme les « Ora pro nobis » d’une litanie est tissée dans la trame “orchestrale” que tend Franck Vigroux penché dans l’ombre sur les consoles de ses générateurs électro-acoustiques. Une œuvre qui vous hante pour longtemps et que l’on emmène avec soi après être passé au stand livres-disques ouvert sur les lieux du festival par la librairie Le Cyprès où l’on trouve Traverser la cendre.

Quelques heures plus tard, au Théâtre, on restera indifférent aux rappels du public à l’issue du concert de claviériste Anne Quillier et son nouveau programme Les Géants Terrestres, entouré d’une formation de chambre : Anaïs Pin (violoncelle), Fany Fresard (violon), une deuxième violoniste déclarée souffrante étant remplacée par Pierre Horckmans (clarinette basse), complice de longue date des orchestres d’Anne Quillier. Ne rien dire ? Sauver quelques réminiscences de l’école Canterburry qui ont flatté notre oreille ? Inviter les artistes ici impliqués, à aller écouter de toute urgence ceux et celles qui emmènent aujourd’hui de façon si convaincante, et de mille manières, l’art de l’improvisation sur le terrain de l’écriture et de la musique de chambre ? Donner raison à l’enthousiasme du public qui donne souvent tort au “spécialiste” ?

Le soir, retour à La Maison, cette fois-ci dans la grande salle, pour “Thérapie de couple” du saxophoniste Daniel Erdmann, musicien allemand résidant en France. Costume et attitude de dandy, maniant son concept avec un humour pince-sans-rire, et le saxophone avec une fièvre qui peut évoquer Archie Shepp, George Adams ou les grands honkers et screamers du rhythm and blues. “Thérapie de couple”, entendez ici couple franco-allemand, évocation qui culmine avec I Want to Hold Your Hand en souvenir d’Helmut Kohl saisissant la main de François Mitterrand pendant l’exécution de La Marseillaise sur le site de Verdun lors des commémorations de 1984. Le couple franco-allemand incarné sur scène par cette “thérapie” se trouve déséquilibré, un Français remplaçant momentanément le contrebassiste allemand Robert Lucaciu. Ce qui donnait : Clément Janinet (violon),Vincent Courtois (violoncelle), Hélène Duret (clarinettes), Daniel Erdmann (saxophone ténor), Arnault Cuisinier (contrebasse), Eva Klesse (batterie).

Une écriture mélodique relativement sobre qui séduit par sa dimension orchestrale, sa richesse timbrale constamment renouvelée au fil des unissons, des contrepoints et des polyphonies, la mise en espace des solos individuels ou collectifs. Moins spectaculaire, moins violin-heroe que Théo Ceccaldi qu’il remplace depuis peu, Clément Janinet s’est idéalement intégré au projet. La batteuse Eva Klesse est la révélation de cet orchestre : une telle énergie pour une telle économie du volume sonore et une telle élégance du geste, une telle hyperactivité pour un tel sens de l’espace orchestral, une telle dépense combinée à pareille retenue au profit d’une telle écoute et d’une telle efficacité ! 

Côté batterie, nous étions servi en seconde partie avec l’entrée en scène du grand Joey Baron au sein du quartette du trompettiste Dave Douglas avec Nick Dunston (contrebasse) et Marta Warelis (piano), ces derniers d’authentiques révélations.

Le premier, new-yorkais installé en Pologne depuis 2020, impliqué dans d’ambitieuses entreprises orchestrales comme sideman ou comme leader, affichait hier sur l’instrument des conceptions rythmiques d’un lyrisme brut et puissant (sur le plan du son Billy Taylor Sr., plutôt que Jimmy Blanton), particulièrement adéquates dans les reprises très personnelles et néanmoins enracinées que Dave Douglas nous offrit de Take the A Train et de Blood Count de Billy Strayhorn, parmi quelques originaux dont un vrai blues de chez blues.

Marta Warelis réside à Amsterdam après avoir grandi en Pologne et étudié au Prins Claus Conservatory et Groningen (Pays-Bas). Il n’est pas inutile pour ne pas se laisser surprendre par la dimension plastique et dramatique de son jeu par petites touches, farfouillis, martellements, grands glissandos, interventions dans les cordes, de connaître ses influences déclarées (Don Cherry, l’Art Ensemble of Chicago, La Monte Young, l’Instant Composers Pool Orchestra né en 1967 de la rencontre de Willem Breuker, Han Bennink et Misja Mengelberg, la figure de l’art land Andy Goldsworthy et le réalisateur Krzysztof Kieślowski).

Hélas, elle nous fut peu donnée à entendre du fait d’un choix de non sonorisation qu’il faut cependant saluer. Ni retour sur scène ni micro, à part le dispositif d’amplification de la contrebasse, un micro sur pied au centre du plateau apparemment inutilisé, un retour pour le piano et un couple dedans, plus me souffle le “d’jazz régisseur” historique Patrick Peignelin, deux micros sous le piano (vraiment opérationnels ?) et un seul micro devant la batterie au-dessus de la grosse caisse. Et sur scène, un quartette groupé-serré au milieu de la scène, le spectacle et l’audition en relief réel de la cohésion orchestrale, lorsque trop souvent on s’applique à disperser l’orchestre pour mettre en valeur les belles dimensions du plateau, au détriment de l’écoute collective compensée par les aléas (et les excès) trop fréquents de la sonorisation.

Dave Douglas, libéré de la nécessité d’un micro, marche autour de son orchestre, s’en éloigne avec des allures de galopin à casquette qu’adopte également son espiègle phrasé. Et on l’entend parfaitement dans cette grande salle et l’on entend la trompette bouger autour de cette orchestre qui sonne en chair et en os. En revanche, on entendra peu le piano, notamment lorsqu’il accompagne la trompette surtout lorsque Marta Warelis joue directement sur les cordes (constat contesté par des auditeurs situés différemment dans la salle). Joey Baron… autre galopin, mais sans casquette, le crâne brillant et le sourire attestant de son appétit de musique. Quel régal ! Et quel besoin de micros ? Franck Bergerot (photos © Maxim François)

Des cinq propositions du festival JazzContreBand hier 19 octobre, mon choix s’est porté vers l’inconnu, un nom mystérieux, “So Lieb”, pour un quartette porté par un tandem de compositeurs : la trompettiste Sonja Ott et le batteur Philipp Leibundgut. Très belle découverte.

La trentaine entamée, sauf pour la trompettiste qui y accédera l’an prochain, ils entrent sur la scène du Sud des Alpes à Genève, résidence historique de la non moins historique AMR (Association pour encouragement de la musique), devant un public plutôt jeune . Ils viennent de Suisse allemande, les deux co-leaders ayant grandi à Berne. Le pianiste François Lana est français passé par Bruxelles, Lausanne et Zürich. Rafaël Jerjen a étudié la contrebasse en Australie, à New York avant de revenir en Suisse où il est basé à Lucerne. Un disque enregistré en janvier dernier sur NeuKlang (“Partial Lunar Eclipse”), trois concerts à leur actif avec un premier bassiste, Rafaël Jerjen faisant hier ses débuts au sein du groupe.

En guise d’ouverture, Sonja Ott donne le ton d’une trompette évoquant plus les pastels de Booker Little ou Kenny Wheeler que les gouaches de Dizzy ou Clifford. Encore que la métaphore du pastel puisse induire en erreur, lorsqu’il faudrait aussi signaler l’angularité des phrases et leurs embardées soudaines vers la stratosphère. À quoi rêvent les jeunes gens ? Peut-être plus aujourd’hui à leurs aînés directs : Ambrose Akinmusire ? Avishai Cohen ? Miles Davis quand même, directement ou indirectement mais surement, celui des années 1966-1967 avec le piano d’Herbie Hancock.

Peu importe, l’onirisme des vols planés nous saisit. Il y a là d’emblée un imaginaire qui ne demande qu’à se déployer. Lorsqu’entre la batterie, saisissante de décontraction et d’élégance, on comprend d’emblée qui tient la plume, dans un travail de composition partagé, sans redondance, mais avec ce sentiment de lire à partition ouverte rien qu’en observant Philipp Leibundgut distribuer et négocier ses coups, choisir ses angles de frappes et les peaux ou cymbales auxquelles il les destine.

Le pianiste François Lana est moins salué pour ses performances de soliste que pour sa contribution attentionnée au récit de chaque pièce. À écouter son album en trio sur Leo Records (“Cathédrale”), on imagine que le quartette n’a pas exploité tout son potentiel et qu’il y a là quelques liens qui ne tarderont pas à se débrider. En revanche, Rafaël Jerjen crève d’autant plus l’écran, que c’est son premier concert avec le groupe. Virtuosité et imagination jubilatoire tirent moins la couverture qu’elles ne s’exercent en constante complicité avec les constructions musicales du batteur. Tout ça coulé dans un son d’orchestre admirablement équilibré (merci au sonorisateur du lieu pour son respect de la nature acoustique de la formation) au service de rêveries que laissent deviner les titres de leur répertoire tels qu’assemblés dans la pochette de “Partial Lunar Eclipse” sous la forme de deux petits poèmes en prose. Franck Bergerot (photos © X.Deher)

C’était hier, 18  octobre, dans le cadre de JazzContreBand, au One More Time de Genève avec Samuel Blaser, Heiri Känzig et Daniel Humair, un trio sans leader, parce que c’est comme ça.

Hier, 18 octobre, le festival transfrontalier JazzContreBand n’aidait pas à savoir où donner de la tête : Sélène Saint-Aimé à l’APEJS de Chambéry, Sebastian Volco Trio à la Comédie Ferney de Ferney-Voltaire, Louis Billette Lux Sextette à la Spirale de Fribourg, Pascal Auberson / César Decker / Matthieu Michel à l’Espace Vélodrome de Plan-les-Ouates… J’ai choisi la facilité, à quelques centaines de mètres de la gare Genève-Cornavin, au One More Time qui accueillait le trio Helveticus de Samuel Blaser, Daniel Humair et Heiri Känzig.

One More Time est le nom donné aux concerts du vendredi organisé par l’AGMJ (Association genevoise des musiciens de jazz, fondée en 1978) au centre artistique Adéléa (44, rue Servette, à Genève, près du quartier dit “Les Grottes”). C’est aussi le titre du périodique de l’association dont le numéro 245 (septembre-octobre 2024) au format A5 de 48 pages propose actualités de l’association, chroniques de disques et concerts, un portrait de Lucas Fléchet à la tête du Pôle Musiques actuelles de Château Rouge et un dossier sur les trios piano-guitare-basse – genre qui précéda l’archétype du trio piano-basse-batterie – de Nat King Cole à Monty Alexander en passant par Art Tatum, Ray Charles, Oscar Peterson, Lennie Tristano, Ahmad Jamal, Wynton Kelly, Billy Bean, Jim Hall… avec une suite dans le prochain numéro. En outre, en ouverture de chaque numéro, un choix de photos parmi les 40 000 négatifs, 15 000 épreuves argentiques et 23 000 diapositives, que la photographe Danny Ginoux née en 1944 a légués au Centre d’iconographie de la Bibliothèque de Genève après avoir cessé ses activités.

Aux concerts du One More Time, le public n’est pas des plus jeunes (certes guère guère plus que moi-même et désormais guère plus que la moyenne habituelle des concerts de jazz, à l’exception de ceux qui s’écoutent debout une bière à la main et des bouchons dans les oreilles); mais un public des plus avertis. On y reconnaît thèmes et harmonies ou l’on s’y dispute parfois en cours ou fin de concerts quant à leur identification. Avec les reprises et travestissements du trio Helveticus, il y avait de quoi faire, même si certains étaient annoncés : Les Oignons rebaptisé Les Échalotes par Humair, High Society, Ory’s Creole Trombone et aussi Jackie-Ing (mais à laquelle de ces reprises un ami assis à côté de moi me donna un coup de coude pour me signaler l’emprunt par Heiri Känzig d’un riff du thème générique de Mission Impossible?).

Pourtant, une habituée ayant pris place à notre table me salua en me disant : « Il paraît que la musique ne sera pas facile ce soir. » Ce à quoi je répondis : « Pas facile, mais vous verrez, exaltante » Il faut dire que de reprises en reprises (parmi lesquelles deux hymnes, celui de la Suisse et celui de l’armée républicaine irlandaise que Daniel Humair a conservé à son répertoire depuis 2001 et l’album “Liberté surveillée”), il y avait fort à faire tellement les rythmes, mélodies et formes en sont remaniées, comme pâte à modeler, et soumises à calembours musicaux, les originaux relevant eux-mêmes d’abstractions soumises à toutes les combinaisons plastiques, les arts plastiques étant au cœur du sujet avec le thème d’ouverture signé Humair : Jim Dinne qu’il avait déjà enregistré en hommage à l’artiste américain du même nom avec Vincent Lê Quang et Stéphane Kerecki.

Individuel ou collectif (acoustique pour la batterie et simple soutenu pour la contrebasse et le trombone), le son est magnifiquement présent, une proximité que les sonorisateurs contemporains semblent avoir oubliée. Le jeu collectif est jouissif, ces trois musiciens étant constamment dans le jeu, le jouage, le plaisir de sonner, de jouer avec les rythmes, les mélodies et les formes. Fatigué par une récente tournée de neuf dates en trio avec Jérôme Sabbagh et Ben Monder (au cours de laquelle il s’est fait remplacer pour deux concerts parisiens au Sunset), Humair ne le laisse paraître qu’en coulisse. Sur scène, il ne subsiste que son intense présence à ce que joue ses comparses : Samuel Blaser, virtuose de la coulisse, des timbres et des formes ; Heiri Känzig au son plus court que Jean-Paul Celea dont j’évoquais hier la complicité avec Humair ; quelque chose de plus mingusien, ce qui n’exclue pas une activité intense et gracieuse sur le manche et un moment particulier de grâce sur l’exposé et les variations d’une mélodie traditionnelle. « Alors, si difficile ? » demandai-je à ma voisine qui n’avait cessé d’opiner de la tête tout au long du concert et qui me répondit du tac au tac dans un grand sourire : « Exaltant ! » Franck Bergerot

Suivre Samuel Blaser sur les route de sa tournée avec Marc Ducret et le batteur danois Peter Bruun : le 28 octobre, Gallerie Maerz à Linz en Autriche, le 31 au Périscope de Lyon, le 1er novembre à la Casa del Jazz de Rome, le 2 à Dachau en Allemagne, le 4 à la Galerie Paul Fort à Paris, le 6 novembre au Fatjazz de Hambourg. On retrouvera le tromboniste notamment avec Michael Riessler, Marc Ducret et Pierre Charial le 9 au festival Jazzdor de Strasbourg, et avec le Daniel Humair Quartet le 29 au Triton.

Ce soir, au menu de JazzContreBand : Léon Phal 5tet à Château rouge à Annemasse, Sélène Saint-Aimé à la Fraternelle de Saint-Claude, Corbaal + Erik Truffaz à l’Usine à Gaz de Nyon, Alix Logiarco à l’Auberge des Bergers de Mérins,  le quartette So Lieb de la trompettiste Sonja Ott et du batteur Philip Leibundgut, tous deux compositeurs à l’AMR de Genève.

Ce soir à Genève au One More Time dans le cadre JazzContreBand, Daniel Humair avec l’Helveticus Trio. Ce soir et demain, à Lausanne au Chorus, à guichets fermés, Hervé Sellin recrée Les Quatre Saisons de Vivaldi telles qu’elles avaient été orchestrées par le pianiste Raymond Fol au début des années 1960.

Me voici dans le train pour Genève, invité par le Festival franco-suisse JazzContreBand à participer au jury de son tremplin qui se tiendra ce dimanche 20 au Théâtre du Bordeau à Saint-Genis-Pouilly. Auparavant, dès ce soir au One More Time de Genève, j’aurai entendu Daniel Humair avec l’Helveticus Trio : Samuel Blaser et Heiri Känzig.

La dernière fois que j’ai vu Humair, c’était le 14 septembre, avec Jean-Paul Celea et Hervé Sellin (voir le compte rendu de mon camarade Xavier Prévost ). Je revois Humair, 86 ans, s’installer derrière ses fûts et ses cymbales. Très grand, volontairement aminci depuis un certain nombre d’années, amaigri peut-être aussi sous le coup de ces épreuves qui vous assaillent à partir d’un certain âge, une espèce de douceur qui n’a pas toujours sauté aux yeux, une élégante nonchalance dans sa façon de se poser là en examinant son matériel, l’air de quelqu’un qui s’apprête à résoudre un problème. C’est souvent dans ces termes de “problème à résoudre” qu’il aborde la pratique de l’improvisation, ainsi que son activité de peintre, encore qu’il soit très réticent à comparer ces deux activités, sinon sous certaines réserves 1.

Mes souvenirs de ce concert sont à la foi vifs et lointains. Xavier décrit le batteur comme prenant l’initiative. Je me souviens, quant à moi, d’abord du son de Jean-Paul Celea, qu’on n’avait pas entendu sur scène depuis… Ce son d’emblée, qu’on n’avait cependant pas oublié, tout en grâce et puissance, ce vibrato qui n’en mérite pas le nom – ni le soupçon d’automatisme, tant il est souple et sensible, profond –, le lyrisme de la ligne ou de l’ostinato – je ne sais plus – qui est d’abord un son ; l’intelligence des doigts sur le manche, mais avec quelque chose de tellurique, l’agilité pesante d’un grand félin. Et le temps de jouir de cette entrée, Daniel Humair est déjà là, par de petites frappes et d’infimes frottements sur ses métaux et ses peaux. Là encore, c’est un son, c’est une palette de couleurs. Pour qui l’a vu peindre (quelques images filmées circulent), la métaphore est naturelle même s’il la rejette souvent, la trouvant trop facile 1. Il y a en tout cas un toucher qui relève du choix de la couleur et son application. Et lorsque le tempo entre, pour Daniel Humair qui a battu derrière les plus grands solistes de l’Histoire du jazz, il n’est aujourd’hui plus question de temps, mais d’espace, de plasticité, de cette matière jubilatoire de la note de contrebasse venue se nicher exactement dans l’impact de l’olive (l’extrémité enflée de la baguette) sur le métal de la cymbale. Et, de ce point de vue, il en sera de même ce soir avec Heiri Känzig, comme je l’avais apprécié lors d’un premier séjour à JazzContreBand.

Mais revenons au studio 104, ce 14 septembre : car c’est Hervé Sellin qui est à l’origine de ce trio. Un maître du son lui aussi, un piano qui sonne d’après les leçons des plus grands maîtres de l’instrument, l’exact poids donné à chaque note, chaque accord, l’enveloppe du son modulé du pied sur les pédales. On a déporté le regard sur lui alors qu’il déploie la grande partition posée sur le pupitre, puis la replie pour s’en évader avec ce mélange de folie et de rigueur qu’il appris comme sideman de passage auprès des plus grands improvisateurs, tirant l’idée du creux de ces harmonies auxquelles la pratique assidue des standards lui a appris à se soumettre et dont cette même pratique impromptue lui a appris à se démettre pour caracoler avec ces deux compagnons de libre chevauchée. Reverra-ton cet immense trio ? Il nous semblait ce soir-là qu’il y avait quelque urgence dont les grands programmateurs actuels semblent dépourvus.

Tandis que je serai ce soir à Genève, Hervé Sellin sera à 60km de là, au Chorus de Lausanne, avec un important effectif pour recréer l’orchestration pour big band des Quatre Saisons de Vivaldi qu’avait imaginé il y a six décennies le pianiste Raymond Fol. Il en existe un enregistrement de 1965 pour Philips avec le gratin de la scène française de l’époque : notamment Roger Guérin, Ivan Jullien, Christian Guizien, Pierre Gossez, Johnny Griffin, Jean-Louis Chautemps, Sadi, Pierre Cullaz, Jimmy Woode et Art Taylor. Les partitions avaient été reprises et portées pour la première fois à la scène par Gérard Badini et sa Super Swing Machine. Elles seront restituées sur la scène du Chorus après qu’en première partie l’Orchestre de chambre de Lausanne en ait donné la version originale sous la direction de Julie Lafontaine. Autour d’Hervé Sellin, quelques pointures sélectionnées de part et d’autre de la frontière franco-suisse, dont Claude Égéa, Shems Bendali, Stéphane Guillaume et Stéphane Chausse…

Je n’irai au Chorus ni ce soir ni demain, invité que je suis par JazzContreBand dont le club lausannois n’est plus partenaire, et me réserverai pour l’Helveticus Trio ce soir au One More Time de Genève et demain pour le quartette So Lieb attendu à l’AMR. Franck Bergerot

1. Lu dans mon train pour Genève cette interview de Corinne Naidet parue dans Le Jazzophone n°28, périodique soutenu par Nice Matin, que m’a remis l’un de ses collaborateurs Jacques Lerognon rencontré aux Émouvantes à Marseille le mois dernier.

Peindre une toile ou composer un morceau, c’est la même chose ?

Le seul rapport, c’est le démarrage, dans la spontanéité la non-préparation. Quand je commence un tableau, je pars sur une chose improvisée, avec un répertoire de formes, comme en musique. Ensuite, j’essaie de les faire partir de manière à ce que cela pose un problème à résoudre. Quand j’ai terminé, j’ai fait des progrès ! Mais je n’écoute pas de musique quand je peins. Je peux parfois me souvenir d’un bon concert, d’un bon moment, mais cela s’arrête là.

Vous est-il arrivé de vouloir peindre mais de finir avec les baguettes plutôt que le pinceau ?

Non, ce sont deux métiers différents. La porte est fermée pour le jazz quand je peins. Par contre, quand je joue, quelquefois je me dis, est-ce qu’il y a un équilibre dans la profondeur de champ ? La peinture m’a donné à réfléchir là-dessus. Le positionnement de l’espace à tout prix, et celui des sons et des nuances. Je ne m’occupe plus de savoir si cela accélère ou ralentit. La musique, c’est de la pâte à modeler. Une pâte de notes. La seule chose qui compte, c’est l’identité. À la fin, que ce soit compliqué, technique ou très simple, il faut que l’on puisse identifier.

“Puzzle” ou comment on forme un orchestre.

Après ses débuts dans les clubs parisiens, Hélène Labarrière s’est émancipée des canevas du jazz classique dans les années 1990, sur des musiques plus ouvertes, voire “free”, tout en découvrant le potentiel de la musique bretonne avec Jacky Molard. À présent, elle tourne en quintette avec “Puzzle”, un hommage à cinq grandes figures du féminisme qu’elle présente le 16 août au festival de Malguénac [remerciements au photographe Éric Legret].

Lire auparavant les épisodes 1 et 2 de cette interview.

Comment “Puzzle”, ce nouveau projet créé en mars 2022, est-il né ?

D’un constat, comparable à ce qui m’avait amené à monter “Machination”. Étant artiste associée à la saison Plages Magnétiques à Brest, Cécile Even qui en est la programmatrice m’a donné les moyens d’une création. Il était temps pour moi de faire quelque chose avec de nouvelles personnes – Robin Fincker, Catherine Delaunay, Simon Bartelt, plus l’un de mes batteurs de confiance, Simon Goubert –, mais sans ignorer mes anciens compagnons de route. Consciente d’être une compositrice de petits formats, simple prétexte à impulser des directions, j’ai eu envie de faire appel à mes vieux compagnons de route qui sont de vrais compositeurs pour leur proposer de s’emparer de mes idées et de les développer : Jacky Molard, Sylvain Kassap, Marc Ducret, Dominique Pifarély et François Corneloup. Si je n’avais pas rencontré ces cinq personnes, je ne serais pas aujourd’hui qui je suis devenu musicalement, politiquement, humainement.

Derrière le titre “Puzzle” qui fait référence à cet exercice de combinaison, il y a un hommage déclaré à cinq femmes militantes. Pour autant, vous ne vous êtes pas pliée à l’exercice recommandé de la parité.

J’en avais ras-le-bol de cette pression dogmatique que les subventionneurs et les décideurs font peser sur les artistes à ce sujet. J’ai décidé d’aborder le sujet des femmes à ma manière, en rendant hommage à quelques figures emblématiques, d’ailleurs pas forcément consensuelles. Des femmes qui, si elles étaient encore vivantes aujourd’hui, ne verraient pas forcément les choses comme nous les voyons. Je pense notamment à Emma Goldman, militante anarchiste dont le parcours est absolument incroyable et d’une intégrité qui me touche particulièrement. Il y a quelque chose d’héroïque dans la façon dont elle traverse et affronte les contradictions entre son engagement libertaire sans concession qui la fit qualifier par le patron du FBI de “femme la plus dangereuse des États-Unis », et sa vie intime de femme, amoureuse, sensuelle, affranchie et généreuse, qui refusa de conditionner sa liberté sexuelle à l’obligation de maternité, prônant entre autres la nécessité pour les femmes de disposer d’un contrôle des naissances. Son livre Vivre ma vie est une véritable épopée vécue par une femme comme les autres mais qui, comme Angela Davis ou Louise Michel, a connu la prison. Angela Davis aura été une héroïne de la contestation noire-américaine à l’un des moments les plus dramatiques de son histoire et une figure exemplaire pour ma génération. Plus éloignée de nous, Louise Michel, c’est encore un peu de notre ADN à travers la Commune de Paris. Jane Avril a aussi connu l’enfermement, mais à la clinique du Professeur Charcot, après avoir été une gamine maltraitée par une mère prostituée. Elle s’en échappera, recueillie dans le monde du Paris nocturne où elle deviendra l’une des premières stars du french-cancan, égérie de l’intelligentsia parisienne, notamment modèle pour Toulouse Lautrec. Enfin, plus proche de nous, Thérèse Clerc, c’est la bourgeoise qui comprend après 1968 que la vie est ailleurs : littéralement, elle retire son collier de perles et son tailleur Chanel pour concilier son engagement féministe, politique et social avec une joie de vivre, une générosité et une liberté de mœurs qui l’habitera jusqu’à la fondation des Babayagas, résidence pour femmes âgées pensée comme une anti-maison de retraite

Hélène Labarrière, Puzzle Quintet, le 23 septembre 2023, Les Émouvantes © X. Deher

Au début de notre entretien, vous ne niez pas l’existence du machisme dans le jazz.

C’est indéniable, mais pas plus qu’ailleurs. Et le jazz a ses spécificités. Si l’absence ou l’invisibilité des femmes dans de nombreux domaines, de la gastronomie à la politique en passant par la musique symphonique tient à des rapports de pouvoir, dans les musiques que nous pratiquons, le contexte est un peu différent. Nous ne sommes pas des interprètes : nous sommes des compositeurs, des improvisateurs, des artistes qui, même s’ils ne composent pas eux-mêmes, se réapproprient des musiques écrites par d’autres. Nous ne sommes pas au service d’une œuvre. L’œuvre, c’est nous qui la créons sur scène. Un quartette de jazz, aujourd’hui, ce n’est pas pyramidal, ça peut l’être mais ça n’est qu’un cas de figure, qui se rencontre d’ailleurs moins dans les musiques ouvertes que je fréquente et pratique, musiques ouvertes hélas de moins en moins compatibles avec les politiques culturelles vers lesquelles on s’oriente, et peu relayées par les médias.

C’est pourquoi je n’accepte pas de me faire imposer un quota quelconque dans les orchestres que je constitue ; pas plus que d’être recrutée par un groupe pour répondre à l’objectif de parité qui lui est imposé. Je vois beaucoup de souffrance chez de jeunes musiciennes qui sont très demandées et qui se demandent pourquoi on les appelle. Fait-on appel à elles pour des raisons artistiques ou pour remplir les conditions de l’obtention d’une subvention ou d’une programmation ? D’une part, cette forme de sélection est une insulte au talent des vraies musiciennes. D’autre part, c’est hors-sol, dans la mesure où il y a encore trop peu de femmes intéressées à jouer nos musiques, même si l’on peut constater une augmentation.

Une augmentation qui donnerait donc raison aux mesures en faveur de la parité qui ont accompagné l’explosion du mouvement Me Too dans les années 2010 ?

Non, le phénomène est beaucoup plus ancien. Lorsque j’ai fait mes débuts, j’ai cru que la profession était en train de se féminiser, parce que l’on commençait à voir des jeunes femmes dans les classes de jazz…

Avec de fortes disproportions, entre les classes de chant où elles étaient majoritaires et les classes instrumentales où, lorsqu’elles étaient présentes, on les trouvait confinées à quelques instruments réputés “féminins” (piano, clarinette et d’autres encore plus ou moins marginalisés dans le jazz mainstream : flûte, harpe, violon).

Et j’ai dû me rendre à l’évidence que l’évolution pour sortir de cette situation ne pouvait être que lente, progressive. Il m’a fallu attendre le 21e siècle pour la voir prendre cette dimension exponentielle : il ne se passe plus une saison sans que l’on découvre d’authentiques talents féminins y compris dans les domaines des cuivres, des saxophones ou de la batterie, même si les proportions sont encore loin de permettre la parité.

Les choses n’ont-elles pas commencé à évoluer avec la diffusion de l’enseignement du jazz hors des seules écoles de jazz, phénomène qui a ouvert des portes, jeté des passerelles entre les classes instrumentales et les départements des écoles de musique et des conservatoires ?

Sans aucun doute et cette évolution a en bonne partie été rendue possible avec l’ouverture du jazz et des musiques improvisées à d’autres esthétiques et d’autres disciplines (rock, funk et hip hop, musiques du Monde et musiques savantes contemporaines, improvisation non idiomatique et sound painting, danse, théâtre, arts circassiens, etc.). Les chanteuses elles-mêmes ont découvert qu’elles pouvaient s’affranchir des standards, du format chanson, voire se dispenser de servir un texte, se servir de leur voix comme d’un instrument exclusivement musical ou être de pures improvisatrices, sans d’ailleurs s’interdire des usages plus conventionnels.

Comme Violaine Schwartz avec qui vous avez monté un programme de chanson réaliste. Mais pour revenir à “Puzzle”, lorsque vous incluez une clarinette à votre quintette, instrument réputé “féminin”, n’est-ce pas une façon de contourner la difficulté à recruter “féminin” ?

Vous vous faîtes l’avocat du diable ! Vous avez suffisamment fréquenté nos musiques pour savoir que ça n’est pas comme ça que l’on monte un orchestre et je sais trop votre admiration pour Catherine Delaunay pour prendre votre question au sérieux ! Ça faisait longtemps que j’avais envie de travailler avec elle. En particulier, depuis que j’avais entendu un chorus d’elle au sein du Super Grand Louzadzak de Claude Tchamitchian dont j’étais l’une des trois contrebassistes. J’en avais gardé un tel souvenir qu’en décembre 2017, lorsque Anne Montaron m’a proposé de participer avec l’artiste invité de mon choix à son émission À l’Improviste sur France Musique, j’ai pensé à Catherine. Par la suite, on a fait deux trois concerts un peu plus écrits et c’est devenu une évidence.

Hélène Labarrière, Puzzle Quintet, le 19 mars 2023, Saint-Nicolas–de-Redon © X. Deher

Quant à Robin [Fincker], je l’appréciais pour l’avoir entendu ici et là. Et depuis un bœuf auquel nous avions participé tous les deux, j’avais son nom gravé dans un coin de ma tête. J’en ai parlé avec Catherine qui m’a avoué que ça faisait très longtemps qu’ils avaient envie de jouer ensemble, sans jamais être parvenus à se retrouver dans un même groupe. Robin Fincker est le cadet du groupe. Il y a vingt ans d’écart entre lui et Simon, l’aîné. Je regrette beaucoup les relations intergénérationnelles que j’ai connues au début de ma carrière, lorsque je jouais avec des aînés comme Gérard Badini, Slide Hampton où Johnny Griffin. Depuis, j’ai été très frustrée par l’entre-soi des générations suivantes. Par ailleurs, bien que l’on vienne d’un même milieu, à part Simon et moi, personne n’avait joué avec l’autre auparavant. On est pourtant très “incestueux” dans le jazz français. Toujours les mêmes avec les mêmes. “Puzzle” est une combinaison très fraîche qui nous a donné un coup de fouet.

Stéphane Bartelt est non seulement relativement inconnu, mais c’est un guitariste tout à fait singulier…

J’ai du mal à imaginer un groupe sans guitare, mais là, je voulais quelqu’un de nouveau. J’avais quelques idées, sans trop savoir les définir : quelqu’un qui ait vraiment un son, un son de guitare, mais qui accepte de jouer des choses écrites. J’avais demandé conseil à chacun de mes cinq compositeurs, mais j’ai tendu une oreille particulière à Marc Ducret lorsqu’il m’a recommandé Stéphane. Un jour, on a fait une jam et il était partant. Et, de tous les guitaristes avec lesquels j’ai joué, il ne ressemble à aucun. Voilà comme on constitue un orchestre de jazz : avec des idées “musicales”, un son en tête et des êtres “musiciens” qui se désirent, s’assemblent, se complètent, s’entendent, tout comme ma contrebasse sait épouser la cymbale de Simon Goubert.

Pour ce groupe, vous avez donc passé commande à cinq compositeurs parmi vos compagnons de route. De l’un d’eux, vous ne m’avez encore rien dit : Dominique Pifarély.

Je l’ai rencontré dans notre collectif montreuillois Incidences mais, à l’époque, on avait assez peu partagé car il s’apprêtait à quitter Montreuil. Par la suite, c’est l’Autriche qui nous a rapproché, parce que je jouais beaucoup avec Fe & Males et qu’il était souvent invité par le Vienna Art Orchestra. Il y a eu des rencontres organisées par Matthias Rüegg à Vienne entre musiciens français et autrichiens, des séjours autour de diverses petites formations. En rentrant d’Autriche, avec Dominique, on a décidé de faire le match retour en organisant deux ans plus tard des rencontres, sous la forme d’une semaine de concerts, deux aux Instants chavirés de Montreuil, deux au Sceaux What, plus un concert final à Banlieues bleues. En 1996, j’aimais déjà beaucoup sa musique mais ça nous a rapproché, bien que nous ayons peu joué ensemble. Vers 2007, il m’a fait entrer dans son orchestre Dédales au sein duquel j’ai fait deux disques, le premier en 2009 (“Nommer chaque chose à part”) et le second en 2012 (“Time Geography”). De tous les musiciens que je cite, c’est celui avec lequel j’ai le moins joué, mais c’est quelqu’un de très proche. Et c’est un vrai compositeur.

Comment avez-vous procédé avec ces cinq compositeurs qui ont collaboré à “Puzzle” ?

À chacun d’eux, j’ai donné un de mes petits morceaux à développer, et ça a été très excitant d’attendre leurs retours et de découvrir ce que chacun en avait fait. Entre eux, c’était même une situation stimulante. J’ai rencontré une difficulté à laquelle je ne m’attendais pas, imaginant que tout cela irait de soi. En fait, il a fallu s’emparer de chacune de ces partitions qu’ils nous ont fournies, pour modifier des choses, et surtout trouver à chacune son équilibre à l’intérieur du programme. Chaque compositeur avait construit son petit monde à lui tout seul, chacun dans une forme très complète. Pour rendre tout ça très fluide en concert, il a fallu s’approprier chaque morceau, changer des points de vue au risque de mécontenter leurs auteurs. Finalement, on a enregistré la totalité en mars 2024. À l’heure qu’il est, Jacky [Molard] est dans son studio en train de mixer tout ça [par la fenêtre, on aperçoit de l’autre côté de la cour, un corps de ferme où se trouve le studio].

Récemment, vous étiez en résidence à la Grande Boutique de Langonnet avec le quintette du saxophoniste Baptiste Boiron.

Il n’habite pas très loin et je le croisais aux concerts. Un jour, il m’a parlé de son projet de quintette. Je suis toujours partante pour jouer avec de nouvelles personnes. Médéric Collignon était de la partie et ça me donnait très envie. Et puis s’y trouvait impliqué un batteur réputé de la scène bretonne, par ailleurs arrangeur et contrebassiste, Antonin Volson. Curieusement, je n’avais jamais joué avec lui et ça me tardait. C’est un musicien très étonnant, j’étais impatiente de jouer avec lui, d’autant plus avec un batteur auquel je pourrais demander « si tu étais à la contrebasse, comment jouerais-tu ça ? ». Baptiste a amené beaucoup de compositions, beaucoup de couleurs. Et puis, j’ai fait la connaissance de Matthieu Naulleau qui est un pianiste incroyable.

Baptiste Boiron quintet, création du 31 mai 2024, Grande Boutique, Langonnet © X. Deher

Parlons de Bruno Ducret, votre fils. Sentez-vous une filiation ?

Ce que j’entends surtout, c’est qu’il fait son chemin. Évidemment, il a grandi avec nous, Marc et moi, nous a tellement entendu jouer ensemble ou séparément, à la maison comme en concert. Il est imprégné de tout ça. De ce que nous étions musicalement mais aussi, depuis tout petit, de la musique que nous écoutions. Mais il a tout de suite eu ses musiques à lui. Le “metal” est arrivé très vite dans sa vie. Il fait son chemin de manière assez impressionnante à travers toutes ces musiques qu’il a entendues et dont il a fini par faire la synthèse. À 33 ans maintenant, il atteint à une vraie maturité artistique.

C’est le terme qui me venait à l’esprit en entendant récemment le trio La Litanie des cimes avec Bruno, Clément Janinet et Élodie Pasquier.

Pour exister vraiment, un groupe a besoin de durer et surtout de jouer. La difficulté que l’on rencontre avec ce qu’est devenu le réseau de diffusion, c’est que l’on fait un groupe, cinq six concerts, un disque et puis c’est fini. On nous demande déjà de proposer autre chose. J’ai la chance de jouer dans le groupe de Jacky Molard qui va fêter ses 20 ans en 2025. Le duo avec Sylvain a trente ans. Trente ans de musique vivante, et seulement deux disques, lorsque la nécessité s’en est fait sentir, “Piccolo” en 2001 – comme le précise son sous-titre “17.X.2001” qui n’est d’autre que sa date d’enregistrement – et “Dédicaces” l’an dernier. “Puzzle” a déjà trois ans et on est toujours là. Le quartette avec François Corneloup, Hasse Poulsen et Christophe Marguet a duré 10 ans. Un groupe ne s’épanouit pleinement qu’avec le temps, sauf à revenir aux fonctionnements d’autrefois, lorsqu’un engagement en club pouvait durer des semaines voire des mois. Mais ça n’existe plus.

Propos recueillis par Franck Bergerot

C’est Gérard Teillay qui m’a fait part, dans un message téléphonique, du décès de Charles Bellonzi, le 11 juillet dernier, il y a déjà plus d’une semaine ! Photographe, Gérard Teillay a consacré ses derniers travaux au troisième âge, au vieillissement, à l’abîme, à ces abîmes où le corps et l’esprit s’abîme, et à l’oubli, celui de soi-même qui s’avère parfois être le meilleur remède à l’oubli des autres.

Oubliera-t-on Charles Bellonzi, que moi-même je n’ose appeler “Lolo”, par cette timidité que nous impose l’absence d’intimité. Pourtant, c’est sous cet affectueux surnom dont j’ai d’abord cru qu’il était le diminutif de Laurent, qu’il est connu et salué ces jours-ci sur les réseaux sociaux. Mais de lui, qu’il m’est arrivé de voir jouer en club, je crois n’avoir jamais écrit une ligne qui m’autorise cette familiarité, sinon du temps où je rédigeais les programmes de concerts de Jazzman.

Avec la pyramide des âges et l’extension des territoires du jazz, la nécrologie, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, est devenu un “embarras” dans la presse écrite, à l’exception de quelques grandes figures médiatiques. La pagination des revues de jazz n’a pas crû à l’échelle de cette pyramide et de ces territoires actuels. Et le temps nécessaire à l’écriture, au-delà de la litanie des “r.i.p.” n’est pas plus extensible ; et alors qu’hier, je tombais du lit à 6h30 avec cette envie pressante d’écrire en toutes lettres « Charles “Lolo” Bellonzi » sur le site de Jazz Magazine ; alors que l’œil sur ma montre, ayant un train à prendre, je tirais à la ligne pour contourner la difficulté de dire “l’efficacité et la discrétion” particulière de ce batteur que je ne connais que de réputation, d’en dire l’art et la carrière autrement qu’en énumérant les noms des musiciens qu’il a accompagnés ou dirigés, j’apprenais la mort d’Irène Schweitzer… que je connais à peine plus que Charles Bellonzi, bien que ma discothèque lui accorde une place plus grande du fait d’une œuvre phonographique sous son nom d’un tout autre volume… Et j’imaginais la cohorte des musiciens en âge de se faire céder une place assise dans le métro, s’avancer à leur tour en rangs toujours plus serrés vers le jour où chacun son tour pourra prétendre à l’éloge funèbre de la presse. Y aura-t-il encore de place pour l’actualité ? Y aura-t-il encore une actualité du jazz ?

Et ce matin, mon texte couvert de ratures, c’est un coup de fil à Gérard Teillay qui m’est venu en aide. J’ai connu ce dernier par mon épouse, Nathalie Hureau, qui partage avec lui une même passion pour l’image photographique ou filmée, ce qu’elle raconte et la façon dont elle le raconte. Et les rares fois où j’ai rencontré Gérard, il m’a parlé de jazz, d’une réalité du jazz qui n’était pas ou plus tout à fait la mienne, de la nostalgie de ce jazz qui avait été le sien et dont il semblait douter qu’il puisse encore exister ou, tout du moins, que ce qu’il en reste ait quelque relation à ce jazz contemporain multiple et fragmenté qui est le mien, ou avec les fragments que j’évoque le plus spontanément. Et ces évocations le ramenaient régulièrement à “Lolo” Bellonzi, son ami, et quasi voisin, dans le Poitou, qu’il voyait vieillir.

Auparavant, j’avais consulté sa discographie, assez modeste, fait une recherche au nom de Bellonzi dans mon index des articles parus dans Jazz Magazine. N° 577 de janvier 2007 : rien, probablement une erreur de saisie dans l’index que j’ai moi-même établi. N°173 de décembre 1969 : une chance, il figure sur mes étagères, avec un article dans les pages d’actualités concernant le trio de Martial Solal. Hélas, l’acquisition de ces numéros datent d’une époque immature où je les découpais pour en coller les coupures sur les pochettes intérieures de mes vinyles. N°145 d’août 1967 : Idéal ! Un blindfold test mené par Jean-Louis Ginibre! Las ! Même constat, et je me demande d’ailleurs si c’est moi qui ai découpé ces pages ou s’il ne s’agirait pas plutôt de numéros acquis d’occasion beaucoup plus récemment, et découpés par d’autres. Enfin, le numéro 128 de mars 1966. Juché sur un tabouret bancal posé sur une banquette-lit instable, je parviens à l’atteindre… et il est complet ! L’article d’André Vacher tient sur une colonne de la page Où jouent-ils ? qu’il tenait à l’époque dans les premières pages de Jazzmag. Modeste, mais capital, le premier article consacré à Charles Bellonzi ! (Je n’ai pas pris le temps de consulter Jazz Hot pour lequel je ne possède pas d’index aussi détaillé.) On y apprend qu’il est né le 14 janvier 1941 à Nice, qu’il a joué de l’accordéon avant d’opter pour la batterie et qu’il monte à Paris en 1960 pour se faire connaître au Tabou et au Club Saint-Germain. Il retourne en juillet 1964 étudier à Nice au conservatoire et remonte à Paris pour remplacer Daniel Humair dans le trio de Martial Solal.

Martial Solal ! À en croire mon index, Jazz Magazine n’aurait eu de considération pour Charles Bellonzi que durant ses années passées chez Solal (1964-1968) avec son partenaire des années 1960, le contrebassiste Gilbert “Bibi” Rovère, tous deux prenant de 1964 à 1968 la place occupée auparavant par Guy Pedersen et Daniel Humair. Des années que semblent passer sous silence – et qu’ils méconnaissent peut-être – ceux qui lui rendent hommage ces jours-ci sur internet, leurs souvenirs étant probablement plus tardifs. Martial Solal en faisait baver à ses batteurs, sur des arrangements labyrinthiques et millimétrés. Et, dans le film auquel je vais vous renvoyer, Charles Bellonzi reconnaît tout à la fois que ce fut pour lui une véritable école de l’exigence mais qu’il n’en appréciait pas totalement la froideur. Et l’on sent que son appréciation tient de l’euphémisme. Moi, j’adorais… ce dont tout le monde se fiche, sinon que s’éclaire ainsi cette assiduité avec laquelle j’ai pu fréquenter la scène du jazz français, sans jamais me familiariser avec Bellonzi. D’autant plus que, de par mon âge, j’ai couru les concerts de Solal une décennie plus tard et que ses disques de la seconde moitié des années 1960 sont restés inédits. Quatre années de musique ! Au cours desquelles Bellonzi n’a fait d’autres infidélités phonographiques à Solal que pour Ivan Jullien et son “Paris Point Zéro”. Tâchez de mettre la main par internet sur Fafasifa de l’album du même nom, Lady Bird en concert au Blue Note, Morceau de Cantal sur “Son 66” ou Liberté Surveillée sur “En liberté”… Quand même !

Mais d’aucuns m’accuseront de trahir sa mémoire par cette incompétence consistant à ne présenter Charles Bellonzi que sous ce jour-là. Et là, c’est encore Gérard Teillay qui vient au secours de mon “malentendu”, avec “Tambour battant”, un admirable petit documentaire de 19’ qu’il a réalisé dans le cadre d’un travail filmographique de lycéens et qui circule ces derniers jours sur la toile parmi ses amis et ses fans. On y voit et entend Bellonzi raconter sa vie, la vie du jazz à Paris, commenter les photos d’une vie ou son travail sur l’instrument, monter sa batterie, enseigner à de jeunes gens comme un raconte une histoire, etc. et jouer en trio devant la caméra avec le contrebassiste Wayne Dockery et un Olivier Hutman au sommet de son art, sur un répertoire de standards et de compositions du pianiste et du batteur lui-même. Un portrait de musicien complet où, appréciant ce parfait équilibre entre la passion et la mesure, entre l’économie et la profusion, entre l’écoute et l’initiative, entre l’anticipation et la réaction, entre le son et le rythme, entre la mathématique du mètre et la musicalité tirée des peaux et des cymbales, je m’autorise enfin à l’appeler “Lolo”. Mon hommage aurait dû commencer par là. Franck Bergerot

P

Installé pour deux soirs au Pavillon de la Sirène à Paris 14e, l’Orchestre des Jeunes 3ème édition – que l’on retrouvera ce soir 13 juillet pour une restitution de l’Académie de composition de l’ONJ – et son chef Claude Barthélémy donnaient leur dernier concert.

J’ose affirmer que j’ai entendu là, sur un pot-pourri des répertoires qu’il dirigea par le passé à la tête de l’ONJ, le meilleurs des concerts en grande formation dirigés par Claude Barthélémy, auxquels il m’ait été donné d’assister. Il est vrai que j’ai beaucoup boudé les éditions 1989-1990 et 2002-2005 donnés par celui qui était alors l’enfant gâté d’un réseau associatif qui avait la main sur ce qu’il qualifiait d’innovant au point d’ignorer ou dédaigner de larges pans de l’actualité du jazz français de l’époque.

Or, l’enfant gâté hier, c’était les jeunes de cet Orchestre des Jeunes tournant, conçu par Fred Maurin pour passer sous la direction tournante d’anciens chefs de l’ONJ. Il y avait une forme de tendresse dans le don que Barthélémy a fait à ces jeunes musiciens de son répertoire qu’ils lui restituèrent magnifiés. Certes, je n’ai pas oublié les éclats fous du premier album de l’ONJ 1989-1990, notamment tels que je les avais reçus à Jazz sous les Pommiers au début de son premier exercice. Mais les anciens répertoires du guitariste-chef, semblent avoir vieilli comme un vin de garde, comme un bel assemblage des trois crûs de l’ONJ-Barthélémy, des répertoires qui nous laissaient le souvenir de démentiels kaléidoscopes ici devenus, pour poursuivre dans la facilité métaphorique, de somptueux assemblages, somptueux non par la noblesse des arômes, mais par ce mélange d’excitation des papilles et d’ivresse qui après tout sont bien les deux objectifs recherchés par les amateurs de vieux flacons. Assemblage ? Du blues façon Jef Beck à la collective néo-orléanaise, de Brahms (c’est le chef qui le dit, n’ayant moi aucune compétence dans ce domaine) au bebop, des Balkans à Charlie Parker (ses premières notes sur Parker’s Mood soudain citées), du Coltrane de Giant Steps au funk, avec quelque chose de Frank Zappa dans cet art encyclopédique.

Autant d’occasion de magnifier les talents prometteurs réunis au sein de ce troisième Orchestre des jeunes, parmi lesquels se glissait, en remplaçante, la tromboniste Jessica Simon, qui a déjà son pupitre au sein de l’ONJ de Fred Maurin. J’ose à peine citer les autres, parce qu’il faudrait les mentionner tous (voir ci-dessous), mais l’expérience d’un orchestre des jeunes, c’est aussi faire l’expérience de l’injustice et de la mauvaise foi de la critique. Privilégions donc quatre noms que nous gardons dores et déjà en mémoire pour leurs solos : les trompettistes Dmitriy Loginov et Johannes Knoll, la tubiste (joueuse d’euphonium pour être exact, le ténor de la famille des tubas) Amélie Ratle et les deux saxophonistes : Liam Szymonik (alto) et Pierre Carbonneaux (ténor)… J’aimerais encore citer la contrebassiste Léna Aubert, dont la singularité m’avait laissé circonspect dans mes comptes rendus de Respire Jazz 2023 où elle présentait sa propre formation, mais qui m’avait suffisamment intrigué pour que j’en garde le souvenir, avec quelque chose dans le son et le jeu m’évoquant Charlie Haden, et autre chose encore qui n’appartient qu’à elle et que l’on a hâte de voir s’épanouir, comme s’était déjà le cas hier… jusqu’au moment où je réalisai que certaines de ces parties de basse étaient doublées par la bassiste électrique Joana Lazzarotto qui dégagea sur certains morceaux une appétente singularité, le tout en formidable intelligence avec le batteur Loup Godfroy.

Nous les retrouverons tous ce soir 13 juillet au même endroit, au Pavillon de la Sirène, 20 rue Dareau, près de Denfert-Rochereau. Quant à Claude Barthélémy, en guise d’adieu, il émit le vœu, teinté d’une sincère émotion, “de s’en faire des amis”. Franck Bergerot

Claude Barthélémy (oud et guitare électrique, direction) avec Dmitriy Loginov, Johannes Knoll (trompette), Gaspard Moglia, Jessica Simon (trombone), Amélie Ratle (euphonium), Liam Szymonik (saxes alto et sopranino), Pierre Carbonneaux (saxes ténor et soprano), Selma Benlarbi (accordéon), Lélo Laurent (vibraphone), Raphaël Gautier (guitare électrique), Joana Lazzarotto (basse électrique), Léna Aubert (contrebasse), Loup Godfroy (batterie)… et le sonorisateur de cet Orchestre des jeunes : Tom Fougedoire.

Ce 8 juin 2024, l’ONJ reprenait le répertoire du Dodecaband de Martial Solal avec Bruno Ruder dans le rôle autrefois tenu par le compositeur, et seul dans son propre rôle en première partie devant un Studio 104 plein comme un œuf.

Avertissement

Couvrant souvent les mêmes concerts pour Jazz Magazine, nous avons l’habitude, Xavier Prévost et moi-même, de nous répartir les comptes rendus. Hier, en nous quittant, nous hésitions. J’étais tenté de laisser l’initiative à Xavier, qui a un rapport au piano que je n’ai pas et une proximité à l’univers de Martial Solal qui tient notamment au livre d’entretiens Martial Solal, Compositeur de l’instant, ouvrage de référence qu’il a publié en 2005. Mais je me sentais également motivé par ce qui venait de me conforter dans deux passions anciennes, pour Bruno Ruder que j’écoute depuis ses premiers pas hors du CNSM il y a plus de vingt ans, et Martial Solal, l’une de mes premières passions musicales pour l’avoir entendu en concert il y a une bonne cinquantaine d’années dans sa fameuse suite pour piano et deux contrebasses “Sans tambour ni trompette”, puis pour avoir traqué ses prestations parisiennes tout au long des années 1970. C’est pourquoi, partagé entre la timidité naturelle que m’inspirent les 88 dents du piano, la voracité qu’y associe la musique de Solal, et la compétence de Prévost en ce domaine d’une part, et d’autre part le plaisir que ce concert venait de me procurer, je me suis montré évasif, laissant entendre que si ce concert faisait l’objet de deux comptes rendus, il le méritait bien, et qu’ils seraient très probablement complémentaires. Un voyage Paris-Lorient m’a laissé le temps de mettre au propre mes impressions.

Ruder

Première partie, premier constat, Bruno Ruder sait faire sonner un piano, qu’il s’agisse des médiocres pianos droits des clubs où j’ai fait sa connaissance autrefois, ou qu’il fréquente les Steinway des grands auditoriums. Il en sculpte le son avec une sûreté de plasticien, qu’il fasse sauter l’exact éclat de porphyre, polir patiemment la douceur du noyer, provoquer de soudains fracas quincaillers ou simuler une fontaine. Mais tout cela ne survient pas simultanément. Il sait prendre son temps pour élaborer de lents scénarios et enchaîner les partitions disposées sur son pupitre comme des aide-mémoire qu’il convoque successivement par associations d’idées. Et s’il peut soudain faire se précipiter une tornade d’une extrême violence, il sait jouer du goutte à goutte, c’est toujours à l’écoute de son piano dont il exploite les moindres harmoniques et résonances sympathiques. Alors que l’on se prend à surveiller le jeu de ses pieds sur les pédales qu’il sollicite judicieusement, on s’étonne soudain de ce qu’il les aient abandonnées, les jambes momentanément repliées sous son tabouret, la main droite articulant seule un phrasé tristanien sec et précis comme un xylophone véloce et inexorable. Et l’on découvre alors sa main gauche, quasi immobile libérant dans les graves les cordes qu’il désire faire résonner avec ses phrases jouées dans l’aigu comme dans un halo. Alors après avoir pensé à ce que j’aime chez Tristano, je pense à Paul Bley et au Lizst le plus tardif, puis encore à Ran Blake, lorsque soudain surgit de l’abstraction un fantôme de stride sous une citation d’Honeysuckle Rose (tellement incongrue, qu’il m’a fallu lui en demander le titre à l’issue du concert). En dépit d’un discours souvent disjoint, disparate, lentement égrainé, une fluidité s’impose dans l’enchaînement des idées, une histoire se raconte, traversé de drames, d’apaisements et d’illuminations.

Triomphe… 

…mais relatif. Quelques voix discordantes se font plus ou moins discrètes. On n’a rien entendu de ces continuités narratives qui m’ont réjoui ; on se plaint de l’uniformité du jeu d’une pièce à l’autre ; il joue tout le temps la même chose ! Et ça groove pas… Exigerait-on de Rothko de mettre un peu de diversité dans ses grands monochromes ? De Soulages qu’il ajoute quelques touches de couleurs vives à ses noirs, voir d’y glisser quelque Mickey ? Qu’il cesse de faire du Soulages ? Le grand handicap de la musique face au grand public, ce grand public qui se bouscule du Louvre à la Fondation Louis Vuitton, c’est qu’elle s’adresse à l’Humain pour qui l’ouïe n’est qu’un sens secondaire ; qui sait sans détour identifier une couleur ou une forme visuelle fût-elle abstraite, mais ne sait pas identifier un son s’il n’a pas suivi des études musicales ou, par exemple, un formation d’ornithologue. Ce qui différencie encore la perception de la musique de celle des Beaux-Arts, c’est que l’on ne peut l’ignorer. Un tableau, on le considère de quelques minutes à quelques secondes, puis on passe. Et on peut l’ignorer. Pas la musique, elle occupe tout l’espace et l’on doit la considérer dans sa durée, jusqu’à la subir. D’où la double nécessité du format court et du consensuel, du salon de coiffure à l’Arena. Une dernière différence s’impose, c’est celle du marché. L’Art est un marché et l’œuvre d’art, comme à la Bourse, une valeur que l’on acquiert de manière individuelle et sur laquelle spécule une élite de réels amateurs et de marchands de pétrole ou de cochons. Les prix atteints lui confère un prestige écrasant. Le marché de la musique est tout autre, c’est un marché de masse qui repose sur le consensuel, lubrifiant indispensable au bon fonctionnement des rouages qui font s’accorder marketing, communication et diffusion. C’est ainsi que l’on peut imaginer une reproduction de Rothko dans la salle d’attente de son dentiste, mais pas la diffusion d’un solo de Bruno Ruder, de Martial Solal ou du programme Ex Machina de l’ONJ. Ainsi, sanctifiée par le monde de l’Art, pratiquée dans de petits lieux musicaux fréquentés par d’authentiques mélomanes mais exclus des grands palmarès, la Création soulève des hauts-le-cœur dans le monde du marché de la musique, sauf lorsque son périmètre a été défini par les programmateurs eux-mêmes. C’est ainsi que l’on n’entendra pas l’ONJ sur dans les festivals de l’été où il semble blacklisté comme l’évoque Frédéric Maurin en présentant l’ONJ qui succède à Bruno Ruder…

Solal

…et l’invite à rejoindre le piano pour prendre la place autrefois occupée par Martial Solal. Car, ce soir, l’ONJ, dans le cadre de la mission patrimoniale qu’il s’est donné de faire revivre les œuvres des grand compositeurs du jazz français, et comme il l’a fait avec Anna Livia Plurabelle d’André Hodeir, c’est le Dodecaband de Martial Solal qui est ressuscité. Cet orchestre n’enregistra qu’un seul disque, en 1997, avec notamment – cités ici parce qu’ils étaient hier dans la salle – Tony Russo (1er trompette) et Patrice Caratini (contrebasse). Je me souviens de cet unique disque enregistré en 1997, “Dodecaband Plays Ellington” qui m’avait laissé une impression mitigée à l’époque. Peut-être parce que l’orchestre s’y était insuffisamment préparé avant d’entrer en studio, souvenir trop lointain pour être affirmé. Je crois surtout, parce que l’audace de Solal dans l’univers d’Ellington apparaissait non comme un sacrilège, mais comme un prétexte un peu futile à exercice de style, là où la plume de Solal se suffit à elle-même. Certes, on s’est régalé hier à retrouver ces exercices que l’on avait oubliés : Satin Doll et In A Sentimental Mood. Un régal qu’on déguste sur place, comme les bananes de Jean-Paul Sartre, d’autant plus que ce plaisir qui nous est donné, c’est celui de l’orchestre, ce plaisir qu’il prend à jouer et de se jouer de ces scapinades.

Mais la pièce de résistance, ce sont ces compositions originales(Isocèle, Méli-mélodie, Version sans thème, Texte et prétexte) inédites entre les mains du Dodecaband de l’époque aujourd’hui ainsi reconstitué :

Joël Chausse (1er trompette), Ysaura Merino, Fabien Norbert (trompette), Jessica Simon, Daniel Zimmermann (trombone), Fanny Meteier (tuba), Julien Soro (saxes alto et soprano), Fabien Debellefontaine (saxes ténor et soprano, piccolo), Jean-Charles Richard (saxes baryton et soprano), Bruno Ruder (piano), Raphaël Schwab (contrebasse) Rafaël Koerner (batterie), Frédéric Maurin (direction).

Bonheur de retrouver Ruder sur ce répertoire dont il endosse les parties écrites à la perfection pour s’approprier pleinement les parties improvisées. Joie que cette complicité orchestrale qui s’est nouée au fil des géométries variables adoptées par cet ONJ au fil de ses programmes et où l’on devine l’héritage de cette Ping Machine à tête de laquelle Frédéric Maurin se fit les dents plus d’une décennie auparavant et dont on retrouve quelques piliers (Norbert, Soro, Debellefontaine, Ruder, Schwab, Koerner). Bonheur visiblement partagé d’interpréter ces partitions qui redistribuent leurs motifs en cascade de pupitre en pupitre sans laisser un moment de répit ; bonheur tendu sur les premiers morceaux nous avoueront-ils tant les audaces du compositeur sont exigeantes, mais bonheur communicatif et rapidement dénoué tant le plaisir de jouer était visible, jusque dans cet explosif et riant chorus collectif que se sont partagés Ysaura Merino, Jessica Simon et Julien Soro. Et coup de chapeau à Rafaël Koerner, épuisé par la série des concerts “Ex Machina” qu’il vient d’enquiller, endossant ici des rôles de batteur swing qu’on lui entend rarement, et toujours avec cette élégance qui est la sienne.

Franck Bergerot

PS : la première partie consacrée au solo de Bruno Ruder était diffusée en direct sur France Musique par Nathalie Piolé dans le cadre du Jazz Club et se trouve ainsi podcastable. La seconde partie avec l’ONJ sera diffusé le 7 septembre dans ce même Jazz Club.

Maëlle Desbrosses, c’est l’altiste que l’on a aimée chez Sylvaine Hélary ou au sein du Trio Suzanne. Les Garçons, ce sont le tromboniste Paco Andreo, le pianiste Clément Mérienne et le batteur Samuel Ber. Ils étaient hier 30 mars à l’Atelier du Plateau.

Face à l’épreuve toujours défaite de “dire la musique”, d’autant plus lorsqu’elle n’a pas été fixée sur le disque, épreuve face à laquelle, d’année en année, mon incompétence m’apparaît grandissante, j’ai commencé par faire des comparaisons et les premières mesures m’ont fait venir en mémoire ce qui se joue chez Tim Berne et ses héritiers, dans sa façon paradoxale de libérer l’improvisation par l’ingéniosité des cadres auxquels il la soumet (ou à travers laquelle il la propulse). Mais outre le fait que ça ne nous mène pas très loin en terme descriptif, des séquences de natures différentes se succédant rapidement, j’ai rapidement lâché prise et me suis laissé porter par la diversité des séquences où d’autres héritages apparaissent, d’une certaine pop, un certain rock, et surtout les musiques vers lesquelles son instrument, le violon alto, a pu emmener Maëlle Desbrosses, du baroque au contemporain.

Il y a quelques jours circulait sur facebook, parmi les geeks du jazz, la grande question des racines. Quoiqu’elle puisse moi aussi me tracasser, dans quelque domaine que ce soit, et même s’il m’arrive de déplorers l’oubli dans lequel sont tombés les solos de Louis Armstrong sur Potatoe Head Blues, Lester Young sur Lady Be Good et Charlie Parker sur Embraceable You, l’important c’est d’avoir des racines, quelles qu’elles soient. Et à entendre la cohérence de son programme et de ses collaborations extérieures (Suzanne et l’Orchestre incandescent), Maëlle Desbrosses en a. Tout comme Paco Andreo dont les solos, au trombone à pistons (il joue également de l’euphonium) relèvent plus de la tradition du “jazz-chorus”, avec des accents relevant soit de l’énergie du free jazz afro-américaine ou de la free-music européenne, soit des qualités de phrasé propre au jazz-jazz (la navigation sur son nom réservant quelques belle surprises et autant de promesses) qui sont absentes chez Maëlle Desbrosses. Non que l’on en fasse un défaut, mais plutôt le constat d’une culture qui conduit son improvisation non à prendre de la hauteur sur une grille harmonique ou modale dont on oublierait le prétexte, mais à détricoter et remailler librement les trames de son écriture, ce qu’elle fait avec une passionnante assurance.

On ne devrait plus avoir à présenter le batteur belge Samuel Ber depuis son entrée au sein de Kartet ou ses collaborations avec Tony Malaby et Jozef Dumoulin ou Bram de Looze. Coutumier des pratiques polymétriques héritées de Steve Coleman (plutôt digérées-assimilées depuis un bon quart de siècle), il y montre une décontraction et une qualité dans le choix des timbres et des équilibres que je ne peux pas ne pas faire remonter à l’élégance d’un Jo Jones.

Quant au troisième de ces “garçons”, le pianiste Clément Mérienne, attaché au défunt Arrosoir de Chalon-sur-Saône, il mérite lui aussi un tour sur le net où d’un ensemble de rôles endossés, de standards chantés qu’il accompagne à de très convaincants solos de piano préparé, se dessine une personnalité originale. Il endosse le projet de Maëlle Desbrosses avec un engagement discret, miniaturiste, d’un onirisme magnifié par l’apparition fugace à main gauche de basses synthétiques parmi la mosaïque timbrale qu’il obtient de ses préparations et qu’il dispose selon des traits fulgurants ou d’étranges tintinnabulements.

On parlait de racines. Elles peuvent être extra-musicales et je suis parfois désolé par l’inculture des musiciens hors de leur domaine. Ce n’est pas le cas dans ce programme inspiré des Songs of Innocence and Experience de William Blake publiés à la fin du 18e siècle, qui aide à penser les folies du siècles présents, et dont Maëlle Desbrosses chante quelques extraits au fil de ses parcours composés, tout droit dans micro ou la voix filtrée au travers d’effets électroniques, évocation fugitive des antécédents d’une autre chanteuse-violoniste, Laurie Anderson. On a déjà entendue Maëlle Desbrosses chanter au sein du trio Suzanne. Ici, dans le cadre de cette “création” déjà très aboutie, la place du chant, de la voix, du texte, m’a semblé comporter quelque incertitude : amplifiée ou non, dominant ou fondu dans l’orchestration, paroles destinées à être comprises ou non, donc fredonnées ou articulées, nécessité, nature et signification des effets.

Maëlle Desbrosses se produisait là dans le cadre des résidences qu’a coutume d’accueillir L’Atelier du Plateau qui avait loué un piano pour l’occasion. Prochain rendez-vous de cette résidence, sans piano, le 2 mai à 20h : Maëlle Desbrosses jouera au sein de Météore, un duo sans garçons avec la tubiste Fanny Meteier où toutes deux donneront de la voix. Extrait des notes de programme « Avec cet improbable duo qui gigote, papote, braille, se tait et pédale, elles soliloquent des histoires loufoques composées entre autres par Christophe Monniot, Sarah Murcia, Elodie Pasquier ou encore Dominique Pifarély. » Ça promet ! Franck Bergerot

Concert “mais pas que”, en marge de la marge, et pourtant le patronyme de Birgé devrait vous dire quelque chose tout comme la guitare et le violoncelle de Karsten Hochapfel. Les trois heures de train qui me ramènent de Lorient à la Bretagne seront l’occasion d’en dire deux mots.

Birgé, Jean-Jacques, le père… un inclassable, ou alors dans la case Un Drame musicale instantané, du nom du groupe où il s’est fait connaître il y a une quarantaine d’années avec Bernard Vitet et Francis Gorgé, également inclassable. Si elle me pardonne cette injure de la présenter ainsi (qui plus est en négligeant le legs, peut-être plus décisif encore, d’une mère, l’accordéoniste et chanteuse Michèle Buirette à la discographie tout aussi atypique), Elsa Birgé a gardé de cet héritage le goût de l’inclassable, quoique sa prestation me ramène à un certain genre de concert que je fréquentais il y a une cinquantaine d’années dans les folk clubs où un même groupe pouvait passer d’un folklore (on évitait le mot, trop connoté) à l’autre tout en y apposant une patte bien à soi qui, chez les meilleurs d’entre eux, faisait cohérence.

C’était il y a déjà une semaine, en la salle Lein Roch de Kergrist-Moëlou, petite commune au nord de Rostrenen, Centre Bretagne, dans le cadre des programmations de la Grande Boutique “Le Plancher”. La cohérence tient déjà à la nouvelle thématique que s’est donnée Odeia, le groupe réuni autour d’Elsa Birgé : “Il Pleut”, ce qui en ce début de printemps en Bretagne est une rude réalité, mais ce sont les larmes que célèbre Odeia, larmes de rire ou de douleur. À quoi s’ajoute la dimension d’un rhume carabiné qui affecte Elsa Birgé la chanteuse. Ses yeux pleurent, elle se mouche, elle éternue, sa voix s’égosille, mais elle affronte l’épreuve avec courage et un bel humour partagé avec ses musiciens. Et le métier dont elle fait preuve la sauve de tout embarras, qu’elle chante Dowland, Scarlatti, le rebetiko, des mélodies du Centre de la France et Robert Waytt (le poignant Alifie en rappel). 

Mes folk clubs d’antan ! Le violon de Lucien Alfonso m’y fait songer, ses improvisations n’ont rien de jazz et s’il a le démanché facile, la tenue de l’archet à quelque chose de l’art du violoneux. Les anglophones le qualifieraient de fiddler, même si le vocabulaire d’Alfonso est large. Qu’il joue ou qu’il plaisante avec le public ou avec ses compères, je ne suis pas surpris d’apprendre qu’il a beaucoup appris de Jean-François Vrod, spécialiste du violon du Massif Central et conteur, traditions dont on pourrait dire, au choix, qu’il en est le Frank Zappa (celui satirique de “Billy the Mountain”) ou le Roland Dubillard. C’est dire que c’est à grand regret que je me trouvais empêché d’assister au concert qu’il donnait une semaine auparavant avec ses complices de la Soustraction des fleurs (le percussionniste Sylvain Lemêtre et le violoniste Frédéric Aurier) à l’Atelier du Plateau, hélas déjà pris d’assaut lorsque j’avais voulu réservé. Et c’est sans étonnement de ma part que Vrod est présenté comme l’un des deux arrangeurs de ce programme Il Pleut. Et nous fermons là ce qui semblait être une digression mais n’était qu’une parenthèse.

L’autre arrangeur, très complémentaire, étant Karl Naegelen, compositeur naviguant entre musiques “contemporaines”, musiques improvisées “intra-européennes” et traditions “extra-européennes”. Ses partitions ont les faveurs du Quatuor Bela (dont Aurier cité ci-dessus et l’un des deux violons), du Quatuor Umlaut (encore des cordes), de l’Onceim (il y pleut des cordes), de Tomas Gouband et Sylvain Darrifourcq, des Percussions de Strasbourg… j’en vois déjà qui sortent… n’ayez pas peur ! Karl Naegelen traite ces musiques à pleurer que lui confie Elsa Birgé avec un grande délicatesse, et met en valeur les talents des deux autres musiciens que l’on n’a pas encore cités :

Yves Le Jeune, contrebassiste passé par les bœufs parisiens du Studio des Islettes avec Sunny Murray, les masterclass de Jean-François Jenny-Clark et Ron Carter, et le Berklee College of Music, dont il a surtout retenu une aptitude au vagabondage esthétique ; Karsten Hochapfel déjà très remarqué sur les scènes françaises, de Naissam Jalal à Louis Jallu en passant par Le Bestiaire de Matthieu Donarier, est quant à lui aussi à l’aise sur la guitare que sur le violoncelle, dans les voltiges du jazz que dans les flâneries entre baroque, hard rock et “trad”. Vous avez dit “mais pas que” ? Franck Bergerot