Ce 19 octobre, Yoann Loustalot présentait hier au Studio de l’Ermitage à Paris le programme révélé par son disque “Oiseau Rare”, “Choc” dans les pages de notre numéro d’octobre. Trompette, piano et quatuor à cordes.

Je ne vais pas refaire la chronique de ce disque auquel j’ai moi-même attribué un “Choc” dans nos pages papier d’octobre. Certes, je pourrais avoir été déçu par le concert. C’est souvent le contraire qui se produit, la présence physique des musiciens, la magie du “moment-concert” opérant un charme et suscitant une forme d’indulgence, surtout si le disque a été enregistré avant que le groupe n’ait tourné, et n’ait donc rodé son programme. Mais on peut aussi imaginer que le disque soit un leurre, le masque d’une musique qui n’a pu advenir que par un sauvetage en studio d’une musique que l’artiste est incapable de faire advenir une fois démuni des sortilèges l’électro-acoustique.

Rien de tel ici. Le disque méritait son “Choc” et la musique tient d’autant plus ses promesses sur scène qu’elle n’est pas un produit de studio mais une œuvre vivante, une performance avec tous les risques et les fragilités que cela comporte, une expérience humaine et collective, le Studio de l’Ermitage étant par ses dimensions et son acoustique un lieu idéal. Rappelons-en les interprètes, outre Yoann Loustalot alternant bugle et trompette : Julien Touéry au piano, toujours admirable, Marie-Violaine Cadoret (violon) et Cécile Grenier (violon alto) ardemment impliquées, Atsushi Sakai (violoncelle, seul de ces cordes à se voir confier un solo improvisé, et depuis qu’on l’a entendu au sein du Quatuor IXI l’on sait la “bravoure” qu’il y met lorsqu’il y est invité), Ivan Gélugne enfin, remplaçant le contrebassiste Mátyás Szandai dont ce disque porte le deuil.

Outre ce que l’on sait déjà des qualités de trompettiste de Yoann Loustalot, j’ai retrouvé ce que j’ai aimé de cette écriture en rédigeant ma chronique : loin de l’usage qui est fait généralement des cordes, ce que l’on pourrait qualifier de “tartinage à la confiture” ou de “glaçage au sucre”, surtout de la part de musiciens décidant d’y recourir sans aucune expérience de ce type d’écriture ce qui était le cas de Loustalot, ce dernier fait preuve ici d’une fertile imagination dans l’usage des voix individuelles, associées en homophonie ou dissociées, introduites comme un dramaturge fait entrer et sortir les personnages d’un pièce de théâtre en fonction des situations dramatiques. Chacun de ces morceaux constitue un authentique récit, sur des couleurs automnales dominantes, et à en redécouvrir l’ensemble je me demande quelle “pillule qui arrondit les angles” j’avais pu absorber en rédigeant ma chronique pour écrire « une tradition remontant plutôt à Fauré qu’à Bartok », car, si cette comparaison a un sens, ce serait plutôt l’inverse qui s’imposait à mon écoute d’hier. On est en tout cas moins des salons parisiens du 19e que dans cette Mitteleuropa dont les cordes, entre tournures héroïques et épanchement romantique, empruntèrent souvent, de façon plus ou moins distante, leur mélange d’âpreté et de légèreté à l’héritage des musiques populaires. Franck Bergerot

C’est son compagnon Steve Swallow qui l’a annoncé cette après-midi du 17 octobre : Carla Bley s’est endormie pour toujours.

En 1958, Paul Bley jouait en quartette au Hillcrest sur le Washington Boulevard avec le vibraphoniste Dave Pike, le contrebassiste Charlie Haden et le batteur Billy Higgins, lorsqu’un copain de ce dernier, le trompettiste Don Cherry introduisit un certain Ornette Coleman, saxophoniste. Tous deux ayant été invité à rejoindre le quartette sur scène, Ornette proposa ses partitions. Un monde nouveau s’offrit soudain au pianiste, tandis que le public fuyait la salle pour finir ses consommations à l’extérieur du bar. À la fin du premier set, Paul Bley entraina son épouse, Carla Bley sur le parking pour lui faire part d’un enthousiasme qu’elle partageait totalement. « Si on vire Dave pour engager Don et Ornette, on ne finira pas la semaine ici. Que faire ? » Ils se regardèrent tout sourire et dirent à l’unisson « Virons Dave ! » Un mois plus tard, ils furent remerciés par le patron du Hillcrest « réalisant qu’il ne pouvait pas faire sauter une bombe atomique dans son club chaque soir. »

C’est Paul Bley qui dans son autobiographie Stopping Time raconte cette scène significative de la complicité régnant entre les deux époux.

Carla, allant vers ses 22 ans, quasiment autodidacte quoique fille d’un professeur de piano et chef de chœur, rebelle aux conventions de l’apprentissage musical, avait demandé à son père ce que signifiait « composer de la musique ». Le voyant dessiner quelques points sur la portée d’une partition correspondant à une mélodie, elle s’était mise à couvrir un papier à musique de petits points. Son père lui ayant suggéré d’en mettre un peu moins et elle avait continué à poser ainsi des notes pour voir ce que ça donnait. Une adolescence passée à faire du patin à roulettes, à fréquenter les clubs de jazz de la région d’Oakland, à faire du piano-bar et à se produire avec un chanteur de folk, elle est tente sa chance à New York à 17 ans, se fait vendeuse de cigarettes au Birdland, à la Jazz Gallery ou au Basin Street. Elle ne se considère pas encore comme une musicienne, mais elle écoute, échange avec les musiciens et apprend : « Pas musicienne, mais comme auditrice, j’étais unique. » C’est là qu’elle rencontre Paul Bley.

Son aîné de quatre ans, ce Canadien est un authentique virtuose. Il a remplacé Oscar Peterson à l’Albert Lounge de Montreal, au départ de ce dernier pour New York en 1949. Jeune homme plein d’ambition, il suit le même chemin l’année suivante, s’inscrit à la Juilliard, s’agace du conformisme des jeunes jazzmen et rêve de faire sauter les carcans de la tonalité et des formes standards. C’est l’exemple d’Ornette qui lui en offre les moyens. Revenu à New York en 1959, il est invité avec Steve Swallow par le clarinettiste Jimmy Giuffre à monter un trio. Il s’intéresse aux compositions de Carla. Avec son nouvel ami Swallow, il les fait connaître autour de lui. On les retrouve chez George Russell, Don Ellis, Art Farmer… De pures mélodies iconoclastes (Ida Lupino), imprévisibles (Jesus Maria), en apesanteur (Vashkar), sans queue ni tête (Ad Finitum), ou d’authentiques abstractions (Ictus). Elles accompagneront Paul Bley tout au long de sa vie, au-delà de leur rupture conjugale.

En attendant, Carla suit le trio de Paul Bley en bonne épouse de galère en galère et lorsque en 1964, à l’occasion de l’“October Revolution en Jazz”, le pianiste rejoint l’élite du free jazz au sein de la Jazz Composers Guild, Carla est toujours à ses côté contre l’avis de Sun Ra, le pape du spiritual jazz qui ne veut pas voir de femme dans l’association. Carla n’est pas spirituelle, elle se contente d’avoir de l’esprit. Beaucoup d’esprit, espiègle et tenace. Ayant rompu avec Paul, elle s’associe à un nouveau compagnon Mike Mantler. Son cadet de sept ans, il est diplômé de l’Académie de musique de Vienne et de la Berklee School de Boston. Avec lui, elle prend la tête du Jazz Composers Orchestra. L’heure est à l’improvisation sans bride, free… Avec Mantler, elle apprend à donner forme à cet élan avec bientôt la mise en place d’une structure de distribution indépendante, la Jazz Composers Orchestra Association d’où naîtra plus tard le label Watt distribué dans le monde entier suite à un accord avec ECM.

De 1968 à 1971, elle se lance dans la confection (composition, enregistrement, production) d’un opéra, “Escalator Over The Hill” en collaboration avec un ami poète, Paul Haines, qui d’Inde lui envoie des textes reposant tant sur le son des mots que sur les collisions de sens. Tout y passe, le free jazz (avec notamment les solos déchirants de Gato Barbieri), la country music (avec Linda Ronstadt), le rock (avec la voix de Jack Bruce), le jazz-rock naissant (avec John McLaughlin), cinquante-trois musiciens au total répartis en sous-groupes, qui satisfont son goût pour les fanfares populaires qu’elle a déjà fait entendre en 1967 auprès de Gary Burton (« A Genuine Tong Funeral”) et en 1969 pour le “Liberation Music Orchestra” de son ami Charlie Haden autour d’hymnes révolutionnaires.

La suite… il se fait tard. Jazz Magazine aura l’occasion d’y revenir et sa phonographie sur internet permet de la reconstituer de grands orchestres en petites et moyennes formations, et en collaboration diverses (Nick Mason, Kip Harahan, Peter Blegvald…). On y découvrira le goût du rhythm and blues qu’elle partage avec Steve Swallow, passé entre temps de la contrebasse à la basse électrique qu’il tient dans tous ses orchestres à partir de la fin des années 1970 et qui devient son nouvel et dernier compagnon. Rarement couple musical n’aura travaillé dans une telle complicité et un tel respect mutuel. Ces derniers temps, Steve avait cessé toute activité pour s’occuper de Carla et accompagner ses derniers jours. Ce 18 octobre, dans l’après-midi, il postait ce mail collectif : « Dear Friends, Carla died this morning, in bed at home. Love to all of You, Steve. »

J’ai alors recherché en guise de requiem cette version en trio avec Steve Swallow au Cully Jazz Festival d’Utviklingssang, composition que lui avait inspiré une banderole aperçue lors d’une manifestation des tribus de Laponie pour la défense de leur environnement naturel. Revoir ses mains, ses doigts incroyables sur le piano, son regard tendu, l’attention que lui porte Steve et les regards qu’ils échangent, et ce long cri terrible d’Andy Sheppard qui sonne aujourd’hui comme un message de deuil. Restent les disques et restent les compositions depuis longtemps inscrits dans le répertoire des standards au même titre que les thèmes de Thelonious Monk. Franck Bergerot

À lire : Carla Bley, l’Inattendu-e, ouvrage collectif sous la direction de Ludovic Florin, Naïve Livres / Collection Jazz Land

Et aussi, à l’image de leur espiègle complicité: ce Very Simple Song :

Hier, 15 octobre, se tenait à la Ferme-Asile de Sion dans le canton de Valais, le Tremplin du festival transfrontalier JazzContreBand.

Chaque année, JazzContreBand confie l’accueil de son Tremplin à l’un de ses 40 lieux partenaires et c’est la Ferme-Asile de Sion, sur les bords du Rhône en amont du Lac Léman, qui cette année recevait les candidats et leur jury dans la salle de concert de ce lieu devenu Centre artistique dédié à l’Art Contemporain et à la musique en 1996 et qui accueillit ses premiers concerts de jazz l’année suivante. Autour de quatre membres de JazzContreband – Vanessa Horowitz (musicologue, productrice et programmatrice de Jazz sur la Plage), Alain Morhange (Les Carrés à Annecy), Stefano Saccon (directeur de l’eMa de Genève (école de musiques actuelles) et Bertrand Furic (directeur de l’Apejs, pour la promotion et l’enseignement des musiques et du jazz en Savoie) – le jury recevait cette année Émile Parisien (saxophoniste), Nik Bärtsch (pianiste) et l’envoyé de Jazz Magazine.

La tremplin commença à forte intensité avec un quartette de la région lyonnaise peut-être galvanisé par un récent Prix du public au festival de jazz d’Oloron (public qu’il semble donc avoir lui-même galvanisé) du guitariste Léo Geller : Gaspard Baradel (sax alto), Fanny Bouteiller (contrebasse) et Malo Thierry (batterie). D’emblée, un sens du public dans leur façon de se présenter oralement et de présenter leur répertoire (une constante tout au long de ce Tremplin, les éditions précédentes ayant souvent montré des orchestres plus inhibés), tension et décontraction, sérieux farouche et humour dans leur façon de dédier leurs trois compositions au héros policier Ricky Larson, à John Coltrane et à la Caresse antillaise, marque de jus de fruits exotiques, engagement immédiat dans une musique tranchante, aux lignes mélodiques vives, aux solos enflammés, sur une rythmique efficace et vivante, avec pour moindre défaut, une dynamique confinée entre le forte et le triple fortissimo.

Leur succéda un quintette venu de Bern, emmené par la pianiste Manon Müllener entourée de Victor Decamp (trombone), Manuel Schwab (sax alto), Benjamin Jaton (contrebasse) et Lucien Müllener (batterie). Un énergie et une efficacité immédiate dispensée par le piano dont les influences cubaines recueillies sur place exploseront lors d’un montuno conclusif, des arrangements pour trombone et saxophone d’un belle conception, un altiste remarqué (tout comme celui du précédent groupe, mais pour des raisons différentes), la vision polyrythmique du tandem contrebasse-batterie mettant également à profit la marque de l’influence cubaine.

Surprise venue de Lyon et ravissement dès les premières notes du duo Weld qui associe Rémi Flambard (trompette) et Charles Paillet (guitare électrique), une trompette évoquant les côtés aériens de Kenny Wheeler (mais de l’aveu de l’intéressé, plus directement Tom Harrell, Alex Sipiagin) et la répartie d’une guitare électrique jouée en un finger picking très orchestral. Un choix radical et courageux quoique sur une musique très accessible, et suffisamment assumé pour affronter le public au-delà de la configuration en club.

Autre surprise : Paillette 121 quartette composé de Simon Daniel (guitare électrique et slam), Ismaël Saint-Rémy (oud), Naomi Cohen (basse électrique), Anatole Palichieb (batterie). Un étonnant équilibre entre une guitare électrique ensauvagée et un oud acoustique aux accents traditionnels, tantôt s’opposant l’une à l’autre, tantôt fusionnant dans un alliage sonore inédit. Tous deux propulsés par une bassiste funk d’autant plus ébouriffante que l’on apprendra plus tard qu’elle joue également du violon alto. Paillette 121 jouera à la Péniche Antipode à Paris, 55 rue de la Seine, ce mercredi 18 octobre à 20h.

Venu de Lausanne, le vibraphoniste Antoine Cellier a clôturé ce Tremplin en beauté avec un quintette admirablement arrangé : Valério Barone (trompette), Natan Niddam (piano), Nicolas Bircher (contrebasse), Damien Sigrand (batterie). Trois points forts : la qualité des arrangements, la belle interaction à l’intérieur d’un groupe où chacun joue très à l’écoute, et un pianiste d’une belle conviction.

Et lorsque ce dernier orchestre a quitté la scène, le jury s’est regardé perplexe : comment départager ces groupes ? Autant l’an passé on avait frisé la non attribution de prix, prix qui a finalement profité au groupe le moins jazz de la manifestation, Mind Spun mais qui n’a pas démérité en faisant l’ouverture du festival le 30 septembre en première partie de Sixun, premier des six concerts attribués chaque année au cours de la manifestation au gagnant de l’édition précédente ; autant cette année la qualité musicale fut constante et ce dans une grande diversité de propositions. Les délibérations furent longues et passionnées, avec plusieurs retournements de majorité, mais c’est finalement le quartette de Léo Geller qui a remporté ces six engagements garantis pour la prochaine édition ; un prix spécidal du jury étant décerné au duo Weld (photo ci-dessous avec Charles Paillet à gauche et Rémi Flambard, tous deux encadrés par Émile Parisien à gauche et Nik Bärtsch à droite. Franck Bergerot

Ps : je mets hélas le point final à mon compte rendu trop tard pour annoncer la masterclass que Nik Bärtsch donna à 17h à l’eMa de Genèvre, suivie d’un concert à 20h45 de son groupe Ritual Groove Music.

C’est au Chorus que le 14 octobre, à l’instigation de Jean-Claude Rochat, s’est tenu le 2ème Concours international de piano jazz de Lausanne devant un jury de musiciens sous la présidence du jury Hervé Sellin et la présidence d’honneur de Martial Solal.

Alors que le JazzContreBand Festival battait son plein de part et d’autre de la frontière franco-suisse, le Chorus de Lausanne recevait son 2ème Concours international de piano. Après avoir entendu la veille Noé Huchard, le lauréat de sa première édition, et m’apprêtant à participer le lendemain au jury du Tremplin JazzContreBand, il était tentant de sauter dans un train pour Lausanne afin d’assister à la finale de cette autre compétition, avant de retourner vers Genève pour le récital solo de Dan Tepfer à la Comédie de Ferney.

Le Jury : Susanne Abbuehl, chanteuse et directrice du département jazz de l’Hemu (Haute École de Musique) de Bâle, et les pianistes François Lindemann (pionnier de l’enseignement du jazz à Lausanne), Emil Spányi (enseignant à l’Hemu de Lausanne et au CRR de Paris), Dado Moroni (enseignant au Conservatorio Giuseppe Verdi de Como), sous la présidence du pianiste Hervé Sellin (des années de bons et loyaux services au CNSM de Paris).

Candidats : après les éliminatoires des veille et avant-veille, cinq finalistes restaient en lice Yorick Geiler, Gaspard Louët, Oscar Teruel, Levi Harvey (tous issus du CNSM de Paris) et Max Teakle (de l’Hemu de Bâle).

Règle du jeu sur un répertoire répété le matin même : Vice et versa de Martial Solal (1963) avec une rythmique composée de Blaise Hommage & Cyril Regamey ; deux morceaux au choix dans un liste imposée, joués par le candidat en duo l’un et l’autre avec deux interlocuteurs différents, le bugliste Matthieu Michel et le saxophoniste ténor Roberto Bonisolo.

J’étais déjà reparti vers Genève pour assister au concert Dan Tepfer lorsque le jury délibéra puis proclama le palmarès qui vint de m’être communiqué :

1er prix : Levi Harvey, 20 ans grandi dans une famille anglaise en Mayenne, entré au CNSM de Paris en 2020, on a pu l’entendre notamment en 2022 à la Philharmonie en première partie du concert solo d’Abdullah Ibrahim dans le cadre de Jazz à la Villette au sein du trio Nebida constitué d’étudiants du CNSM et l’été dernier dans le cadre des soirées Pianoretivo du Tsuba Hotel en trio avec Yoni Zelnik et Lionel Boccara. On a pu aussi l’entendre avec Gaël Horellou, Benjamin Henocq Jeff Boudraux. Joué sans partition, sa version très angulaire de Vice et Versa de Solal m’a laissé l’impression d’une belle décontraction et d’un entier engagement dans les parties improvisées.

2ème prix : Max Teakle, 22 ans, australien, gros parcours d’études musicales qu’il prolonge actuellement à l’Hemu de Bâle. Admirable version de Wee See de Thelonious Monk.

Prix spécial du jury : Oscar Teruel, 18 ans, étudiant au CNSM, une interprétation de Vice et Versa témoignant d’une maturité précoce.

Quittant le Chorus sans attendre les résultats, j’y remarquais la présence du pianiste Paul Lay et du saxophoniste Fred Borey en prévision de la soirée annoncée comme dédiée à la mémoire de Mátyás Szandai qui aurait été le contrebassiste de l’épreuve en trio s’il ne s’était pas donné la mort le 28 août dernier. Un soirée-hommage et de solidarité avec son épouse et sa fille lui sera consacrée le 14 novembre au Bal Blomet par ses amis : Yoann Loustalot, François Jeanneau, Michel Portal, Mathias Levy, Daniel Szabó, Paul Lay et Miklós Lukács. Franck Bergerot

Né à Alger le 2 mars 1941, il avait été associé à Jazz Magazine dès 1964 et avait succédé à Jean-Louis Ginibre en 1971 au poste de rédacteur en chef qu’il avait occupé au tournant des années 2000, jusqu’à céder la place à son adjoint Fred Goaty, qu’il avait laissé s’affirmer à son côté au fil de la dernière décennie du siècle, une succession douce puisqu’il était encore, jusqu’à la fin des années 2010, une présence dans les bureaux de Jazzmag aux chaudes heures du bouclage.

La nouvelle me parvient à l’étranger en plein jury de tremplin et tandis que l’équipe de Jazz Magazine restée à Paris s’active à boucler le prochain sommaire qui portera ce deuil, je laisse venir à moi, entre deux groupes candidats, mes souvenirs. La voix et la parole de Philippe Carles sur les ondes de Radio France, posée, mesurée, érudite et savante. Free Jazz / Black Power qu’il signa avec son ami Jean-Louis Comolli que je me fis offrir en 1971 alors que j’étais cloué à l’hôpital à la suite d’un grave accident et qui fut, de mes premiers livres sur le jazz, le plus décisif. Mes premières lectures de Jazz Magazine la même année alors qu’il venait d’en prendre la direction. Des rencontres furtives et intimidées par ce personnage plein d’esprit et d’un humour finaud et sans indulgence. Jimmy Giuffre toujours, ce musicien discret sur lequel, le premier, il avait levé le voile dans le Jazzmag de Ginibre. Jusqu’au jour où l’on me confia son bureau, en 2007, qu’il m’abandonna avec élégance, non sans une discrète amertume. Depuis plusieurs années déjà, ce journal n’était plus le sien, Frédéric Goaty lui ayant donné un nouveau souffle. Déjà le temps filait. Depuis le covid, alors qu’à mon tour j’avais abandonné ma permanence à la rédaction, ses appels téléphoniques se faisaient de plus en plus rares et mystérieux. Philippe est parti. Toute l’équipe de Jazz Magazine s’associe à la douleur de Michèle, son épouse, et l’on reviendra plus longuement sur son parcours dans un hommage moins à chaud. Franck Bergerot

Ce 14 octobre, parmi les huit affiches proposées par JazzContreBand de l’AMR de Genève à Yverdon-les-Bains dans le Canton de Vaud, notre choix s’est porté sur Ferney-Voltaire dans l’Ain où se produisait Dan Tepfer.

Dans le bus qui me conduisait à Ferney-Voltaire où Dan Tepfer se trouvait à l’affiche de La Comédie, petit théâtre trentenaire, d’à peine 100 places, doté néanmoins d’un beau plateau avec une programmation qui verra prochainement se jouer Henri Miller et Samuel Beckett, je parcourais la réédition des Quatre-vint-neuf Mots de Milan Kundera, comme souvent entre adhésion et agacement. Et je m’étonnais de ne pas y trouver le mot Variations, cet art qu’il évoque dans le chapitre Les Anges du Livre du rire et de l’oubli et sur lequel il revient dans Les Testaments trahis en prenant notamment le jazz pour exemple et en saluant particulièrement les variations d’Ellington sur Grieg et Tchaikovski, qu’il a pratiqué enfin lui-même, entre autres dans Jacques et son maître d’après Diderot. Et j’avais évidemment en tête l’album “Goldberg Variations / Variations” signé d’après Bach par Dan Tepfer en 2011.

D’emblée, se présentant devant son piano à cette petite salle bondée, le pianiste fit une mise au point. Ce soir, il ne s’agirait pas de variations mais d’inventions et de réiventions. Les Variations Goldberg étaient composées à partir d’un même et unique thème, un peu comme un jazzmen multiplie les chorus autour d’un même standard. Inventions furent des études composées par Bach, comme il l’écrit lui-même en introduction, à l’intention des apprentis pianistes comme « une méthode claire pour arriver à jouer proprement deux voix, puis, après avoir progressé, à exécuter correctement trois parties obligées… » Donc, contrairement aux Variations, autant de thématiques différentes, étrangères l’une à l’autre. Recourant à toutes les techniques du contrepoint, elle consistait également en une leçon de composition à laquelle Dan Tepfer, qui avait lui-même pratiqué ces Inventions dans sa jeunesse, revint récemment pour répondre à une question qu’il se posait : comment raconter une histoire à partir d’un thème. Question récurrente dans le monde du jazz qui s’est souvent vu reprocher sa logorrhée et se l’ait souvent reprochée à lui-même, notamment au sein de “l’école” de Lennie Tristano dont Dan Tepfer fut le dernier complice de l’un de ses deux plus célèbres disciples, Lee Konitz. Raconter une histoire, inventer un personnage (l’exposé), lui inventer une histoire (le drame du solo improvisé) et dénouer ce drame (ce qui peut être un ré-exposé ou un exposé transformé, le out-chorus), c’est ce que Dan Tepfer a voulu remettre en chantier.

En faisant un programme particulier, il a choisi d’interpréter à la lettre les Inventions de Bach, au nombre de quinze dans les quinze des vingt-quatre tonalités possibles – Bach ayant probablement évité à ses étudiants les tonalités les plus difficiles –, se réservant d’improviser dans les neuf tonalités manquantes. Il incorpore ces improvisations dans la suite des quinze partitions originales en respectant la progression chromatique de Do à Si voulue par Bach, une pause venant s’intercaler entre chacune d’elle, sauf l’avant-dernière improvisation étant enchainée avec la dernière Invention originale.

Étant finalement familier avec l’univers de Bach plus à travers la façon dont son œuvre existe chez les pianistes de jazz, en particulier chez Keith Jarrett, et à part quelques-unes de ces Inventions dont les arômes me revinrent comme me revinrent les contours de What Is This Thing Called Love lors du dernier rappel de Dan Tepfer improvisant sur le démarquage imaginé par Lee Konitz, Subconcious Lee, c’est dans une relative innocence que je me suis laissé emporter d’Inventions en Reinventions, fasciné par le jeu des deux mains, cette relation qui me semblait être le challenge essentiel des jeunes candidats lors du Concours international de piano jazz du Chorus où je me trouvais quelques heures plus tôt, particulièrement dans l’épreuve en duo. Cette relation étant le sujet même de ces Inventions adressées par Bach aux jeunes pianistes, je renonçai à me tordre le cou pour voir ces mains entre les têtes des deux rangées de spectateurs se trouvant devant moi, et me contentait de les écouter, d’écouter cette histoire qu’elles me racontaient, fasciné par leurs unions et désunions, leur courses-poursuites et leurs confrontations, soudain transporté de l’univers baroque au 19e du côté de Schumman ou Liszt, voire au 20e de Bartok ou Messiaen, pourquoi pas de Lennie Tristano ou Paul Bley.

Rappel : Summertime que Tepfer chante de cette voix fragile de “non chanteur” et avec toutefois cette assurance de la phrase chez les disciples de Lennie Tristano à qui il importait de savoir vocaliser leurs improvisations, exercice auquel Dan Tepfer et Lee Konitz se livrèrent souvent en coulisse voire sur scène. Lee Konitz, le mentor auquel le pianiste rendit hommage comme précisé plus haut en deuxième rappel, Subconscious Lee. Franck Bergerot

Noé Huchard et ses comparses, le contrebassiste Clément Daldosso et le batteur Donald Kontomanou ont subjugué le public du One More Time à Genève dans le cadre du festival JazzContreBand qui se déroule tout le mois d’octobre de part et d’autre de la frontière franco-suisse.

Hier, on n’avait que l’embarras du choix : au Parvis des Fiz à Passy, une duo réunissant les joueurs de oud et chanteurs Mohamed Abozekry et Ersoj Kasimov ; au Caves de Versoix, le trio du pianiste Gabriel Zufferey avec deux musiciens remarqués les années passées au tremplin du JazzContreband, le contrebassiste Yves Marcotte et le batteur Nathan Vandenbulcke ; au One More Time, le trio du pianiste Noé Huchard avec le contrebassiste Clément Daldosso et le batteur Donald Kontomanou. J’ai jeté mon dévolu sur ces derniers. Encore fragile en 2018, âgé de 19 ans, dans un répertoire solo, alternant avec Hervé Sellin son professeur au CNSM et sous l’œil sévèrement analytique de Martial Solal, le tout dans la maison de Claude Debussy à Saint-Germain-en-Laye, il m’avait semblé très prometteur. Depuis, il s’est incontestablement imposé sur la scène française.

One More Time est la vitrine de l’AGMJ (Association genevoise des musiciens de jazz) qui rassemble un public, pour partie de musiciens eux-mêmes, dont l’âge n’a d’égal que l’enthousiasme et l’érudition (je désigne ici le premier carré des membres les plus assidus rassemblés au premier rang, hélas représentatifs du public des scènes de jazz aux têtes de plus en plus chauves ou blanches, pour des musiciens de plus en plus jeunes et toujours plus aptes à actualiser de mille manières le message du jazz. Certes, au deuxième set de Noé Huchard, surpris par l’air de déjà entendu de Little Willie Leaps de Miles Davis et/ou John Lewis (la première séance de Miles en 1947 pour Savoy), ils s’accordent pour l’attribuer à Bud Powell. Mais ils n’étaient pas loin et j’ai moi-même hésité, le tempo plus vif que que celui de la version de Miles étant trompeur. Et Bud Powell en fit lui-même quelque chose de totalement powellien en 1953 au Club Kavakos de Washington avec Charles Mingus et Roy Haynes (le prodigieux “Inner Fire” paru en 1982 chez Elektra Musician). N’empêche que l’un de nos vétérans – ce “vétéran” dit sans ironie, je suis à quelques années près l’un des leurs –, m’a fredonné à la sortie du concert l’exposé de ce thème rare qui ne fait qu’une cinquantaines d’apparitions dans la discographie générale du jazz de Tom Lord, contre 300 pour Confirmation de Charlie Parker, 900 pour How High The Moon. Gobalement, ce public témoigne un enthousiasme à Noé Huchard plein d’à propos, notamment lorsqu’un autre vétéran y glisse une petite, très petite réserve à la sortie du concert : « un peu trop jamalien à mon goût ». Assez bien vu, j’avais pensé à Jarrett, sans les maniérismes, mais on sait que le Jamal de l’Alhambra et du Pershing est l’une des seules influences que le trio de Jarrett se reconnaisse. Aussi la réserve de notre interlocuteur met-elle le doigt mieux que je ne ferai moi-même sur l’une des qualités – moi, je n’en fais pas une réserve – du trio de Noé Huchard dans sa gestion de l’espace, du temps et de la forme.

L’Association publie son périodique Jazz-One More Time, au format identique au Bulletin du Hot Club de France, mais nettement plus dans le coup. Longs interviews de musiciens locaux (dans le numéro 420 septembre-octobre, le guitariste Christian Graf et Jean-Claude Rochat, pianiste et programmateur du Chorus de Lausanne qu’il a ouvert en 1988), actualités, news, chroniques de concerts et de disques… et ce mois-ci, Noé Huchard en couverture, plus, cerise sur le gâteau un portfolio de photos de la grande photographe Danny Ginoux (cette fois-ci des témoignages du séjour de David Murray et Craig Harris à La Havane en 2001 pour l’enregistrement du Latin Big Band “Now Is Another Time”).

Mais venons-en aux concerts hebdomadaires organisés le vendredi au Centre Artistique Adéléa de Genève, avec hier soir le trio annoncé plus haut. Dès la première longue suite enchainant deux compositions originales, Noé Huchard nous embarque dans son univers, avec un sens de l’économie, de l’espace, de l’architecture et du développement qui fait que l’on passe de l’un à l’autre morceau sans s’en apercevoir si l’on n’y prête pas attention, le pianiste pratiquant un art subtil du glissement, jouant de la fausse fin pour relancer une nouvelle phase ou introduire un solo de batterie ou de contrebasse que l’on n’attendait pas. Tandis qu’il sait se montrer économe de la main gauche, dans un art du comping contrôlé voire muet pour lâcher la bride à sa main droite, dans une interprétation pleine d’émotion de La Passionaria de Charlie Haden, il combine les deux mains dans une évocation de Bach. Il amène How High the Moon en contournant l’exposé – à moins que je n’ai succombé à une petite sieste qui m’est coutumière vers 21h30 – pour en ramener la mémoire dans ses harmonies jusqu’à l’exposé conclusif, et ce sera l’occasion pour ses comparses de jouer à fond la carte du classicisme et du swing-walking-chabada, solo de batterie mesuré, avec cette petite touche postmoderne qui tient notamment à la connaissance encyclopédique de l’histoire de la batterie de Donald Kontomanou.

Nous en parlons à l’entracte, je lui cite Jo Jones et Roy Haynes qui me paraissent deux bornes évidentes de son jeu, et il me cite Charlie Johnson des Versatile Four ! Orchestre de ragtime new-yorkais issu du Clef Club de James Reese Europe, et qui s’installa à Londres en 1915. Il me dit le plaisir qu’il a de jouer évidemment avec Noé, mais aussi avec Clément Daldosso, en qui il trouve un complice parfait avec cet enracinement dans l’histoire au sens large, passant de la stricte walking bass, à un jeu plus “en l’air”, mais avec toujours une belle profondeur. C’est dire que tous deux participent de cette architecture que j’évoquais ci-dessus à propos du jeu de piano. Le premier set se termine sur un hommage du pianiste à Eric Dolphy où la main droite peut exprimer toute sa faconde.

Deuxième set (celui où sera joué Little Willie Leaps : j’ai cessé de prendre des notes pour me consacrer à mon seul plaisir. Demain, je filerai au Chorus pour assister à la finale du 2ème Concours international de piano du Chorus (inspiré du Concours Martial Solal qui en est le président d’honneur et dont Noé Huchard remporta la première édition l’an passé). Puis en soirée, je rejoindrai le JazzContreBand à Ferney où Dan Tepfer est attendu à la Comédie. Franck Bergerot

…à propos du programme “Brain Songs” inspiré de recherches en neurosciences cognitives, créé en 2022 par Christophe Rocher et l’ensemble Nautilis et qui avait fait l’objet d’un compte rendu au Émouvantes de Marseille.

L’ayant rédigé dans un train remontant de Marseille, avec la ferme intention d’y avoir posé le point final et de l’avoir posté sur le site de jazzmagazine.com avant l’arrivée en gare à Paris, tout en m’accordant une sieste pour compléter une nuit trop courte, j’ai gardé l’impression d’avoir quelque peu bâclé mon compte rendu de la dernière soirée du festival Les Émouvantes (le 23 septembre), notamment concernant le concert de l’Ensemble Nautilis qui m’avait procuré un vif plaisir resté inexpliqué, tout en m’ayant un peu dépassé par la “nervosité” de l’événement et par l’apparente complexité du rizhome conceptuel attaché à son programme “Brain Songs”. Ça n’est pas la première fois que je rencontre cette impression de bâcler un compte rendu, mais Nautilis, orchestre à géométrie variable né à Brest et animé avec une paisible ténacité par le clarinettiste Christophe Rocher, loin de jouir d’une couverture médiatique exemplaire, méritait mieux.

Saurai-je faire mieux, profitant de ce nouveau train qui m’entraine vers Genève pour le festival transfrontalier JazzContreBand (ce soir, parmi une affiche qui, tout au long du mois d’octobre, n’offre certains soirs que l’embarras du choix : Noé Huchard au One More Time à Genève même ; demain samedi 14 : Dan Tepfer à la Comédie de Ferney ; dimanche 15 : Tremplin JazzContreband à la Ferme Asile de Sion) ? Saurai-je donc faire mieux qu’il y a un mois, le cerveau quelque peu tétanisé par les informations en provenance d’Israël et Palestine, alors que résonne encore les propos ce matin sur France Culture du réalisateur israélien Nadav Lapid (Prix du jury à Cannes  en 2021 pour Le Genou d’Ahed) et de l’anthropologue et romancière palestinienne-canadienne (autrice de Je suis Ariel Sharon publié en 2018) cheminant douloureusement entre sidération et colère dans leur quête désespérée d’une sagesse aujourd’hui désertée.

Une demie heure plus tôt sur cette même chaîne, le neurologue Lionel Nacache invoquait les neurosciences cognitives sur le même sujet dans une rubrique qui, si elle ne m’a pas paru le propos le plus éclairant de cette matinale sur le drame en cours en Moyen-Orient, m’a ramené, très loin de cette actualité, au point de départ du projet de Christophe Rocher, “Brain Songs”. Et donc plutôt que revenir par moi-même sur le concert de Nautilis à Marseille, je renverrai le lecteur vers deux documentaires diffusés sur le média en ligne Kub – Kultur / Bretagne et une conférence, documents cinématographiques qui ne sont pas sans entrer en résonnance avec le dossier “Electro” à la une de Jazz Magazine ce mois-ci, et que l’on ne recommandera ni aux amateurs exclusifs de bebop ni aux adeptes d’une vision bien calibrée des relation entre musique et technologie à laquelle on réduit trop souvent le qualificatif d’electro.

Qu’est-ce qu’improviser ?

C’est la question que se sont posée à partir de 2018 Christophe Rocher et le chercheur en neurosciences cognitives et en intelligence artificielle (vibraphoniste à ses heures perdues) Nicolas Farrugia, tous deux au cœur du documentaire de 15’ Qu’est-ce qu’improviser ? du réalisateur Sylvain Bouttet. On y voit Christophe Rocher, un bandeau autour du crâne, équipé d’électrodes, se prêter à des séances d’encéphalogramme (EEG dans le jargon professionnel) ayant pour but d’enregistrer et d’analyser l’activité cérébrale du musicien lorsqu’il improvise. Et ce dans deux contextes, l’un en studio et en duo avec l’accordéoniste Céline Rivoal, l’autre en trio avec le contrebassiste Fred B. Briet et le batteur Nicolas Pointard. On note que seul Christophe Rocher est équipé, la technologie utilisée ne permettant pas pour l’heure de tirer parti d’un encéphalogramme collectif, le résultat obtenu servant à comparer les traces enregistrées de l’activité cérébrale d’un seul sujet et la réalité sonore de ce qu’il a joué.

Lors des échanges, on comprend que Christophe Rocher poursuit une sorte d’utopie à travers la mise en évidence de corrélations possibles entre l’espace mental de l’improvisateur et celui du rêveur ; où s’ouvrirait une porte entre ces deux domaines permettant à l’improvisateur de passer de l’un à l’autre, de les investir simultanément voire de n’en faire qu’un seul. L’expression choisie par lui-même et les improvisateurs auxquels Rocher fait appel est ici non idiomatique, dans une quête du lâcher prise et une défiance de l’approche analytique qu’il compare à la conduite automobile (à un moment du film il répond d’ailleurs à une interview tout en conduisant en ville). Métaphore qui jette le trouble et m’inspire l’usage du mot “utopie” : le fonctionnement d’une voiture et la conduite sur route répondent à des codes précis par des réflexes. Et les réflexes sont là, qu’ils soient ceux du bopper improvisant sur grille ou ceux de l’improvisateur non idiomatique.

Quand le cerveau improvise

Quand le cerveau improvise est le titre d’une conférence filmée le 14 avril 2021 à l’Atelier de la Comédie de Reims. Donnée par Nicolas Farrugia, elle donne lieu à une question sur le hasard, à laquelle Christophe Rocher répond sans vraiment la résoudre. Il écarte l’éventualité du hasard, dès lors qu’il y a interaction, mais reconnaît le sentiment de “n’importe quoi” qui peut résulter d’une non préparation du public à ce genre de musique ou d’une faiblesse de l’improvisateur cédant à la facilité du réflexe pour compenser, cette dernière occurrence ne relevant donc pas du hasard. Mais il évoque aussi cette sensation partagée avec d’autres artistes, comme les écrivains, qui leur fait dire : « ce n’est pas moi qui ait improvisé / écrit ça. »  moments d’entière satisfaction qui nous ramène au concept romantique d’inspiration. « Cette forme de lâcher prise, précise Rocher, ne relève pas du hasard. Et même le “n’importe quoi” peut aussi relever d’une décision, par exemple sous la forme d’une provocation, qui n’est donc pas “n’importe quoi”. Je crois que c’est Joëlle Léandre qui dit : “On peut faire n’importe quoi, mais pas n’importe comment.” »

Plus tard (voir à 1:17:04 du film), en conclusion de la même conférence, Christophe Rocher est invité à improviser en duo avec l’ingénieur du son Sylvain Thévenard (ces dernières années passé de la pure sonorisation à la création sonore électronique) à partir des relevés de Nicolas Farrugia, selon un processus qui ne donne hélas lieu qu’à un commentaire succint.

Oublier le reste du monde

C’est ce qu’ont fait trois jours durant les musiciens de Nautilis en s’installant sous les caméras de Sylvain Bouttet à la Fiselerie de Rostrenen. D’où ce titre Oublier le reste du Monde pour cet autre documentaire diffusé sur Kub – Culture / Bretagne. Trois jours d’isolement pourtant livrés à notre regard et notre écoute, à commencer par l’arrivée à l’ancien garage Duro, hangar qui accueillit fest noz et match de box, en cours de réhabilitation par l’association La Fiselerie, organisatrice chaque fin août du festival Fisel, du nom de la danse du pays Fisel, territoire qui englobe un quinzaine de commune à l’ouest et au nord de Rostrenen. Témoignage de ce que peuvent être les conditions et les méthodes de travail d’un tel orchestre, Nautilis étant ainsi constitué, du cuivre à la percussion : Sylvain Bardiau, remplacé depuis par Christian Pruvost (trompette), Christophe Rocher (clarinettes soprano et basse), Stéphane Payen (sax alto droit), Christelle Séry (guitare électrique), Céline Rivola (accordéon chromatique clavier boutons), Frédéric B. Briet (contrebasse), Nicolas Pointard (batterie)… et j’allais oublier Claudia Solal (voix) qui est au cœur du projet orchestral “Brain Songs” dont ces trois journées sont les prémisses. Découvrant, alors qu’il étudiait avec Nicolas Farrugia sur les façons dont les différentes zones du cerveau se trouvaient impliquées dans les processus d’improvisation, Rocher avait eu l’occasion d’échanger avec Claudia Solal alors en plein projet d’écriture autour du cerveau. C’est tout naturellement qu’elle fut invitée à produire du texte et donner de la voix dans le projet en cours.

Première journée commençant dans le fracas d’un rideau métallique qui s’ouvre, organisation de l’espace parmi ce qui reste de l’ancien garage, automobiles en état ou vieilles carrosseries, caravanes que l’on redispose à la façon d’un campement… Sur l’espace de jeu que l’on recouvert de tapis, on s’installe en cercle, chacun côte-à-côte ou faisant face à l’autre, bien emmitouflé, écharpes et tricots, la voix de Claudia Solal nimbée d’un discret nuage de buée. On remarque l’absence de Céline Rivoal. Ce soir, on improvise, pour paraphraser Pirandello : improvisation non mesurée, non idiomatique, volontiers bruitiste, Claudia Solal improvisant textes, sons purs timbres, hauteurs, débits… on apprend à s’écouter dans ce nouvel espace, avec cette voix nouvelle.

Deuxième journée : l’accordéon de Céline Rivoal a fait son apparition, ainsi que des partitions. Textes articulés, couleurs sonores, rythmes et cellules mélodiques s’articulant les unes aux autres évoquant déjà ces lacis polyphoniques, parfois se nouant en tutti, qui, à Marseille, les yeux fermés, me laissaient imaginer un orchestre beaucoup plus fourni qu’un simple septette plus voix.

Troisième journée, les partitions ont à nouveau disparu, remplacées par un tirage au sort de petites fiches mélangées dans une passoire métallique : trio Sylvain / Christelle / Stéphane, trio Claudia / Céline / Christophe, duo Frédéric / Nicolas. Dernière séquence, pupitres à nouveau en vue, autour d’un poignant lamento où viendra s’incruster le générique : un film de Sylvain Bouttet avec la complicité de Serge Steyer, réalisateur lui-même directeur général de Kub. Et constamment, au cours de ces trois journées, la maïeutique douce, discrète et tranquille qui caractérise le travail de Christophe Rocher.

A l’Improviste : le concert

Brain Songs fut créé au printemps 2022 au Théâtre Jean Bart et à L’Estran de Guidel. La page de Kub où figurent les trois journées de travail décrites ci-dessus renvoie sur le site de France Musique à la page du 20 octobre 2022 de l’émission L’improviste d’Anne Montaron où fut diffusé le concert “Brain Songs” du 10 octobre précédent au Carreau du Temple à Paris. J’y retrouve ce que n’ayant su décrire je vous laisse découvrir et m’attarde juste sur les portions d’interview qui ponctuent le concert, notamment celle de Christophe Rocher qui, commentant le nom du groupe, se positionne par rapport à l’expression “non idiomatique” dont j’ai qualifié certaines séquences entendues dans les films mentionnés ci-dessus. Car, avec tout le respect qu’il lui accorde, Rocher ne se réclame pas de cette démarche, sa musique n’étant pas hermétique aux langages musicaux du passé et de l’ailleurs. Également interrogée, Claudia Solal raconte comment sa démarche d’écriture s’est rapprochée de celle des surréalistes, en puisant, en copiant en collant dans un vaste répertoire de textes scientifiques et poétiques, textes et musiques bénéficiant d’une lisibilité plus grande que celle offerte par la sonorisation aux Émouvantes en septembre dernier. Les fans d’André Hodeir ne manqueront pas le final de cette “cantate” qui n’est pas sans évoquer celui de la fameuse “jazz cantata” Anna Livia Purabelle Franck Bergerot

Le trio du saxophoniste Matthieu Donarier est sur les routes de la Bretagne en avant-première de l’Atlantique Jazz Festival. Premiers concerts ces samedi 7 et dimanche 8, à la MJC de Morlaix avec l’Association Get Open, puis à la Grande Boutique de Lagonnet. Avec le guitariste Manu Codjia et le batteur Joe Quitzke.

Il m’est arrivé de dire dans ces pages que pour aller écouter Matthieu Donarier, je ferais des kilomètres. Et j’ai tenu parole ces derniers jours, puisque j’ai quitté Poitiers en train (2 correspondances, certes avec une étape au Pannonica de Nantes pour la version 2.7 de The Bridge initiée par Gilles Coronado) et rallié le Morbihan d’où je me suis rendu en voiture à Morlaix, 3 heures aller-retour dans la soirée hier, et aujourd’hui à Langonnet, 1h15 aller-retour aujourd’hui-même. Certes, comme les jours précédents dans le Poitou, ces déplacements furent ponctués de quelques écarts : un détour avant Morlaix par Lamneur pour visiter la fascinante crypte de l’église Saint-Melar où l’on tient à peine debout parmi ses énormes piliers ornés d’étranges végétaux ; et à Langonnet où, avant de gagner La Grand Boutique, s’impose un passage par l’étrange mélange de genres de l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul et notamment ses étonnants chapiteaux romans.

Mais venons-en à l’essentiel : le trio de Matthieu Donarier. Bientôt 25 ans que le saxophoniste propose des partitions à Manu Codjia et Joe Quitzke et que ceux-ci s’en emparent, les font leurs, les ajoutant aux précédentes pages de leur cahier. Aussi navigue-t-on de surprises en retrouvailles dans ce répertoire, avec cependant, si l’on fréquente le trio depuis des lustres, le sentiment d’être chez soi, c’est-à-dire bien chez eux. Il y a d’abord ce son de ténor que Donarier fait sonner comme une cloche en ouverture du concert de Morlaix, quelque chose de clair, de franc, de limpide, d’une justesse infaillible ; celle délicatesse avec laquelle il aborde les angularités de Psalm (Paul Motian) comme il le ferait d’une comptine pour accueillir le public de Langonnet  ; ces effets de transparence qui nous font deviner dans une introduction vagabonde et a capella la mélodie de Le Temps ne fait rien à l’affaire (Georges Brassens), puis la bravoure avec laquelle il fonce comme la crue d’un torrent à travers les échos harmoniques qui en restent passé l’exposé ; la narquoiserie de ses slaps lorsqu’il lance Le Roi des cons (du même Brassens) sur un tempo de reggae également assumé par ses comparses. Beaucoup d’emprunts, ceux que l’on sait nommer ici, notamment à l’étrange, visionnaire et crépusculaire Nuage gris du dernier Liszt (dont il nous avait déjà offert, non moins fascinante, La Lugubre Gondole), ou à une Gnosienne de Satie.

Lorsque le trio s’attaque à Thelonious Monk avec la pantalonnade de We see, on pense évidemment au fameux Trio de Paul Motian avec Joe Lovano et Bill Frisell, références évidentes pour chacun des trois membres du groupe, et pourtant la comparaison s’oublie vite, tant les trois musiciens ont su prendre leur distance d’avec ce qui n’auraient pu être pour eux que des modèles. Manu Codjia est d’une intériorité impressionnante, concentré sur son admirable travail de voicings, d’énoncé polyphonique où l’on voit sa main se dédoubler entre le pouce dévolu aux lignes de basse et les autres doigts sur les cordes aigües, jusqu’à d’effarants dérapages contrôlés. C’est une attention toute aussi grande qu’il porte aux sons : si sa valise d’effets porte bien mal son nom, rien n’étant ici gratuit, la pédale de volume mérite bien cet autre nom de pédale d’expression. Joe Quitzke est admirable de rigueur dans la plus grande liberté (choix des frappes, choix des sons, choix des volumes, choix des non-dits), toujours “à côté” tout en étant totalement “dedans”, endossant soudain une parfaite partie de chabada aux balais sur Wee See et réinventant la partie de Ben Riley sur les solos. Tout est bon chez eux, il n’y a rien à jeter, et l’on peut s’attacher à la partie de l’un ou l’autre, mais c’est toujours pour mieux entendre l’ensemble tant ces trois musiciens sont solidaires. Et ils le seront plus encore au fil des concerts de cette tournée en avant-première de l’Atlantique Jazz Festival : le 12 au Café Théodore de Trédrez-Loquémeau, le 13 à l’Améthyste de Crozon, le 15 à Run ar Puns de Châteaulin. Franck Bergerot

Deuxième concert de la Saison pour le Pannonica, deuxième concert de la tournée de The Bridge 2.7 réunissant les saxophonistes Molly Jones et Léa Ciechelski, le guitariste Gilles Coronado et le batteur Tim Daisy. Impro totale, work in progress et succès.

Mon projet initial était un séjour dans le Poitou, chez Gérard Teillay, photographe tendre et sans indulgence du handicap et du grand âge, qui photographia le jazz autrefois, “collabora” avec Francis Paudras, et qui vit dans un quadrilatère géographique où vécurent Johnny Griffin, Maurice Vander, Eddy Louiss… et où vit encore le batteur Lolo Bellonzi. Séjour ayant pour but de visiter églises (les étonnants livres d’images que consituent les statuaires de Saint-Hilaire à Melle, de Saint-Nicolas à Civray et Notre Dame La Grande à Poitiers) et sites néolithiques (la Pierre Pèze de Saint-Saviol également appelée Pierre folle, ce qui nous donne à penser que l’entendement se trouve quelque peu défié par l’équilibre de cette table de quelques 30 tonnes sur la fine dentelure de ses trois orthostates aux allures de frêles canines de calcaire ; le site somptueux de Bougon, ses grandioses tumulus et allées couvertes, le calme de son parc, l’élégance et la richesse de son musée) ; et partant de Poitiers après avoir visité ses rues et Notre Dame La Grande, l’idée était donc de prendre le train pour ma maisonnette du Pays Pourlet au nord de Lorient, base de départ pour me rendre dans la journée de ce samedi 7 octobre à Morlaix où le Trio de Matthieu Donarier, Manu Codjia et Joe Quitzke est attendu à la MJC de Morlaix en avant-première de l’Atlantique Jazz Festival. Mission impossible, sauf à repasser par Paris ce qui me paraissait totalement déraisonnable. Observant que la seule solution, moyennant deux correspondances, consistait à passer par Nantes, je consultai l’affiche de ce vendredi 6 octobre du Pannonica ? Et j’y trouvai une occasion d’y entendre, dans sa dernière version 2.7, The Bridge, dispositif orchestral qui a ses habitudes au Pannonica.

Je débarquai donc hier soir à Nantes, après une escale à Saint-Pierre-des-Corps pour prendre un train en provenance de Lyon Perrache qu’avait peut-être emprunté les musiciens de ce Bridge 2.7 gagnant la côte Ouest après leur premier concert au Périscope du 3 octobre.

On connaît le principe de The Bridge lancé en 2013 par le chercheur et universitaire Alexandre Pierrepont : mettre en contact les musiciens français avec l’un des principaux foyers de créativité de la musique afro-américaine, la scène chicagoane telle qu’elle a grandi depuis la création de l’AACM il y a près de 60 ans ; et constituer un orchestre pour une série de concerts de part et d’autre de l’Atlantique. Concert précédé hier d’un échange animé par l’homme de radio Henri Landré avec Alexandre Pierrepont, Tim Daisy et Gilles Coronado.

On y découvre l’histoire dramatique de cette édition 2.7 de The Bridge. Comment – ainsi que cela se produit en amont de chaque édition de The Bridge – Gilles Coronado se vit proposer de choisir parmi deux listes de 35 musiciens américains et 35 français. Comment son choix s’arrêta sur la trompettiste Jaimie Branch, non sans quelque appréhension, mais avec une réelle sympathie pour ce personnage et cette musique farouche. Comment il choisit également le saxophoniste Isaiah Collier pour imprimer à cette front line qui n’en serait pas une quelque gènes de cette Great Black Music grandie à Chicago. Il raconte encore comment il choisit Tim Daisy pour batteur et comment se déroulèrent les premiers concerts Outre-Atlantique et la séance d’enregistrement à l’Experimental Sound Studio. Et Tim Daisy d’expliquer à son tour combien ce studio est exigu, inconfortable, et combien, en dépit de cet inconfort, le groupe s’y trouva à son aise et y produisit d’emblée une authentique narration sonore, totalement organique. Réalité que je découvre en rédigeant ces lignes le casque sur les oreilles avec, glissé dans mon lecteur de CD externe, l’album “Stembells” qui en résulte sur le label de The Bridge www.acrossthebriges.org, et sa plage unique de 37’24 d’improvisation.

Nous étions alors en avril 2022 et, hélas, née le 17 juin 1983, Jaimie Branch devait mourir le 22 août. Aussi, Henri Landré nous fit-il entendre le témoignage de Scottie McNiece (co-fondateur du label International Anthem), concernant Jaimie Branch, puis, diffusa sur le système de sonorisation du Pannonica, un enregistrement de la trompettiste : une poignante fanfare funèbre de trois trompettes en re-recording en écho à laquelle se mit bientôt à flotter une sorte de traine sonore, d’abord frêle comme du tulle puis de plus en plus organique, non comme un parasitage externe, mais – pour reprendre la métaphore utilisée par Scottie McNiece – comme un zoom sur la matière sonore de la trompette de Branch, métaphore qu’il m’est souvent arrivé d’utiliser pour décrire des musiques telle celle d’Evan Parker pouvant se rapporter à celle de John Coltrane, comme certaines œuvres picturales contemporaines paraissent être le résultat d’une observation à la loupe, voire au microscope, de certains détails des œuvres de Rembrand ou de Turner.

Jaimie Branch disparu et, de surcroît, Isaiah Collier indisponible, il fallut pour la phase française de l’opération réimaginer une distribution. Ce serait les deux saxophonistes : Molly Jones de Chicago habituée des transgressions entre jazz, musiques du monde, musique de chambre et expérimentations sonores électroniques (sax ténor, flûte) et Léa Ciechelski (sax alto, flûte) qui nous avait déjà fait forte impression avec Big Fish (Julien Soro, Gabriel Midon et Ariel Tessier) ainsi qu’avec l’ONJ de Fred Maurin.

Comment se fit la collusion de ce quartette qui a joué sa première deux jours auparavant au Périscope de Lyon et comment ont-ils mis à profit leur séjour nantais pour se préparer au concert de ce soir ? La réponse me sera donné après le concert au bar du Pannonica par Alexandre Pierrepont et Gilles Coronado qui résume ainsi : « On s’est parlé, on s’est promené, on a été voir la mer, on a mangé et bu ensemble, on s’est marré, on a appris à se connaître. Tout ce qui est nécessaire pour pouvoir improviser ensemble. » Ainsi est né, après “Stembells”, ce nouveau quartette baptisé “Cloud Hidden”, expression empruntée aux carnets de notes de Jaimie Branch.

Comment sont-ils entrés dans ce qui allait constituer ces trois quarts d’heure d’improvisation, je ne saurais plus le dire, mais on pourrait affirmer qu’ils ont commencé par s’écouter et c’est cette qualité d’écoute qui servi  de colonne vertébrale à leur improvisation, chacun prenant connaissance de la proposition de l’autre dans l’ostinato, le pianissimo ou le silence, cette qualité d’écoute qui fut un peu la marque de musiques improvisées à Chicago depuis l’émergence de l’AACM et de l’Art Ensemble par comparaison aux urgences et aux plénitudes du free jazz new-yorkais et qui fut revendiquée par la génération dite des “Loft” dans les seventies soucieuse de concilier l’héritage lyrique d’Albert Ayler avec le souci mingusien des dynamiques sonores et structurelles.

Ainsi tandis que l’une des soufflantes pourra filer d’amples phrases mélodiques, de délicates nappes sonores ou de furieux bourdonnements, l’autre viendra s’y glisser dans les manques par petites touches pour y donner du relief ou/et apprivoiser ce qui naît à son côté jusqu’à pouvoir s’y joindre, s’en faire complice dans des jeux de contrepoint. Sur le flux modulé de la batterie d’où résulte des tempos plus évoqués que formulés, pulsés plutôt que mesurés, Coronado assume un héritage instrumental de stimulus orchestral, de l’antique pompe aux “cocottes” du funk, en passant par les martèlements rythmiques du hard rock, l’énervement du punk et les nappes hendrixiennes, rôle d’accompagnement, d’écoute, d’adhésion, voire de fusion aux propos venus de ce qui n’est pas une front line, mais une sorte de “side line”, les deux soufflantes étant disposées de façon à lui faire face, jusqu’à s’emparer du premier plan du discours derrière lequel les deux comparses s’effacent, dans lequel elles glissent ou plantent leurs flèches musicales, auquel elles se joignent au contraire dans de prodigieux crescendo collectif. Comme il recommandé par les grands metteurs en scène au théâtre, chacun n’est pas là pour jouer son rôle, mais pour jouer la situation et, alors que nous vient cette image, la musique retombe d’un paroxysme jusqu’à son extinction naturelle.

Applaudissements nourris. Rappel ? Rappel évidemment, et ce n’est pas ici le public qui décide mais les musiciens. C’était trop bien, retournons y de suite pendant que c’est chaud, voir si l’on peut aller un peu plus loin encore. L’un après l’autre chacun se jette à l’eau, y trempe l’orteil, jusqu’à la taille, puis s’immerge entièrement dans un espèce de tutti polyphonique ascendant parcouru de décharges électriques rappelant ces petits orages qui se multiplient lors des manœuvres de tramways dans les terminaux. Puis, comme électrocutée, la tension s’effondre et de l’alto s’élève un arpège modulant autour duquel les autres voix se tissent l’une à l’autre le temps d’un petit nocturne orchestral crescendo decrescendo que la guitare conclura en plaquant l’accord de guitare résolvant cet arpège, mais d’un résolution se refusant à toute solennité, une touche d’autodérision, moins un point final qu’un point-virgule, voire un point de suspension. Comme pour dire « à demain, chez Jean-Luc Capozzo », le trompettiste chez qui ils seront ce soir pour un concert “chez l’habitant”, puis le 8 à la Maison Max Ernst à Huismes, le 9 au Petit Faucheux à Tours, le 10 à Jazzdor à Strasbourg (avec Emilie Lesbros en invitée), le 12 à Poitiers au Confort moderne, le 13 au Cirque électrique à Paris, la guitariste Tatiana Paris pouvant s’ajouter (Tours et Paris) ou se substituer (Strasbourg et Paris) à Léa Ciechelski.

Tandis que mon train roule vers Lorient d’où – bus, puis voiture – je monterai vers Morlaix pour retrouver le Matthieu Donarier Trio, je tire de ma valise le recueil “dits et maximes” de James Joyce dans la collection ainsi parlait chez Arfuyen (« abordons Joyce, non par le côté savant, écrit l’éditeur et préfacier Mathieu Jung, mais par le versant du plaisir, le nom de joyce touchant lui-même à joie. ») et je lis ceci: « Ulysse, je l’ai fait avec des riens. “Work in Progess” [état premier de Finnegans Wake], je le fais avec rien. Mais il y a des coups de tonnerre. » Faute d’imagination pour titrer ce compte rendu, j’en tirerai cette métaphore qui pourrait correspondre à certains moments de ce concert. Franck Bergerot

Prochains temps forts au Pannonica: “Finis Terrae” de Vincent Courtois le 13 octobre, Edward Trio le 17, David Chevallier / Sébastien Boisseau le 27. Pensez-y si vous souhaitez vous rendre par le train de Poitiers en Bretagne sans passer par Paris.