Du fait de quelques obligations récréatives et professionnelles, voici avec presque une semaine de retard le compte-rendu de la dernière soirée du festival marseillais Les Émouvantes programmé par Claude Tchamitchian. Avec le duo de Louis Sclavis et Keyvan Chemirani, et l’Ensemble Nautilis dirigé par Christophe Rocher dans son programme Brain Songs.

Un musicien installé à mes côtés, lors du concert de 18h de la 2ème journée du festival Les Émouvantes, me faisait part de son admiration pour le trio Suzanne que nous avions entendu la veille – qualité de l’exécution instrumentale et vocale, des trames orchestrales et des modes de jeu entre improvisation et écriture. Il exprimait cependant une certaine réserve face à une versatilité esthétique constante. Et si j’ai pu constater cette même versatilité à l’écoute de nombreux groupes apparus au cours de ces dernières années et pour m’en réjouir en admirant la multiplicité des compétences sur lesquelles elles reposaient, il m’est parfois arrivé d’éprouver cette même réserve jusqu’au malaise. Rien à voir avec les hybridations conflictuelles à portée satyrique chez Frank Zappa, ni avec les effarants zappings zorniens. Plutôt le fait de générations surinformées par des moyens de communication illimités, et une précise étude sociologique nous permettrait d’entrevoir comment cette surinformation opère selon les classes sociale et les structures éducatives fréquentées. On peut s’inquiéter d’une sorte d’identité atone ou se réjouir de ce qui résulte de cette instabilité esthétique qui permet à tel musicien de quitter un orchestre baroque pour rejoindre un groupe de hip hop ou de trash metal, voire de passer de l’un à l’autre à l’intérieur d’un même programme ; et l’appréciation critique, se fera au cas par cas, comme le fit notre musicien témoin qui une heure plus tard applaudissait à tout rompe la prestation du duo Super Klang témoignant d’une même capacité à « passer par cheminées et placards » comme les personnages de carnaval dans la Tarentelle de Caruso de Charles Trenet.

Mais ces phénomènes d’hybridation sont-ils si récents ? Ils ont été l’œuvre de manière plus ou moins étendue depuis les origines du jazz, mais ils ont pris des dimensions considérables avec les générations  Michel Portal et Louis Sclavis, incitant à des allers et venues toujours plus amples et rapides. C’est justement Sclavis qui, en duo avec Keyvan Chemirani, ouvrait la soirée de clôture des Émouvantes ce 23 septembre. Mais le concernant, je parlerais moins d’instabilité esthétique – phénomène accentué chez Suzanne par le contraste sans transition entre la teneur salée-poivrée des passages les plus abstraits et le sucré des chœurs pop-folk, – que d’hybridation totale et réussie, même si l’on identifie ici et là les sources de son folklore imaginaire, comme des arômes diffus se mêlant au seuil de la cuisine d’un grand chef. S’y mêlent mille traces de folklores européens, méditerranéens et orientaux à des gestes hérités de Dolphy ou Giuffre, de Stravinsky ou Scelsi, qui peuvent parfois se laisser identifier mais parfaitement fondue dans des programmes d’une cohérence parfaite et d’une rigueur presque ascétique dans la précise texture où se trament écriture et improvisation.

Parenthèse polémique

Certes – autorisons nous ici une petite parenthèse qui n’est pas sans gravité –, on pouvait s’agacer de voir Sclavis jouer à guichets fermés lorsque les autres concerts de ce même festival peinaient à combler la petite salle offerte par le Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille (avec la bénédiction de son directeur, le saxophoniste Raphaël Imbert). Mais on peut aussi se dire que, par-delà cette sorte d’atavisme des publics à sélectionner, parmi l’offre esthétique toujours plus riche, une ou quelques stars autour desquelles faire foule, ces générations qui eurent le loisir de connaître le travail de Sclavis et ses pairs par la presse et les médias radiophoniques, sont coupées, depuis une bonne vingtaine d’années et de façon toujours plus dramatique, de toute information concernant les renouveaux successifs et réels de la scène jazz ; tant il est vrai que ces radios nationales ont exclus le jazz et, de manière générale, les musiques instrumentales. À l’exception de France Musique assigné à un rôle de ghetto et désormais soumis à de sévères impératifs de bonne humeur et de consensualité. Ailleurs, pour être admise sur les ondes radiophoniques les musiques se doivent d’être clairement scandées d’une battue sur tous les temps dans les formats mélodiques restreints du couplet-refrain, obéir à de stricts critères de consonance et être asservies à un texte qu’il soit chanté ou rappé-slammé. Diffusé gratuitement à l’accueil des Émouvantes, le numéro 44 de juin dernier de Les Allumés du jazz a inscrit à son sommaire un article assez réaliste sur les dérives du Centre national de la musique et les ambiguïtés du terme « LA filière musicale » pour laquelle, dans un rapport commandé par Élisabeth Borne, le sénateur Julien Bargeton rêve d’une « stratégie offensive » sur le modèle de la K-pop par la Corée du Sud. Peut-être qu’un jour, pour définir ce que doit être la musique, Julien Bargeton et les penseurs de « la filière musicale » s’inspireront des dix règles émises par un Gauleiter nazi pendant l’occupation de la Hongrie – rapportées par l’écrivain tchèque Josef Škvorecký dans Le Saxophone basse – qui réglementent le pourcentage de syncope, la longueur des breaks de batterie, les tempos, l’interdiction des trompettes et des saxophones, etc.

Illustration: Copuli-Copula © X.Deher (Fictional Cover)

Retour à Sclavis et Chemirani

Mais revenons à notre sujet et réjouissons-nous de ce que Louis Sclavis ait contribué à faire progresser le budget des Émouvantes vers l’équilibre avec un programme au-dessus de tout soupçon de démagogie. D’autant plus que, abordant ce concert sans aucun doute sur sa qualité ni sur la droiture de son intention artistique, je me suis une fois de plus laissé surprendre par l’onirisme des idées musicales et de leur “scénographie” que le public commente à la sortie du concert, chacun en comparant les images qui l’ont habité ; moi par cette nuée que j’ai évidemment vu grandir à l’écoute de Dresseur de nuages jusqu’à explosion d’un orage, ou ces oiseaux que j’ai entendu en ouverture de Les Saisons du Delta. À son côté, Keyvan Chemirani est de ceux qui savent aussi susciter le rêve. À l’unisson, en contrepoint, en commentaires ou répliques aux improvisations de son comparse, il fait crépiter les rêves de Sclavis sur les peaux du zarb ou de grands tambours sur cadre, s’emparant soudain de la dimension mélodique en quittant les peaux pour les cordes d’un petit cymbalum sur une composition de son cru. Et lorsque Sclavis retire le bec de sa clarinette, il est difficile de ne pas penser à ces voix que Barney Wilen avait autrefois copiées-collées sur son album « Moshi » à partir de l’un de ces disques de collectage Ocora qui nourrirent le folklore imaginaire des improvisateurs dans les années 1970.

Les Brain Songs de l’Ensemble Nautilis

La deuxième partie de la soirée consacrée à l’Ensemble Nautilis était une autre affaire. Commençons par énoncer le personnel : Claudia Solal (chant et textes), Christian Pruvost (trompette), Christophe Rocher (clarinette, composition), Stéphane Payen (sax alto), Marc Ducret (guitare électrique), Céline Rivoal (accordéon), Fred B. Briet (contrebasse), Nicolas Pointard (batterie) et… hé bien c’est tout ? J’aurais cru qu’ils étaient deux fois plus nombreux.

Illustration: Perceptron arachnéide © X.Deher (Fictional Cover)

L’Ensemble Nautilis est né en 2011 en Bretagne sur l’initiative de Christophe Rocher et autour d’un noyau dur – Rocher, Rivoal, Briet, Pointard –, et a élargi son périmètre de recrutement. Demandeur de rencontres et collaborations extérieures, la formation a engagé un travail de réflexion avec le chercheur Nicolas Farrugia sur l’échange de sensations qui circulent entre les musiciens et leur public, les partitions qui ont été soumises aux musiciens par Christophe Rocher ayant été confiées à Claudia Solal pour la rédaction d’un livret qu’elle interprète entre aria et récitatif. Pour qui connaît le travail de Claudia Solal notamment en duo avec Benjamin Moussay, on l’imagine incarnant la circulation même de ces flux de sensations qui relient les cerveaux stimulés par une œuvre musicale qu’ils la mettent en œuvre ou qu’ils l’écoutent, excitant cette corde sensible, ou plus exactement ce réseau de fils ténus, fragiles, où se jouent drames et jubilations. Et l’orchestre réagit en mille échos au stimuli de ce texte, passé les épisodes de limpidité vocale évoquant l’école de Canterburry et/ou de projections improvisées solitaires, les tutti explosent comme un plat en pyrex, se disperse en mille éclats qui se rassemblent comme balayés par l’écriture ; et nos cerveaux se brisent et jubilent avec eux, la cohésion du tout reposant sur la décontraction du tandem Briet-Pointard. On pourrait faire remarquer une sonorisation un peu problématique et se demander même si elle est nécessaire et s’il ne faudrait pas la réduire au stricte minimum, un peu comme le faisait Charles Caratini avec le Caratini Jazz Ensemble, afin de mieux faire ressortir la profusion plutôt que le magma. Et l’on imagine un accordéon plus strictement monodique dans ces tutti, avec un registre plus limpide.

C’est Marc Ducret qui ouvre en solo le rappel. Non guest star, mais remplaçant de la titulaire, Christelle Séry, il a étudié et assimilé en rien de temps les partitions, avec la rigueur qu’on lui connaît et en a assumé les difficultés sans se faire remarquer. Et il emmène désormais ce concert vers sa fin et vers la fin du festival comme s’il avait toujours joué dans cet orchestre qu’il nous tarde cependant d’entendre avec sa vraie guitariste et au-delà de cette première impression frontale, à la lumière des captations audio ou vidéo qui apportent sur internet une lisibilité plus grande de passionnant tissu sonore. Franck Bergerot

Deuxième journée du festival organisé par Claude Tchamitchian, avec hier 22 septembre la création du Transatlantic 4 imaginé par Sylvain Kassap et Benjamin Duboc, après la prestation de Super Klang.

Super Klang… quésaco ? Un drôle de duo qui fait « Klang » et beaucoup d’autres sons, constitué de Frédéric Aurier (violon, nyckelharpa, klang, pfff, etc.) et Sylvain Lemêtre (zarb, klang, tssst, etc.). Nous les avions déjà rencontrés dans ces pages, le 7 mai 2011, à la même affiche que le trio de Matthieu Donarier*. Ils étaient les deux partenaires du violoneux et conteur auvergnat Jean-François Vrod dans un “concert conté” étourdissant titré La Soustraction des fleurs. Puis nous avions retrouvé Sylvain Lemêtre dans Tower Bridge de Marc Ducret en 2012 à Reims, dans Printemps de Sylvaine Hélary en 2013 à Paris à l’Atelier du Plateau. Frédéric Aurier était quant à lui réapparu dans ces pages en 2022 à l’occasion du concert de Marc Ducret et du Quatuor Bela à l’Underground de l’Opéra de Lyon où nous nous étions souvenu de sa familiarité avec la musique traditionnelle auvergnate et avions remarqué qu’il était le seul du quatuor à improviser.

Illustration: Mouchette © X.Deher (Fictional Cover)

C’est cependant par une partition que débuta le concert, partition de frappes à l’origine, Lemêtre l’ayant d’abord écrite pour le zarb avant d’y ajouter des hauteurs de note pour le violon, unisson exigeant une précision diabolique tant ses contours sont virtuoses, intitulée Bonsoir en ouverture du concert et, moyennant quelque variante, Au revoir fin de programme. Avec quelque chose évoquant le côté ludique de la troisième des trois pièces pour clarinette solo d’Igor Stravinsky ou Joyce composé par Peter Eötvös pour le même instrument. La lecture et l’improvisation seront en concurrence tout au long de ce programme réglé justement comme du papier à musique où l’on voit Lemêtre quitter le zarb au premier plan pour disparaître derrière un capharnaüm de percussions et idiophones en tous genre, de ceux que l’on trouve au magasin de musique comme aux rayons ustensiles et bricolage, dont une petite table de cuisine où durant tout le concert Lemêtre passera son temps à « mettre et remettre la table », disposant, échangeant, redisposant bols et assiettes en divers matériaux.

Dans Trois Totems, oscillant entre mémoire auvergnate et abstractions sonores, les thèmes et variations du violon dialoguent avec un délicate polyrythmie déployée autour de trois percussions graves « enclavées » l’un à l’autre qui nous incitent à scruter le dispositif du percussionniste à la recherche de quelque séquenceur jusqu’à ce que l’on se rende à l’évidence de ce que ces frappes sont trop humaines pour avoir été programmées en boucle et que l’on découvre dans l’obscurité sous la table – un toile tendue sur cadre qui est elle-même percussion – un diabolique jeu de pieds actionnant un ingénieux montage de pédales actionnant grosse caisse, cajon et autres calebasses.

Tout relève dans leur déplacement d’une précise mise en scène, chaque nouveau morceau nécessitant de redisposer l’espace des percussions, temps mort durant lesquels le percussionniste lance quelque automatisme naturel, laissant descendre un boulot le long d’une longue tige fileté dressée devant sa table ou lançant un jeu de balles pendulaires, distribuant enfin quelques frappes éparse au fil de son installation. Aurier n’est pas en reste qui use du violon avec des gestes de violoneux imaginaire et d’interprète de Bartók et Ligeti, remplaçant l’instrument ici et là par la vièle à archet suédoise, le nyckelharpa, dont il explique que si l’on laisse un violon alto à proximité d’une vielle à roue par une nuit sans lune et il probable que l’on trouve au petit matin un nyckelharpa.

On retrouve là l’esprit de La Soustraction des fleurs, l’humour et le théâtre étant au rendez-vous, également millimétré et pince sans rire, avec quelque chose qui tient de la rencontre entre le clown Grock et Maurizio Kagel. Et si l’on invoque ici le monde de la musique contemporaine, on se souvient des propos de Barre Phillips dans un ancien numéro de Les Allumés de jazz où le contrebassiste s’était lassé de faire des scratch et de pouing sur l’injonction d’un compositeur tout puissant et que, des scratch et des pouing l’instrumentiste était bien capable de les improviser tout seul ou avec ses copains. Et nos deux Super Klang de mêler à leur coups d’archet et de cymbales digitales, à leurs pizzicati et à leur flexatone des tsssst et des pffff produit d’entre leurs lèvres. Vous avez dit « chiant » ? Triomphe à l’applaudimètre de 7 à 77 ans.

Illustration: Bon voyage © X.Deher (Fictional Cover)

Rien des univers évoqués ci-dessous ne sont étrangers au clarinettiste Sylvain Kassap qui éprouvait cependant le besoin d’une sorte de réancrage dans la tradition afro-américaine telle qu’elle a engendré le free jazz et ses dérivés et telle qu’il a pu la fréquenter à travers une relation suivie avec le batteur Hamid Drake. D’où ce Transatlantic 4 dont Les Émouvantes accueillaient la création. Pour ce faire, il garde à ses côtés un complice de longue date, Benjamin Duboc, contrebassiste combinaison solidité et esprit libertaire et lui adjoint en partenaire de rythmique le batteur Chad Taylor, Chicagoan familier des aventures de Rob Mazurek, Jeff Parker, Fred Anderson, Nicole Mitchell et du tromboniste Steve Swell. On avait fait connaissance avec ce dernier aux Banlieues Bleues au siècle dernier au sein d’un explosif trio l’associant à Ellery Eskelin et Joey Baron. Depuis, il est devenu un tromboniste plébiscité par ses confrères comme par presse qui salua en 2018 sa « Music for Six Musicians : Homage à Olivier Messiaen. Soit un pari prometteur entre improvisation free et partitions sous forme de parcours fléchés, quartette hier encore trop frais pour susciter un commentaire éclairé, au-delà d’évidentes qualités individuelles; à moins que la fatigue n’ait joué quelque tour à mon niveau d’attention. Après tout le concert de son Sextette “Octobres” m’avait laissé muet lors de sa création à D’jazz Nevers en novembre 2021, mais m’avait enchanté l’année suivante lors de la sortie sur disque du même programme. À suivre “in progress”, le 29 à Cherbourg.

Ce soir, encore des clarinettes : à 19h le duo de Louis Sclavis et Keyvan Chemirani ; à 20h l’Ensemble Nautilis, formation à géométrie variable opérant à partir Brest et animée avec clairvoyance et détermination par Christophe Rocher, avec : Claudia Solal, Christian Pruvost, Stéphane Payen, Céline Rivoal, Marc Ducret, Fred B. Briet et Nicolas Pointard. Franck Bergerot

* Le trio de Matthieu Donarier (vingt ans et quelques au compteur avec Manu Codjia et Joe Quitzke) tournera en Bretagne en avant-première de l’Atlantique Jazz Festival du 7 au 14 octobre : le 7 à Morlaix, le 8 à Langonnet, le 12 à Trédrez-Locquémeau, le 13 à Crozon, le 15 à Châteaulin.

Retour au Émouvantes, le festival du contrebassiste Claude Tchamitchian. Avec deux trios Suzanne et Poetic Power du maître de céans en compagnie de Christophe Monniot et Éric Échampard.

 On finit toujours par prendre des habitudes. Avec les artistes comme avec les lieux. Partialité ? Copinage ? Affinité plutôt avec une certaine conception de la musique, de l’audace et du son, de la proximité des peaux, des métaux, du bois, de l’anche et des tampons, et des êtres qui les commandent, dans un rapport au silence et à l’espace, éventuellement soutenu par un sonorisateur qui se fait oublier, lui et ses haut-parleurs, hier au son Matteo Fontaine crédité pour la durée du festival dans le programme imprimé. Avec toute la délicatesse que mérite le trio Suzanne, son violon alto (Maëlle Desbrosses), sa clarinette basse (Hélène Duret), sa guitare acoustique (Pierre Tereygeol) et des voix (toutes trois).

Illustration: Charlotte délaissée © X.Deher (Fictional Cover)

Déjà rendu compte de ce programme il y aura bientôt un an, à Nevers. Comment ne pas se répéter ou paraphraser les confrères et consœurs dont les écrits circulent abondants à leur propos. Il y a quelque chose de littéraire dans cette musique qui inspire la plume ou l’intimide lorsque l’on s’y réessaie de peur de courir les clichés qu’elle ne mérite pas. Pop, folk, polyphonies de la Renaissance, musique de chambre classique et “contemporaine”… tous trois circulent dans ces cultures avec aisance, sans effet de collage, parce qu’il ne s’agit plus d’emprunts mais d’une culture contemporaine, commune, cohérente, authentiquement métissée, avec ce goût du son et des matières qui le produisent évoqué plus haut. On part de Leonard Cohen auquel le nom du Trio rend hommage à Frank Zappa (le Frank du morceau final, Where Is Frank, compositeur de musique de chambre, voir l’album tardif “Yellow Shark”) ; et s’il y avait quelque chose à ajouter à mon compte rendu de Nevers sur le même programme, c’est la fluidité acquise depuis qui fait s’estomper la partition (en majorité de la plume du guitariste) derrière le geste improvisé, dans une conception du rapport écriture-improvisation où la césure s’efface, où l’une et l’autre s’envahissent l’une l’autre, où l’élément thématique se fond d’autant plus dans le récit musical qu’il n’est pas un prétexte et cadre mesuré bridant l’improvisation, faisant l’objet d’une exposé mélodique réexposé en conclusion ; au lieu de quoi, il sert de fluide à un développement continu qui emporte l’auditeur. Comme il emportera le public parisien, le 6 octobre, en ouverture du festival Jazz sur Seine, au 38 Riv’, avec Émile Parisien, l’invité de leur nouveau disque “Travel Blind” dont ils célébreront la sortie.

Illustration: Le Pierre Ardoue © X.Deher (Fictional Cover)

Ce rapport au son et à la proximité a toujours fait partie des préoccupations de Claude Tchamitchian, tant dans son métier de contrebassiste que dans celui de compositeur, de producteur (label Émouvance) ou de programmateur (ce festival Les Émouvantes désormais accueilli par le Conservatoire de Marseille). Plus une préoccupation pour le récit auquel il aime donner un sens et offrir à son public une clé d’entrée : pour ce nouveau programme “Poetic Power”, la vision offerte par la nature d’une « multitude d’éléments qui interagissent les uns avec les autres », éléments, espèces végétales ou animales, sa contrebasse assurant l’enracinement de cet arbre orchestral dont Éric Échampard (batterie) serait le tronc et Christophe Monniot la ramure.

Et il faut dire que, là-haut, ça bouge follement, les branches dansent et se tordent sous le souffle impatient du saxophoniste qui s’aide de différentes pédales parfois utilisées à contre-emploi pour exprimer ce qui l’agite. Dans sa hâte, il lui arrive de s’interrompre comme pour se repasser ce qu’il vient de jouer et décider comment il va poursuivre, ou de se tourner vers ses comparses comme pour les prendre à témoin de ses émois. Le tronc assuré par Échampard est parfois jeune et tendre, comme dans cette grande introduction toute en souplesse et décontraction, où il semble tester le son de ses peaux et cymbales et en éprouver la sensibilité, mais toujours avec ce sens de l’architecture rythmique et timbrale qui fait son art ; et tantôt il gagne en puissance et en fermeté, et c’est toute une culture rock qui ressurgit. Alors Tchamitchian fait monter des grooves puissants des racines de sa contrebasse, voire une colère qui inspire à Monniot des effets de pédales cauchemardesques lorsque Les Combats Inutiles rend un hommage désespéré aux Arméniens du Haut-Karabarkh. Mais la contrebasse sait aussi ramener l’orchestre à l’art de la complainte qui inspire à Monniot de prodigieux et lents épanchements où la batterie ne se fait plus que feuillage.

Ce soir 22 septembre, les Émouvantes continuent d’émouvoir avec le duo du violoniste Frédéric Aurier du percussionniste Sylvain Lemêtre, et le Transatlantic 4 de Sylvain Kassap (clarinettes) et Benjamin Duboc (contrebasse) invitant Steve Swell (trombone) et Chad Taylor (batterie). Franck Bergerot

En 1969, deux labels européens indépendants naissaient en Allemagne, sur des territoires esthétiques d’abord pas très éloignés qui tendront à diversifier leurs points de vue sur la carte du jazz post-sixties, le développement de leurs acronymes disant déjà quelque peu leurs différences : ECM (Edition of Contemporary Music) créé par Manfred Eicher et FMP (Free Music Production) créé par Jost Gebers. Le lecteur de Jazz Magazine connaît forcément quelque nom de l’immense catalogue ECM de quelque côté qu’on l’aborde. Il connaît aujourd’hui plus rarement celui de FMP. Un test, que ceux qui connaissent les noms suivants lèvent la main :  Manfred Schoof, Peter Brötzman, Alexander von Schlippenbach, Peter Kowald, Globe Unity Orchestra, Willem Breuker, Han Bennink, Fred Van Hove, Sven Åke-Svensson, Rudiger Carl, Ulrich Gumpert, Hans Reichel, Irene Schweizer… parmi lesquels on reconnaîtra aussi quelques Américains expatriés ou non (de Steve Lacy à Cecil Taylor ou Sam Rivers). Jost Gebers est mort le 15 septembre dernier. Jean Rochard qui fait, à sa façon, ce même métier de producteur phonographique, lui rend hommage sur son Glob. Franck Bergerot

Hier, 16 septembre, à La Halle Roublot de Fontenay-sous-Bois dans le cadre de Musiques au Comptoir, le violoncelle de Vincent Courtois et les anches de Robin Fincker et Daniel Erdmann nous ont tenu hors d’haleine.

Je trouve ce matin un mail envoyé tard dans la nuit par l’amie que j’ai entrainée hier soir à ce concert : « J’ai écouté d’autres de leurs CD, j’ai l’impression qu’ils n’ont jamais été aussi bons que ce soir ! » Charme particulier du concert, de la présence réelle, ou réalité ? Il y aurait-il des extrémités indépassables ?

Aléas de la circulation automobile, nous étions arrivés le concert commencé. Entrés dans le noir sur la pointe des pieds presque à tâtons, assis sur les premières chaises se présentant à nous sur le côté de la scène, et comme projetés dans la musique  qu’ils sont en train d’inventer tous trois – Vincent Courtois (violoncelle), Robin Fincker (clarinette et saxophone ténor), Daniel Erdmann (saxophone ténor). Ils marchent pas à pas l’un vers l’autre dans une approche indéfiniment recommencée, non qu’ils ne parviennent à se trouver, mais refusant le kitsch de la sainte communion qui serait l’achèvement de leur progression et exigerait quelque tombée de rideau, leur rapprochement constamment recommencé et régulièrement remis en cause, leur improvisation constamment au travail, les inventions individuelles constamment à l’écoute des autres dans une attention réciproque qui, les faisant constamment réinventer leurs cheminements, les font, sinon se fuir, du moins s’éviter.

Voici 12 ans qu’ils arpentent ainsi les scènes, d’abord sur des partitions noires sur blanc, des programmes d’improvisation précisément balisés, aux ouvertures de plus en plus larges au fur et à mesure qu’ils apprenaient à se connaître et à partager leurs habitudes, les possibilités qu’ils se donnaient et les impossibilités rencontrées constituant de nouveaux défis, de nouveaux paris. Il y a deux ans, je commentais ce même trio entendu à Lyon, sur le répertoire que leur avait inspiré le roman Martin Eden de Jack London, mon écoute et mon commentaire partiellement embarrassés par la référence à cette œuvre littéraire qui m’était inconnue, et cependant émerveillé par la souplesse de cette écriture chambriste dont les partitions semblaient non plus lues, ni même sues, mais rêvées ; l’an dernier à Marseille (au festival Émouvances où je serai de retour jeudi prochain), ayant lu entre temps Martin Eden et ainsi délivré de cet embarras, je redécouvrais la musique du trio elle-même déliée de son propos initial. Les partitions avaient-elles été déjà définitivement oubliées ?

Un an plus tard, on n’en trouve plus trace, sinon la connaissance réciproque qu’ils en ont gardée, l’acuité qu’ils ont l’un de l’autre, un sens de l’anticipation, et lorsque cette aptitude s’est laissée surprendre par quelque inattendu, la faculté de faire d’une fausse route la voie royale. C’est une question mélodique, harmonique, rythmique, mais aussi orchestrale, de son, de timbres, de densité, d’intensité, de nuance, de contraste… Courtois allant de l’archet au pizzicato avec une grâce de soliste classique passant d’étude en partita, de suite en sequenza, les deux saxophones contrastant leurs discours, Daniel Erdman dans l’estompe de la mémoire du saxophone velu de Lockjaw Davis à Archie Shepp, Robin Fincker plus dans le velours de la clarinette au ténor (on pense à Jimmy Giuffre), griffant cependant ici et là la trame orchestrale de sonorités slappées, percutées, soufflées, growlées. Il y a du minimalisme dans cette musique, mais sans le systématisme de la répétition, les ostinatos de l’un constamment remis en cause par les propositions des comparses, avec en outre quelque chose de chorégraphique tant dans leur présence sonore (idéale telle que discrètement sonorisée dans l’acoustique habillée de l’ancienne halle Roublot) que scénique tant leur musique est visuellement habitée.

Nous étions arrivés en retard, espérant n’avoir que manqué que le premier morceau. Il n’y avait qu’un morceau (plus un rappel d’apparence plus écrite). « Je pars d’un point et je vais le plus loin possible » disait John Coltrane. La musique du trio s’est ainsi déployée d’un point au plus éloigné qu’il leur soit possible d’atteindre en un seul grand mouvement continu, laissant son public ébahi, le public de la Halle Roublot, pas plus spécialisé que ça, simplement curieux, ayant pris l’habitude de se laisser surprendre par les programmations de Sophie Gastine pour Musiques au Comptoir *. Auraient-ils pu aller plus loin ? Pourront-ils jamais aller plus loin. Ont-ils atteint la fin de la musique ? La fin atteinte hier soir était-elle définitive ? S’insinue dans le message émerveillé de mon amie évoqué au début de cette chronique comme une pointe d’angoisse, dont je me rassure en écoutant avec un émoi renouvelé le disque du trio que Vincent Courtois a glissé dans ma poche hier soir, “Nothing Else”, enregistré en janvier 2022 à Budapest et publié cette année sur BMC (Budapest Music Center), deux suites de formats courts (de 2’39 à 7’11) destinées à être écoutées comme deux entités distinctes. Franck Bergerot

* Mardi 19 au même endroit, les doux dingues de No Mad dans leur programme “Des Oiseaux la nuit” ; Vendredi 22, le quartette de Christophe Monniot avec Sopia Domancich, Sarah Murcia et Denis Charolles.

https://peeweelabel.com/fr/videos/pause

« Les Jours rallongent », c’est nom du trio et/ou le titre de l’album dont la tromboniste Christiane Bopp, la pianiste Sophia Domancich et le batteur Denis Charolles célébraient la publication ce vendredi 15 septembre au studio Sextan.

Concert presque privé devant un public intime où l’on reconnaît notamment Anne Montaron pour l’émisssion de qui (L’Improviste sur France Musique) le trio joua pour la première fois, le 12 février 2018. Concert acoustique au plus près du son – une réalité qui se perd avec la généralisation de l’écoute au casque ou de l’assommoir des sonos –; concert filmé par Igor Juget pour Les Musiques à ouïr à fin de promotion, dans ce studio où Sextan, le label Pee Wee et l’école de vidéo EMCD propose périodiquement des mini-concerts dans la série « Pause ».

La chronique du CD « Les Jours rallongent » a fait l’objet d’une chronique sous ma plume dans notre numéro d’août et je suis frappé comme le charme opère de manière similaire, se dérobant à tout autre description que de pure métaphore. Rouvrant les pages d’août pour les comparer au premier jet de cette chronique, j’y retrouve les mêmes facilités métaphoriques, avec des impressions d’intimité et de plein air où alternent apaisement et menace mais où même la violence se fait discrète, entre les deux pièces initiale (Evening de Sophia Domancich) et finale (As Sleigh Bells de Christiane Bopp). Evening a ce côté doux amer du crépuscule lorsque nous y abandonne le coucher de soleil, avant que de ne s’impose la secrète sauvagerie de la nuit ici traquée par les harmonies infra-rouges de Sophia Domancich. À l’issue de cet abandon à la rêverie auquel nous sommes invités, As Sleigh Bells (qui n’est pas la pièce finale du disque) plante une sortet d’enclos secret de verdure sauvage où s’est perdue une âme signalant sa présence par une complainte éperdue mêlée au chant que fait la chaine de quelque puits éolien, tandis que sous les feuillages (sur les peaux et métaux de Denis Charolles) se devine une intense activité de vies minuscules qui soudain s’exacerbe comme si quelque drame venait de détruire la grande fourmilière. Franck Bergerot

À plus tard, c’était le titre de son premier disque à la tête de l’ONJ en 1992. Un titre qu’auront en tête les plus vieux d’entre ceux qui l’accompagneront en physique ou par la pensée, demain 27 juillet, au crématorium du cimetière Py de Sète à 13h30. Tout en se disant qu’il est parti trop tôt.

Né à Versailles le 24 mai 1958, le pianiste, chef d’orchestre et compositeur Denis Badault est décédé, sans prévenir, et la nouvelle de sa mort comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux a pris de court la plupart des médias officiels.

Dans les couloirs du Cim

Passé par l’étude du classique jusqu’au Conservatoire national supérieur de Paris, il fait irruption sur la scène du jazz en figurant au Palmarès du 3ème Concours National de Jazz de la Défense en 1979 (1er prix au quartette d’Éric Le Lann, 3ème prix à la prestation solo de Laurent Cugny). Une encore modeste 5ème place qui lui vaut un premier engagement parisien de quinze jours au Piano-Bar, club éphémère du 13e arrondissement. Souvenirs ! On fait plus ample connaissance au Cim d’Alain Guerrini, où, quoique non mentionné dans la légende, il apparaît en mai 1980 sur la photo de l’équipe pédagogique en double page du Jazzophone. En septembre, l’envoyé de Jazz Hot, le remarque au stage de big band de l’Afdas alors que Jean-Claude Naude, l’un des quatre arrangeurs invités, lui confie la direction de l’orchestre. La voici, sa vocation ! D’emblée, un optimiste, qui ne doute de rien, d’un lyrisme décomplexé, d’un humour débridé. Son enthousiasme déborde dans les couloirs de la première école de jazz en France. Comme pour mettre les points sur les i, son premier disque enregistré vers 1985 affiche en guise de titre « Et Voilà », en trio avec Yves Torchinsky à la contrebasse et François Verly à la batterie.

La Bande à Badault

La Bande à Badault, La Défense 1986

Mais surtout, depuis 1982, son big band participe au renouveau du jazz français qui, à la suite de Patrice Caratini et Martial Solal, donne un nouvel élan à l’art du grand format orchestral en jazz. Dans l’ordre d’entrée en scène : Laurent Cugny, Antoine Hervé… et Denis Badault qui n’enregistre qu’en 1986 le premier et unique disque de La Bande à Badault, « En Vacances au soleil ». Et c’est vrai que cette bande paraît en vacances au soleil. Un bande ? Une génération ! Philippe Slominski, François Chassagnite (trompette), Jean-Louis Pommier (trombone), Michel Godard (tuba), Bobby Rangell (sax alto), Xavier Cobo (sax ténor), Dominique Pifarély (violon), Lionel Benhamou (guitare), Emmanuel Bex, Andy Emler (piano et claviers), Marc-Michel Le Bévillon (contrebasse), Umberto Pagnini (batterie) et Denis Badault tout à la direction de cette bombe d’enthousiasme. Parmi les originaux, un hommage (C’est la faute aux Brecker Brothers) et une reprise (Three Views of a Secret de Jaco Pastorius), reflets d’un époque où je vois encore Denis me vanter au bar du Cim les mérites du disque de Don Grolnick « Heart and Numbers ». Et j’allais oublier cet autre emprunt, Entre deux mots sous le titre duquel est revisité le sublime Silence de Charlie Haden, avec Dominique Pifarély en soliste.

L’ONJ à Jeanneau 

Alors que ce programme tarde à être enregistré (1987), la bataille fait rage autour de la création de l’Orchestre national de jazz (ONJ) en 1986 et la commission qui en adopte le principe. L’argument en sa défaveur : alors que les grands orchestres souffrent de leurs coûts de fonctionnement et du manque de soutien financier, toutes les aides vont être absorbées par un seul orchestre, officiel, qui va vider ses concurrents en kidnappant les meilleurs pupitres et solistes de la scène française, s’accaparer les rares occasions de faire jouer un grand orchestre de jazz. Finalement, Denis Badault accepte de partager avec Andy Emler les claviers du premier ONJ dirigé par François Jeanneau, qui inscrit à son programme un morceau que Denis avait déjà enregistré en trio : Sur les marches de la piscine. Pour beaucoup d’observateurs, la pièce la plus séduisante de ce premier programme “national”.

Six ans et un disque plus tard – en quartette avec Simon Spang-Hanssen (saxes soprano et ténor), Yves Torchinsky (contrebasse) et François Laizeau (batterie) –, c’est au tour de Denis Badault de prendre la tête de l’ONJ : le mandat initialement d’un an s’est allongé de deux années et trois disques verront le jour.

L’ONJ à Badault

Le premier « À plus tard » laisse transparaître l’influence du Vienna Art Orchestra, au moins sur le plan de la distribution orchestrale qui confie un pupitre de trompette à une chanteuse : Élise Caron qui fait ainsi, en cet été 1992, son entrée dans la discographie du jazz. Autour d’elle, une section de cuivres totalement renouvelée : Claus Stötter et Claude Egea (trompette), Jean-Louis Pommier, Geoffroy de Masure (trombone) et le tubiste Didier Havet révélé au sein de l’ONJ 86. Spang-Hanssen est épaulé par Philippe Sellam (sax alto) et Rémi Biet (sax ténor). On retrouve Lionel Benhamou à la guitare aux côtés d’une section de cordes frottées, le violoniste turc Nedim Nalbantoglu fraîchement arrivé en France, le violoncelliste Laurent Hoevenaers et l’ancien bassiste du Vienna Art Orchestra, Heiri Känzig. Laizeau se partage les fonctions percussives de façon très complémentaires avec Xavier Desandre-Navarre révélé au sein du Big Band Lumière de Laurent Cugny.

Après ce premier jet et de menus remaniements, l’ONJ-Badault se penche en 1993 sur une exercice patrimonial avec le programme « Monk Mingus Ellington » et le mandat de Badault se termine par un “live” d’adieu (« Bouquet Final ») capté au Théâtre Dunois où la Bande à Badault avait enregistré huit ans plus tôt. En 2016, lorsque l’ONJ célébrera ses 30 ans à la Cité de la Musique, c’est une version d’À plus tard totalement rajeunie, débridée et dépoussiérée que Badault sortira du placard avec une Élise Caron au sommet de son art.

La vie après l’ONJ

L’ONJ, ça n’a qu’un temps et le retour à la vie ordinaire n’est pas chose aisée. On vous a beaucoup vu – en fait, pas tant que ça –, et l’on aurait tôt fait de finir aux oubliettes. C’est compter sans les ressources d’énergie et d’enthousiasme de Badault. Et si les médias et les affiches se sont fait discrets à son égard, il n’a pas baissé les bras. Certes, entre « Ekwata » en duo avec Simon Spang-Hanssen (1994) et « Trio Bado » avec Olivier Sens (contrebasse) et François Merville (batterie) (1991, live au Duc des Lombards), six ans se sont écoulés, et quasiment une décennie avant « H3B » en trio avec Tom Arthus (trompette), Régis Huby (violon) et Sébastien Boisseau (contrebasse). Mais ce dernier trio réitère trois ans plus tard, Badault offrant au même moment son piano au poète-rocker Éric Lareine qui produira « L’Évidence des contrastes » (2014) et « Méloditions » (2020). Mais ce n’est là que la partie immergée d’un iceberg d’hyperactivité qui passe par des formations restées sans disque (BarOrtiColl avec Guillaume Orti et Médéric Collignon) ou le trio l’associant aux deux claviers de la Bande à Badault, Emmanuel Bex et Andy Emler. Il répond à des commandes d’œuvres pour grandes formations de tous horizons et de tous âges : La Reine de neiges dès 1996, conçu avec le guitariste Malo Vallois, pour chœur d’enfants, ensemble de saxophones et ensemble d’improvisateurs), les Percussions-claviers de Lyon, les Orchestrades de Brives, Badoxymore pour l’Orchestre national de Montpellier.

Une vocation

Installé dans le Sud de la France, Badault s’investit au four et au moulin dans la transmission de cet art qui s’était épanoui pour lui dans le contexte du Cim. En 2021-2022, il prend la direction de l’Orchestre national des jeunes décentralisé en Occitanie, avec des résidences au CRR de Montpellier, à la Casa musicale de Perpignan, à l’Université de Toulouse, à l’Astrada de Marciac, et même à Paris au CRR et au Studio de l’Ermitage. Il y a quelques mois, il participait même comme intervenant à l’Académie de composition jazz organisée par l’ONJ et Real Time Music à la Dynamo de Banlieues bleues.

Il était décidément trop tôt cher Denis… 

Franck Bergerot

Hier 11 juin, le violoniste Dominique Pifarély, de retour d’une rude épreuve, présentait la deuxième édition des Rencontres musicales de Saint-Léger-la-Pallu, vitrine de son association Archipels, qui comme son nom l’indique n’est pas un territoire monolithique et fermé sur lui-même.

Belle manière de présenter l’esprit de ces “archipels” que de le faire au 19 Paul Fort, au 19 de la rue du même nom, maison d’Hélène Aziza qui y expose arts plastiques et musicaux sur plusieurs niveaux. Belle manière que de le faire en faisant surgir un premier archipel sonore parmi la foule qui patiente au rez-de-chaussée, en la personne de Valentin Ceccaldi dont le violoncelle se glisse discrètement parmi la multitude des conversations en cours avant d’imposer progressivement le silence autour de ses seules sonorités frottées puis pincées de toutes les manières qu’il faut pour rendre l’inouï musical une nouvelle fois et lui faire épouser plastiquement le bel espace où il s’élève au pied de la grande verrière d’un patio, périodiquement chahuté par le carillon annonçant de nouveaux arrivants en ce lieu privé où l’on en se présente que sur réservation. Jusqu’à ce qu’une volière de sonorités concurrentes aimante l’assistance vers un autre point de diffusion d’où l’on peine à identifier et démêler ce qui relève du souffle brisé de ce qui ressort de l’anche battante, tant la flûtiste Sylvaine Hélary et le saxophoniste Matthieu Metzger (ici au soprano, peut-être sopranino… je n’ai pas vérifié) s’y entendent pour tromper leur monde comme en un jeu de masques…

Et à peine les a-t-on démasqués, que d’autres sonorités de forge, de chaudronnerie et de cristallerie nous invitent à descendre l’escalier conduisant à la salle de concert où le pianiste Antonin Rayon sera bientôt rejoint par – outre Ceccaldi, Hélary et Metzger – Dominique Pifarély (violon), François Corneloup (sax baryton) et François Merville (batterie), l’effectif du projet Anabasis que nous avions découvert en septembre dernier aux Emouvantes à Marseille. Une écriture où l’on peut encore filer la métaphore de l’archipel, tant sa polyphonie paraît se répartir par îlots, îlots instrumentaux, îlots fonctionnels, îlots de personnalités, dont l’une disparaît discrètement par l’escalier dérobé en fond de scène…

C’est François Corneloup qui interrompt le concert en nous appelant au loin à regagner le rez-de-chaussée pour le verre de l’amitié après que Dominique Pifarély ait donné un dernier solo dans la cuisine où l’on se presse à l’annonce des deuxièmes Rencontres musicales d’Archipels au Prieuré de Saint-Léger-la-Pallu, à Jaunay-Marigny, au nord de Poitiers. Lieux dans le lieu, comme ce soir chez Hélène Aziza, où l’on se déplacera d’un archipel esthétique à l’autre (voir ci-dessous). Célébration d’un événement à venir, donc, mais aussi, plus discrètement, en toute absence de pathos, célébration d’une renaissance pour Dominique Pifarély qui, l’hiver dernier à été sauvé in extremis d’une brutale rupture d’aorte par une très lourde opération. Franck Bergerot (photo © Eric Legret)

Rencontres Musicales d’Archipels : Du 17 au 20 au Juillet au Prieuré de Saint-Léger-la-Pallu, Jaunay-Marigny (86).

Du 17 au 19, stages et ateliers : travail d’ensemble par Louis Sclavis, l’improvisation en solo par Dominique Pifarély, atelier d’écriture par François Bon

Le 19 : à 18h concert des stagiaires, à 19h concerts- performances (Juliette Kapla & Julia Robin, François Bon & Dominique Pifarély), à 22h Love of Life (Daniel Erdman / Robin Fincker / Vincent Courtois)

Le 20 : à 12h rencontre des Allumés du jazz, à 15h La Soustraction des fleurs (Jean-François Vrod / Frédéric Aurier / Sylvain Lemêtre), à 16 Connie & Blyde (Caroline Sentis & Bruno Ducret), à 16h visite du Prieuré, à 18H Suite Anabasis par le Dominique Pifarély Septet (Sylvaine Hélary / Matthieu Metzger / François Corneloup / Bruno Ducret / Antonin Rayon / François Merville), 20h30 Louis Sclavis Quartet (Benjamin Moussay / Frédéric Chiffoleau / Christophe Lavergne), à 22h LBK Labulkrack

Hier, 21 décembre, au Théâtre National de Bretagne, l’Orchestre symphonique de Bretagne, qui s’était vu consacrer la veille artiste de l’année par Les Victoires de Bretagne, accueillait la chanteuse Rhiannon Giddens dans un programme où l’on ne cessa de passer des campagnes noires et blanches des Etats-Unis à la tradition symphonique telle que s’y inscrivirent les compositeurs noirs William Grant Still et James Reese Europe. (suite…)

“Mossy Ways” (chemins moussus) : tel est le titre de l’album dont Eric Le Lann célébrait hier la parution au Sunset, et qu’il célébrera encore ce soir 9 décembre au même endroit. Franck Bergerot a voulu confronter son écoute en public avec la chronique qu’il en fait dans le numéro de Jazz Magazine actuellement en kiosque. (suite…)