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Publié le 25 Fév 2025

D’Angelo & Roy Hagrove, les enfants Voodoo

En complément de notre grand story consacrée à Roy Hargrove dans le dernier numéro de Jazz Magazine, retour sur les liens entre le grand soulman et le trompettiste à travers les “making of” d’albums cultes comme “Voodoo” ou “Hard Groove”.
Par Fred Goaty

Big Sur, Californie, octobre 1999. Comme Charlie Parker et Clifford Brown avant lui, Roy Hargrove enregistre with strings. Quel jazzman n’a pas un jour ou l’autre rêvé d’interpréter ses mélodies préférées accompagné par un orchestre à cordes ? Au Red Bar Studio, le trompettiste texan est entouré de son quintette et du Monterey Jazz Festival Orchestra. Le fruit de cette semaine de travail, “Moment To Moment”, sortit quelques mois plus tard, en mai 2000. Il ne combla pas totalement les attentes de ceux qui espéraient plus ou moins secrètement que la musique du natif de Waco se fasse l’écho encore plus affirmé du présent du jazz – et donc de son futur. Qui plus est à l’aube du XXIe siècle.

Car on attendait beaucoup d’un des plus grands, si ce n’est du plus grand trompettiste – et bugliste – de sa génération, jeune gardien de la flamme qui avait pris le soin de multiplier les formations et les concepts depuis ses débuts. En 1994, dans “With The Tenors Of Our Time”, il s’était mesuré à Joe Henderson, Johnny Griffin, Branford Marsalis et Joshua Redman. Un an plus tard, dans “Parker’s Mood”, il rendait hommage à Charlie Parker avec Stephen Scott au piano et Christian McBride à la contrebasse, formule osée s’il en est. Sonny Rollins lui-même l’avait adoubé dès 1991 en l’invitant à participer à “Here’s To The People”. Roy Hargrove restait cependant très attaché au jazz acoustique et à ses pairs, ceux de sa génération comme ses aînés. Comme en témoignait son premier album pour le prestigieux label Verve, “Family”, marqué par la présence de Wynton Marsalis (qui fut quasiment son parrain à ses débuts), David “Fathead” Newman, Walter Booker et Jimmy Cobb. Mais peu de temps après la sortie de “Moment To Moment” commença de se propager la rumeur d’un projet censé refléter toutes les facettes de sa culture musicale, bien plus large qu’on ne l’imaginait et que ce taiseux n’évoquait que trop rarement dans ses interviews. Les mots “funk”, “hip-hop” et “électrique” y étaient souvent associés. Les noms qui fuitaient laissaient rêveur : Steve Coleman, Meshell Ndegeocello, Q-Tip (du groupe hip-hop A Tribe Called Quest), Jacques Schwarz-Bart, Cornell Dupree (sideman légendaire d’Aretha Franklin), Erykah Badu… Et un certain D’Angelo.

LE STUDIO DES LÉGENDES
Manhattan, New York, 23 juillet 1970, Electric Lady Studio. Jimi Hendrix savoure le bonheur de travailler dans le studio bâti pour son usage personnel (car rien ne doit entraver son incroyable créativité). Ce jour-là, le Voodoo Child de Seattle s’attarde sur l’émouvante balladeAngel. Sept prises sont enregistrées. Le

19 octobre, Mitch Mitchell ajoute divers overdubs de batterie. Entre temps, son

flamboyant leader a hélas été retrouvé mort au Samarkad Hotel de Londres… L’Electric Lady Studio ne ferma pas ses portes pour autant, et tout au long des années 1970 les grands noms vont s’y succéder. Le flûtiste Jeremy Steig y enregistre “Energy” avec Jan Hammer, qui revient deux ans plus tard dans le fameux Studio A aux côtés du batteur Billy Cobham, pour les séances de “Spectrum”, avec Tommy Bolin à la guitare. (Billy Cobham a aussi gravé “Crosswinds”, “Total Eclipse”, “Life & Times” à l’Electric Lady Studio, entouré

de John Abercrombie, George Duke, Randy et Michael Brecker, Glenn Ferris, Doug Rauch ou encore John Scofield…) Le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin y élabore “Visions Of The Emerald Beyond” avec Jean-Luc Ponty et Narada Michael Walden, tandis que Stanley Clarke y travaille deux fois : avec Jeff Beck, John McLaughlin, Chick Corea et Steve Gadd pour “Journey To Love”, et pour “Schooldays”, avec Billy Cobham et David Sancious.

Les stars du rock et de la soul y défilent aussi : Eric Clapton, les Rolling Stones, Frank Zappa ou David Bowie, sans oublier Chic et Stevie Wonder, qui s’enfermera de longues semaines au 52 West 8th Street pour immortaliser trois de ses plus grands chefs-d’œuvre : “Music Of My Mind” et “Talking Book” en 1972 et “Fullfillingness First Finale” en 1974.

LENDEMAINS QUI CHANTENT
C’est après une longue période d’inactivité du studio bâti par Jimi Hendrix que D’Angelo et l’ingénieur du son/producteur Russell Elevado décident de s’y installer pour imaginer ce qui allait devenir l’un des albums-clés du début du XXIe siècle, “Voodoo” – Elevado se souvient encore avoir « soufflé sur la poussière qui recouvrait les Fender Rhodes » la première fois que D’Angelo et lui sont entrés dans l’antre du Génial Gaucher. Au moment où il se met à travailler jour et nuit sur “Voodoo”, D’Angelo est déjà un artiste confirmé qui ne demande qu’à prendre une dimension encore plus grande. Dès 1994, son nom avait commencé de faire le buzz grâce à U Will Know, chanson gospellisante coécrite avec son frère Luther Archer, et où se succédaient quelques voix en vogue du R&B : R. Kelly, Al B Sure, Stokley Williams, Raphael Saadiq ou Boyz II Men. (À la guitare, le discret Lenny Kravitz…) Un an plus tard, D’Angelo frappa très fort avec son premier album, “Brown Sugar”. Comme deux de ses héros, Stevie Wonder et Prince, il y jouait lui-même de tous les instruments. Dès lors, le vocable “nu soul” n’allait pas tarder à être sur toutes les lèvres. Les sorties successives d’“Urban Hang Suite” de Maxwell en 1996 et de “Baduizm” d’Erykah Badu en 1997 ne faisant qu’amplifier le phénomène. La nu soul était à la fois nu (new, nouvelle) et rétro, puisqu’aux grooves souvent hérités du hip-hop se mêlaient des sonorités vintage très “années 1970”, dont celle du piano électrique Fender Rhodes, qui commençait de revenir en grâce – le petit monde du jazz allait également accueillir à bras (r)ouverts cet instrument négligé pendant plus d’une décennie…

Ce qui faisait le cachet de “Brown Sugar”, c’était aussi la voix de D’Angelo, à travers laquelle résonnait celles des Marvin Gaye, Al Green et autres Curtis Mayfield. Phrasé sophistiqué, falsetto cristallin, travail impressionnant sur les chœurs démultipliés : nul n’en doutait, ce jeune homme de 21 ans était promis à un bel avenir. Les jazzfans tendirent l’oreille, agréablement surpris d’entendre jouer Mark Whitfield, Larry Grenadier et Gene Lake sur le subtil Smooth (« Au piano, dixit Larry Grenadier, D’Angelo joue un truc minimaliste à la Count Basie, et c’est parfait »), ainsique Will Lee sur le churchy (et magnifique) Higher.D’Angelo attendit plus que de raison avant dedonner un successeur à “Brown Sugar” : cinq anss’écoulèrent avant que l’on ne découvre les sortilèges de“Voodoo”. Entre temps, il avait enregistré en duo avecB.B. King (Ain’t Nobody Home dans “Deuces Wild”),Erykah Badu, le groupe hip-hop Slum Village etle rappeur du Wu-Tang Clan, Method Man (Break Ups 2 Make Ups dans “Tical 2000 : Judgement Day”). On l’avaitaussi vu dans Night Music, le show télé musical de DavidSanborn, chanter Use Me de Bill Withers assis derrièreun Fender Rhodes, en costume noir, fines lunettesovales, accompagné par Sanborn à l’alto, Eric Claptonà la guitare, Ricky Peterson aux claviers, Marcus Millerà la basse, Gene Lake à la batterie et Don Alias et SteveGadd aux percussions. Excusez du peu. Apparition divineprometteuse de lendemains qui chantent.Peu après, D’Angelo publia deux maxi 45-tours. Devil’s Pie en 1998, coproduit avec l’un des plus grands beatmakers de l’histoire du hip-hop, DJ Premier, et Left & Right en 1999, avec les rimeurs Method Man et Redman et l’aide, aux “percussions vocales”, de Q-Tip, tête pensante de A Tribe Called Quest, le groupe hip-hop préféré de D’Angelo et l’un des plus influents des années 1990. Deux titres très marqués par le flow et les techniques d’enregistrement du rap, où

ses qualités de multi-instrumentiste et d’arrangeur étaient à nouveau mises en valeur.
Mais le meilleur était à venir… Car sans remettre en cause leurs (grandes) qualités, Devil’s Pie et Left & Right ne reflétaient pas totalement la déferlante créative de “Voodoo”. « D’Angelo et moi pensions tout le temps à ce qui allait devenir “Voodoo”, se souvient Russell Elevado. On écoutait beaucoup de disques ensemble. “Music Of My Mind” et “Talking Book” de Stevie Wonder étaient dans sa collection, et je lui fis remarquer qu’ils avaient été enregistrés à l’Electric Lady Studio. C’est à cette époque, aussi, qu’il commença à écouter sérieusement Jimi Hendrix. Je lui ai dit qu’on devrait aller jeter un œil à l’Electric Lady Studio – je ne savais même pas s’il était encore opérationnel… Dès que nous y sommes entrés, nous avons senti des vibrations positives. Je peux dire sans hésitation que nous avons contribué à la renaissance du studio. »


VIENS FAIRE UNE JAM
Russell Elevado a souvent raconté que les séances d’enregistrements qui finirent par accoucher de “Voodoo” commencèrent dès 1996. D’Angelo et sa bande squattèrent donc trois ans l’Electric Lady Studio avant que ne sorte enfin l’album ! Certes pas sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais suffisamment longtemps, en tout cas, pour que ce lieu chargé d’Histoire se remette à vibrer comme au bon vieux temps. « Le Studio C devint le laboratoire de “D’” » (Ahmir “Questlove” Thompson). « J’avais un sac de couchage, car je ne voulais pas partir, je voulais vivre là », dixit le chanteur Bilal, dont les meilleures chansons de son premier album “1st Born Second” (Sometimes, Slyde…) ont été enregistrées sur place. D’après Russell Elevado, témoin et acteur privilégié de cette grande période créative, c’est non seulement à cette époque que D’Angelo découvrit vraiment la musique de Jimi Hendrix, mais qu’il mesura l’influence qu’elle avait eue sur celle de Prince, de Funkadelic, et même de Stevie Wonder. Régulièrement, Ahmir Thompson et D’Angelo allaient dépenser des sommes folles dans les magasins de disques new-yorkais. Quand ils revenaient au studio, les séances d’écoute s’étiraient en jam sessions jusqu’à plus d’heure. « J’aimerais tant que toutes ces jams sortent un jour, on pourrait en faire un disque incroyable. Mais personne ne sait ce que sont devenues les bandes… » (Russell Elevado).

Au début des années 2000, lors d’un blindfold test, Ahmir Thompson nous avait confié qu’une reprise de la sublime chanson de Tony Williams, There Comes A Time, avait été enregistrée à l’Electric Lady Studio, mais que lui non plus ne savait pas ce que la bande était devenue… (Regrets éternels.) La collection de cassettes vidéo VHS plus ou moins légales d’Ahmir Thompson fut aussi une grande source d’inspiration : les magnétoscopes chauffaient et les concerts de Prince, Michael Jackson, Al Green, Stevie Wonder et Marvin Gaye tournaient en boucle sur les écrans du studio. Ainsi, D’Angelo et sa bande transformèrent l’antre de Jimi Hendrix en home studio, ou plus précisément, à en croire Ahmir Thomson, en « vaisseau spatial dans le vaisseau spatial ». Et même si beaucoup de musiciens sont allés et venus pendant ces séances d’enregistrement au long cours, “Voodoo” a principalement été conçu autour d’un noyau dur constitué de D’Angelo (toujours prêt à poser ses mains sur un piano, empoigner une guitare ou une basse ou s’asseoir derrière une batterie si besoin était), Charlie Hunter à la guitare, James Poyser aux claviers, Pino Palladino à la basse et Ahmir Thompson à la batterie. Sans oublier le vieux copain trompettiste d’Erykah Badu : Roy Hargrove.

FACTEUR GROOVE

Avance rapide. New York, Electric Lady Studio, 2002. Entre janvier et septembre, au gré de plusieurs séances d’enregistrement entrecoupées par les gigs en club et les tournées dans les festivals d’été, Roy Hargrove remet sur orbite « le vaisseau spatial dans le vaisseau spatial » piloté par D’Angelo entre 1996 et 1999. Cette fois, c’est lui qui est aux commandes, pour ce qui deviendra le premier album de RH Factor, “HardGroove”, qui mettra plus d’un an à sortir. Histoire de déployer le plus largement possible son éventail créatif, le trompettiste a convié un impressionnant aréopage de musiciens. Selon les quatorze titres qui figureront in fine sur l’album – comme pour “Voodoo”, on imagine que les jam sessions mériteraient d’être publiées… –, on retrouve les saxophonistes Steve Coleman et Jacques Schwarz-Bart, le guitariste Cornell Dupree, les claviéristes et organistes James Poyser, Bobby Sparks, Marc Cary et Bernard Wright (musicien prodige du Queens aujourd’hui disparu, vieil ami de Marcus Miller), les bassistes Meshell Ndegeocello, Reggie Washington et Pino Palladino et les batteurs Gene Lake, Jason “JT” Thomas et Willie Jones III, liste non-exhaustive à laquelle il faut ajouter les vocalistes Stephanie McKay (dans Forget Regret, composé par Jacques Schwarz-Bart), Shelby Johnson (future choriste de Prince, toute en délicatesse sur How I Know), Renee Neufville (dans le formidable Juicy), Common (dans Common Free Style), Anthony Hamilton (dans Kwah/Home), D’Angelo, venu chanter une reprise d’I’ll Stay de Funkadelic, Q-Tip et Erykah Badu, tous deux en état de grâce sur le très sensuel et mi-chanté mirappé Poetry. Un casting qui en dit long sur la variété des influence(ur)s à l’œuvre dans “HardGroove”.

Encore et toujours à l’Electric Lady Studio, Roy Hargrove et D’Angelo sont à l’œuvre pour rendre hommage à Fela Kuti et faire une bonne action en contribuant au CD caritatif “Red Hot + Riot”, sur lequel on retrouve une myriade d’artistes venus de tous les horizons. Au programme, l’un des grands classiques du “génigérian” de Lagos, Water No Get Enemy. Tout en restant très proche de la version originale, Water No Get Enemy est superbement incarné par D’Angelo au Fender Rhodes et au chant, Roy Hargrove à la trompette, Macy Gray au chant, Nile Rodgers (de Chic) à la guitare et Femi Kuti (l’un des fils de Fela) au saxophone alto et au chant. Les membres des Soultronics, le groupe à l’œuvre lors du “Voodoo Tour” en 2000, sont là aussi : James Poyser aux claviers, Pino Palladino à la basse, Ahmir Thompson à la batterie. Et pour faire bonne figure, ceux du groupe de Femi Kuti, The Positive Force, rejoignent tout ce beau monde, Oluwaseyi Clegg en tête, au saxophone baryton. Lors de la même séance, le rappeur Common mettra en boîte Time Travelin’ (A Tribute To Fela), preuve de la bouillonnante interactivité qui régnait à l’Electric Lady Studio. En revanche, c’est à l’Avatar Studio, mais toujours à New York, qu’un autre classique de Fela est enregistré pour le projet “Red Hot + Riot”, Zombie, avec un casting pas moins excitant : Nile Rodgers encore, mais aussi le guitariste avant-gardiste Arto Lindsay, le claviériste des Beastie Boys, Money Mark, et Roy Hargrove, qui grave une superbe improvisation à la trompette.


HARD GROOVE
Mais revenons à “HardGroove”. Dix-sept ans après, cet album n’a non seulement rien perdu de son attrait, mais sa richesse musicale et son côté kaléidoscopique sont bien plus faciles à appréhender que lors de sa sortie. En leur temps, ces instrumentaux, ces chansons, et tout ce qui oscillait entre ces deux formes faisaient tourner la tête. Roy Hargrove avait choisi de nous délivrer cette généreuse – et faussement hétéroclite – somme de travail effectuée à l’Electric Lady Studio à une époque où la “culture album” primait encore. Ceci explique sans doute cela… Si l’on veut bien, aujourd’hui, prendre le temps qu’il faut pour explorer toutes les directions in music(s) pointées par Roy Hargrove, on (re)découvrira à travers ces quatorze morceaux un émouvant autoportrait, brassant sous le signe du groove toutes ses amours musicales. Tout en syncopes vertigineuses, Out Of Town mettait en vedette le très funky Reggie Washington à la basse et l’exigeant saxophoniste alto Steve Coleman. Tout un album comme ça, dans l’esprit des Five Elements de l’altiste ? Pas question ! Car Roy Hargrove tenait à ce que “HardGroove” reflète aussi son côté plus romantique, et pas seulement à travers le chant : dans Liquid Streets, c’est l’esprit des Blackbyrds (l’un des premiers émois radiophoniques de Roy Hargrove fut Walking In Rhythm, l’un des tubes de ce groupe), mais aussi celui des albums Blue Note seventies de Donald Byrd et de Bobbi Humphrey qui est convoqué. Cette époque et cette esthétique là comptent aussi beaucoup pour le trompettiste. Dans le formidable Juicy, Hargrove le bugliste est à l’œuvre, qui maquille dans l’intro son instrument d’effets électroniques façon Eddie Harris, avec un côté “rieur”, sérieux/pas sérieux. Quant au sensuel et lent The Joint, illuminé par sa trompette au son clair et puissant, les synthés de Bernard Wright et le Fender Rhodes de Bobby Sparks, il aurait aussi bien pu figurer dans “Voodoo”, et ce n’est sans doute pas par hasard si son titre même renvoie à Spanish Joint, l’une des chansons auxquelles Roy Hargrove a contribué dans le magnum opus de D’Angelo…

Flashback. Fin janvier 2000. Tower Records de New York. D’Angelo est-il allé s’offrir son propre disque au défunt magasin de disques situé à l’angle de la 4e Rue et de Lafayette Street ? Nul ne le sait mais, en tout cas, “Voodoo” venait enfin de sortir. Son impact fut immédiat. Sur les amateurs de musique comme sur les musiciens. [À Jazz Magazine, le CD “promo” de “Voodoo” tournait en boucle depuis la fin du mois de décembre 1999, NDLR.] Pour preuve, les propos du fondateur, leader et bassiste de Snarky Puppy, Michael League, grand admirateur de D’Angelo, qui a bien voulu répondre à nos questions :

Vous aviez 15 ans quand “Voodoo” est sorti. Êtes-vous immédiatement tombé sous le charme de ce disque ?

Je suis tombé amoureux de cette musique, mais d’une façon étrange. Je l’ai aimée instantanément, mais je ne l’ai pas tout de suite comprise. C’était si frais, si différent du R&B surproduit, clinquant (et souvent ringard) des années 1990. J’avais le sentiment que mon jugement sur ce disque changerait au fur et à mesure que je l’écouterais, et c’est exactement ce qui est arrivé. Je l’ai découvert dans la voiture d’un de mes amis – j’allais jouer avec son groupe, dans une église, et à en juger comment lui et les autres membres de son groupe parlaient de “Voodoo”, j’ai vite compris que cet album allait causer une révolution dans la communauté musicale noire américaine.

Et vous, de prime abord, qu’avez-vous aimé le plus dans “Voodoo” ?

Je ne peux pas vraiment pointer ce que j’ai aimé le plus : en ce qui me concerne tout marchait à pleins tubes dans ce disque. Super songwriting, super paroles, super production (principalement minimaliste), super arrangements, super performances musicales, super musiciens, super enregistrement, super mixage, super mastering : on avait le sentiment d’avoir un pied dans le passé (la tradition) et un autre dans le futur. Ça semblait être une suite radicale à “Brown Sugar”, son album précédent, mais ceux qui l’avaient vraiment écouté savaient que D’Angelo avait en lui quelque chose de spécial en train de se développer.

Cette manière de jouer “en arrière du temps”, cette “attitude rythmique” si caratéristique de “Voodoo”, comment la définiriez-vous ?

J’ai appris de Charlie Hunter, qui a coécrit et qui joue sur trois chansons dans “Voodoo” [The Root, Spanish Joint et Greatdayndamornin’/Booty, NDLR], qu’une grande partie de ce jeu “en arrière du temps” a été affinée au moment de l’editing, dans la salle de contrôle, après l’enregistrement. Ça n’avait pas été enregistré de cette manière. Charlie m’avait dit que D’Angelo avait ce son en tête, mais que le groupe ne pouvait pas jouer exactement ce qu’il voulait. En blaguant à moitié, Charlie m’avait avoué : « Je suis d’Oakland, et si une chanson ne se termine pas plus vite qu’elle n’a commencé d’au moins 10 BPM, c’est qu’il y a un problème ! » Donc je pense que D’Angelo a probablement dû dire : « Faites du mieux que vous pouvez, et la technologie fera le reste. » Certaines personnes pourront être déçues en entendant ça, mais pour moi – et si ça c’est vraiment passé comme ça –, c’est encore plus impressionnant. Cela prouve qu’il avait un son en tête, et qu’il était si précis et si nouveau que même les meilleurs musiciens du monde ne pouvaient pas complètement le matérialiser. Quand le disque est sorti et qu’on l’a écouté en boucle des centaines de fois, il est vraiment entré dans la tête de TOUT LE MONDE. Il a défini la manière dont on a joué de la musique orientée groove depuis. Et de toute façon, ce n’était pas la première fois que la technologie influençait, infléchissait une performance humaine. Pensez aux origines de la drum & bass ou du hiphop… Tout cela est vraiment fascinant. Et je ne parle pas seulement de jouer en arrière du temps. Tout le monde peut jouer en arrière du temps. Mais très souvent, quand vous entendez des musiciens le faire, ça ne marche pas. C’est comme pour tout : vous devez le comprendre, le sentir pour le faire avec authenticité.

Son nom n’apparaît pas sur le disque, mais on a souvent dit que sans J Dilla, “Voodoo” n’aurait pas sonné de la même manière : mythe ou réalité ?

Je ne peux pas répondre vraiment, car je n’ai pas tous les éléments en main, mais mon instinct me dicte que l’héritage de J Dilla et son utilisation unique des samples pour créer des rythmes irréguliers (et indéniablement groovy) ont joué un rôle dans la conception de cet album.

Comment résumeriez-vous la contribution de votre confrère Pino Palladino à la basse ?

Je ne pourrai jamais dire autant de choses que je le souhaite sur Pino. C’est un de mes bassistes favoris de tous les temps. Et sur ce disque, il est si sobre, si mesuré, si cohérent… Et il groove à un tel point… Et son son est si rond ! C’est presque comme si les notes ne comptaient pas. Il joue comme il le sent.

Avez-vous déjà rencontré D’Angelo, et aimeriez-vous travailler avec lui ?

Je ne l’ai jamais rencontré, non, mais plusieurs membres de Snarky Puppy ont joué avec lui. Ce serait définitivement un honneur de travailler avec lui, mais pour être tout à fait honnête, je lui suis surtout reconnaissant qu’il existe et de sa contribution à la musique.

La passion de Michael League pour “Voodoo” et la musique de D’Angelo est largement partagée depuis vingt ans, et de nombreux musiciens de jazz, “mais pas que”, ont analysé le plus sérieusement du monde les grooves prodigués par D’Angelo et ses musiciens. Il y a quelques années, Pino Palladino confiait justement à Jason King que lors des séances d’enregistrement de “Voodoo”, « l’alchimie entre les musiciens fut immédiatement évidente », qu’il se sentait complètement « chez lui », qu’il « souriait », et que dès qu’il réécouta les bandes sur place, « tout sonnait encore mieux ». Confessions empreintes de diplomatieou perception tout simplement différente (parce quechaque être humain est unique) de celle de CharlieHunter ? Quoi qu’il en soit, Charlie Hunter confiait à sontour à Jason King que la raison principale pour laquelleles gens ont à ce point aimé “Voodoo”, c’était grâce à ladimension humaine : « Des êtres humains jouent de leurinstrument ensemble, et il y a une certaine magie qu’onne peut atteindre qu’en procédant ainsi. On peut aboutirà quelque chose d’intéressant en faisant de la musiqueprogrammée, mais ce n’est pas magique : c’est de lascience. »

Comme les grands disques Stax des années 1960, “Voodoo” est un disque multiculturel : des musiciens noirs et des musiciens blancs sont à l’œuvre, des Afro-Américains et des Gallois (non, Pino Palladino n’est pas italien !). Comme nombre de disques des années 2000, l’univers de “Voodoo” est très référencé. Send It On est basé sur un morceau de Kool & The Gang, Sea Of Tranquility, datant d’une époque où le groupe de Robert “Kool” Bell flirtait plus avec le jazz-funk et la soul music que le disco chic façon Ladie’s Night. La chanson qui ouvre l’album, la si lente et si étourdissante Playa, Playa, cite dans son refrain hypnotique Player’s Balling (Players Doin’ Their Own Thing) des Ohio Players. La ballade soul Untitled (How Does It Feel), coécrite avec Raphael Saadiq, est on ne peut plus “princière” – il suffit de l’enchaîner avec Do Me Baby ou Adore de Prince pour s’en rendre compte…

Sur scène, lors du “Voodoo World Tour” qui démarra quelques mois après la sortie du disque, cette lenteur ne résista guère à l’allant du live. Les tempi s’accélérèrent, pour toucher à une allégresse plus proche de celle d’un James Brown ou d’un Prince. Ce fascinant sens de la retenue ne pouvait-il vivre qu’au ralenti entre les quatre murs d’un studio, puis sur disque ? On peut le croire quand on écoute la reprise du dernier morceau de “Voodoo”, Africa, par l’éphémère Next Collective en 2013 : Logan Richardson (saxophone alto), Walter Smith III (saxophone ténor), Gerald Clayton (piano, Fender Rhodes), Ben Williams (contrebasse) et Jamire Williams (batterie) ne peuvent en aucun cas prendre une contredanse pour excès de vitesse, et c’est pourquoi leur reprise est très convaincante.

“Voodoo” a inspiré nombre de musicien.ne.s issus de la jazzosphère, mais pas seulement. Dès 2005, le chanteur – et remarquable guitariste – John Mayer a embauché Pino Palladino et le batteur Steve Jordan pour mettre de la soul et du groove dans sa pop. Avec “Try !”, enregistré live in concert, et avec son successeur studio, “Continuum”, il a remarquablement intégré les acquis du chef-d’œuvre de D’Angelo. Et à qui fit-il appel pour les arrangements de cuivres dans Waiting On The World To Change et I Don’t Trust Myself (With Loving You) ? À Roy Hargrove bien sûr.

Si Roy Hargrove ne joue de la trompette et du bugle que sur trois chansons dans “Voodoo”, sa contribution est essentielle. Ses arrangements concis, intenses et subtils font la différences dès les premières mesures de Playa, Playa. Ils s’imbriquent idéalement aux vocaux démultipliés de D’Angelo (sous influence Marvin Gaye). Dans Send It On, leur côté pointilliste ajoute une touche délicate ;

dans Spanish Joint, leur placement donne encore plus de swing. Pas de solo, donc, mais un travail sur les couleurs d’une intelligence rare, à la fois ancré dans la tradition et la modernité – à l’image de tout l’album…


FORCE & MESSIE NOIR
Un an après la sortie du premier album du RH Factor, Verve publia “Strenght”, un EP de six titres enregistrés à l’Electric Lady Studio, dont quatre provenaient sans doute des séances d’“HardGroove” (Rich Man’s Welfare, Bop Drop, Strenght et Listen Here, une reprise d’un classique d’Eddie Harris).

En 2006, tandis qu’on attendait toujours plus désespérement le successeur de “Voodoo” – qui n’arrivera que… huit ans plus tard ! – Roy Hargrove revient doublement aux devants de l’actualité phonograhique en publiant coup sur coup deux albums : le second opus du RH Factor, “Distractions”, et “Nothing Serious”, avec son quintette acoustique featuring Slide Hampton sur trois titres. Quelques distractions et rien de sérieux, donc, à en croire les titres – certes, chercher à les (sur)interpréter mène souvent à des fausses pistes, mais à bien regarder les pochettes des deux disques, on constate que le visage de Roy Hargrove est à chaque fois de profil, et qu’il porte le même chapeau. RH Factor, quintette acoustique, « Tout ça, c’est moi » semblait-il nous signifier. Un moi unique et indivisible.

“Distractions” a cette fois été enregistré sur la Côte Ouest, à Sausalito, en Californie, avec un groupe à géométrie variable mais assez stable. Ce qu’on gagne en homogénéité, on le perd un peu en diversité : les sounds of surprise se font plus rares. Le chant revient exclusivement à Renee Neufville, sauf dans Bullshit, instrumental “vocalisé” composé et produit par D’Angelo qui, s’il a le mérite de nous donner de ses nouvelles musicales, ne restera pas dans les annales. Quant à “Nothing Serious”, il ne nous apprit effectivement nothing de plus serious sur ce qu’on connaissait – et aimait – déjà de sa vision du jazz acoustique. Deux ans plus tard, “Earfood”, son ultime disque en quintette, fut nettement plus inspiré.

Le 25 décembre 2014, quinze ans après, ou presque, la sortie de “Voodoo”, D’Angelo fait enfin son comeback avec “Black Messiah”. L’album déconcerte, la façon dont il est mixé plus encore, mais les critiques sont globalement dithyrambiques. On salue le retour aux affaires d’un musicien visionnaire qu’on croyait perdu à jamais (la faute à ces problèmes qu’on dit “personnels” et qui défrayèrent la chronique pendant des lustres), et l’un des derniers, en tout cas, à avoir changé à lui seul le son de la musique populaire afro-américaine. On salue aussi aussi le courage de son geste artistique, car “Black Messiah”, album sombre, touffu, confus parfois, déstabilisant, voire dérangeant, est plus fascinant chaque fois qu’on le réécoute. Et hanté par un héritage musical qui ne va plus tout à fait de soi à une époque où la mémoire se perd. Les figures tutélaires de Sly & The Family Stone (“There’s A Riot Going On” vient immédiatement à l’esprit), George Clinton et des premiers Funkadelic (“Free Your Mind And Your Ass Will Follow”, “Maggot Brain”, “America Eats Its Young”…), et bien sûr Jimi Hendrix et Prince sont convoquées plus ou moins consciemment par D’Angelo. Hormis Pino Palladino et Ahmir Thompson, l’autre trait d’union entre “Voodoo” et “Black Messiah” n’est nul autre que Roy Hargrove, qui signe à nouveau tous les arrangements de cuivres. Quant aux concerts de la tournée qui suivit (ou précéda) la sortie de “Black Messiah”, ils en laissèrent plus d’un perplexe. Mais pas tous les soirs…

Rotterdam, North Sea Jazz Festival, 10 juillet 2015. Les musiciens de Marcus Miller m’enjoignent gaiement de les suivre backstage pour aller écouter le concert de D’Angelo And The Vanguard au Nile. Le bassiste au chapeau me cède son passe – son couvre-chef lui suffit pour entrer où il veut… –, me donnant ainsi le privilège de me faufiler dans les entrailles de la plus grande salle du festival. Dans le carré spécial, derrière la scène, la plupart des loges d’artistes sont fermées. Celle des musiciens de Marcus Miller est ouverte. Mino Cinelu nous fait signe d’entrer. Après avoir refait le monde, une certaine agitation alentour nous fait comprendre que le concert ne va pas tarder à commencer. En passant devant l’une des loges, une forte odeur d’herbe nous saisit les narines. La porte s’ouvre. D’Angelo apparaît. Quelques minutes plus tard, sur scène, la magie opère. Côté droit, tout le monde danse. Pino Palladino et Chris Dave font des miracles. D’Angelo revit. Mais le cœur de Roy Hargrove a hélas cessé de battre le 2 novembre 2018. Rien ne dure, et la vie sans doute jamais assez.

À écouter

D’Angelo : “Brown Sugar” (EMI) 1995.

Roy Hargrove With Strings : “Moment To Moment” (Verve) 2000.

D’Angelo : “Voodoo” (Virgin / Cheeba Sound) 2000.

Roy Hargrove Presents The RH Factor : “Hard Groove” (Verve) 2003.

The RH Factor : “Strenght (EP)” (Verve) 2004.

RH Factor : “Distractions” (Verve) 2006.

The Roy Hargrove Quintet : “Earfood” (Groovin’ High / EmArcy) 2008.

D’Angelo And The Vanguard : “Black Messiah” (RCA) 2014.


Note : Hormis l’interview de Michael League, réalisée par l’auteur,

les propos des musiciens proviennent des remarquables liner

notes de Jason King parue dans la réédition vinyle de “Voodoo”

(Light In The Attic Records, 2015), de The Soulquarians At Electric

Lady : A Oral History de Chris Williams (sur le site de Red Bull

Academy) et du n° 42 du magazine Wax Poetics.

Repères


Les destinées musicales de D’Angelo et de Roy Hargrove se sont

souvent croisées. Prenez date(s).

1969 Naissance de Roy Anthony Hargrove le 16 octobre à Waco (Texas).
1974 Naissance de Michael Eugene Archer, alias D’Angelo, le 11 février à

Richmond (Virginie).
1977 À 3 ans, D’Angelo joue déjà sur le piano familial.
1978 La famille de Roy Hargrove s’installe à Dallas (Texas). Le jeune trompettiste étudie à la Booker T. Washington High School For The Performing And Visual Arts où deux visiteurs le remarquent : Wynton Marsalis et l’ancien saxophoniste de Ray Charles, David “Fathead” Newman.
1988 Roy Hargrove passe un an au Berklee College Of Music de Boston (Massachusetts). Le 1er mai, première séance notable avec le saxophoniste alto Bobby Watson, pour Blue Note (“Horizon”).
1990 Sortie du premier album de Roy Hargrove, “Diamond In The Rough” (RCA Novus), avec notamment Antonio Hart au saxophone alto, Scott Colley à la contrebasse et Al Foster la batterie.
1991 D’Angelo gagne une compétition Amateur Night à l’Apollo de Harlem (New York). Sonny Rollins invite Roy Hargrove sur son album “Here’s To The People” (Milestone).
1993 Après une audition en forme de récital piano-voix de trois heures, D’Angelo signe son premier contrat pour EMI. Roy Hargrove joue dans “The Tao Of Mad Phat – Fringe Zones” de Steve Coleman And Five Elements.
1994 Premier succès de D’Angelo, U Will Know, coécrit et coproduit avec ses deux frères. Parmi les nombreux musciens invités à participer au premier album éponyme du projet jazz/hip-hop de Branford Marsalis, “Buckshot LeFonque” (Columbia), on remarque Roy Hargrove, qu’on retrouve aussi aux cotés de deux grandes chanteuses : Helen Merrill, dans “Brownie – Hommage To Clifford Brown” (Verve) et Abbey Lincoln (“A Turtle’s Dream”, Verve).
1995 Premier album de D’Angelo, “Brown Sugar”, qui se vend à plus de deux millions d’exemplaires aux Etats-Unis. Roy Hargrove joue sur “Young Lions &

Old Tigers” (Telarc) de Dave Brubeck : le premier morceau du disque s’intitule… Roy Hargrove !
2000 Sortie le 25 janvier du deuxième album studio de D’Angelo, “Voodoo”, d’emblée n° 1 au Billboard, le hit-parade américain officiel. Le “Voodoo Tour” démarre le 1er mars à Los Angeles (Roy Hargrove à la trompette, Jef Lee Johnson à la guitare). Le 12 juillet, concert mémorable au Grand Rex (Paris) avec Frank Lacy au trombone et Russell Gunn à la trompette.
2001 Roy Hargrove tourne avec Michael Brecker, Herbie Hancock, John Patitucci et Brian Blade. “Directions In Music – Live At Massey Hall – Celebrating Miles Davis & John Coltrane” (Verve) immortalise cette rencontre au sommet.

2005 D’Angelo séjourne au Crossroads Center, créé par Eric Clapton et spécialisé dans les addictions aux drogues dures et à l’alcool.

2006 Roy Hargrove enregistre avec le groupe Toto (The Reeferman, dans “Falling In Between”) et le chanteur John Mayer (Waiting On The World To Change et I Don’t Trust Myself (With Loving You) dans “Continuum”, Columbia).